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Full text of "Aline et Valcour; ou, Le roman philosophique; écrit à la Bastille, un an avant la Révolution de France"

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ALINE    ET    VALCOUR 


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ALTNE  ET  VALCOUK 


ou  LE 


ROMAN  PHILOSOPHIQUE 


Écrit  à  la  Bastille,  nn  an  ayant  la  Révolution  de  France. 


TOME   PREMIER 


BRUXELLES 

J  .-.T.   G-AY,    I.IBKAIR,E-liîr>ITKX7R 


1883 


8  -  iX.  S-'l 


Nam  veluti  pueris  absinthia  tetra  medente^, 
Cum  dare  conantur  priùs  oras  poctUa  circum 
Contingunt  mellis  dulci  flavoque  liquore. 
Ut  puerum  œtas  improvida  ludiflcetur 
Labrorura  tenus;  interea  perpotet  amarum 
Absinthiîe  laticem  deceptaque  non  capiatur, 
Sed  potius  tali  tacta  recreata  valeseat. 

Luc.  lib.  4. 


AVANT-PROPOS 


f »&7jî^ J"  E  roman  d'Aline  et  Valcour  est  un  des 


^/^\  P^us  curieux  du  trop  célèbre  marquis, 
l'ami  et  admirateur  de  Marat.  Il  a  été 
écrit  à  une  époque  d'ébranlement  général,  alors 
qu'une  noblesse  débauchée  et  amollie  laissait  tom- 
ber de  ses  mains  les  rênes  de  l'État,  qu'une  bour- 
geoisie intelligente  et  riche,  en  révolte  depuis  deux 
siècles,  s'imposait  au  pouvoir  en  déroute,  et  qu'au- 
dessous  de  tout  cela,  un  peuple,  abruti  par  un 
long  servage,  voué  au  mépris  des  classes  aristo- 
cratiques, n'aspirait  qu'à  une  terrible  vengeance. 

Cette  époque  d'effervescence  engendra  une 
littérature  à  son  image,  toute  remplie  de  crimes 
et  d'orgies.  Les  romans  du  marquis  de  Sade  sont 


VI  AVANT-PROPOS 


en  cela  le  reflet  du  temps  :  sa  Justine,  sa  Juliette 
et  sa  Philosophie  dans  le  boudoir  sont  les 
extrêmes  limites  de  cette  dégradation  littéraire 
et  les  personnages  d'Aline  et  Valcour  ont  les 
mêmes  goûts  cruels  et  dépravés.  L'auteur  se  met 
en  scène  sous  le  nom  de  Valcour  ;  il  y  retrace 
quelques  traits  de  sa  propre  histoire.  Toutefois 
ce  roman  est  supérieur  à  sa  Justine  et  à  sa  Phi- 
losophie, en  ce  qu'on  n'y  trouve  pas  ces  tableaux 
répugnants  qui  rendent  ces  derniers  ouvrages 
illisibles,  même  pour  les  gens  les  plus  rompus  à 
ce  genre  de  littérature. 

De  Sade  chargea  Girouard  de  l'impression  de 
son  roman,  en  1792.  Cet  imprimeur,  compromis 
dans  une  conspiration  royaliste,  fut  arrêté  ainsi 
que  de  Sade.  Girouard  fut  condamné  à  mort; 
quant  à  de  Sade,  il  échappa  grâce  à  des  protes- 
tations de  dévouement  à  la  cause  révolution- 
naire :  il  rejeta  la  qualification  de  noble,  se  disant 
petit-fils  d'un  valet  et  fils  d'un  parvenu  vaniteux 
ayant  acheté  un  titre  de  marquis,  que  lui,  son 
fils,  ne  voulait  point  porter.  Cette  thèse  était 
contraire  à  sa  supplique  sous  Louis  XVI,  alors 
qu'il  sollicitait  sa  grâce,  s'appuyant  sur  sa  haute 
et  antique  noblesse  et  sur  les  illustres  faits  de 
plusieurs  de  ses  aïeux. 

Après  la  mort  de  l'imprimeur  Girouard,  le 
roman    d'Aline     et    Valcour    continua    d'être 


AVANT-PROPOS  VII 


imprimé  secrètement  jusqu'au  jour  de  son  com- 
plet achèvement;  ce  fut  alors  qu'il  parut  avec  le 
nom  de  la  veuve  Girouard,  en  1793. 

La  Révolution  était,  en  ce  moment,  dans 
toute  sa  violence,  la  tête  du  roi  et  de  la  reine 
venaient  de  tomber  sous  le  couperet  de  la  guil- 
lotine, nul  n'était  sûr,  ni  de  sa  fortune,  ni  de  sa 
vie,  et,  dans  ces  circonstances,  le  roman  d'Aline 
et  Valcour  trouva  peu  d'acheteurs.  En  1795, 
Maradan  acquit  les  exemplaires  invendus,  il 
remplaça  les  titres  primitifs  par  de  nouveaux 
titres  et  il  changea  aussi  un  frontispice.  C'est 
ainsi  qu'il  existe  deux  éditions  de  ce  livre,  qui 
en  réalité  n'en  sont  qu'une.  Le  roman  ne  tarda 
pas,  dès  lors,  à  s'épuiser,  et  fut  frappé,  en  1815 
et  en  1835,  d'une  condamnation.  Il  est  certain 
que  sous  la  Révolution  ces  livres  de  débauches 
et  de  principes  révolutionnaires  pouvaient  faire 
craindre  le  réveil  de  passions  à  peine  éteintes  ; 
mais  ces  ouvrages,  peut-être  alors  dangereux, 
n'offrent  plus  aujourd'hui  qu'un  intérêt  biblio- 
graphique. 

Pigoreau  dans  sa  Petite  Bibliographie  Biogra- 
phie romancière,  dit  que  quelques  extraits  du 
roman  d'Aline  et  Valcoiir  ont  été  insérés  dans 
deux  autres  romans  publiés,  l'un  en  1798,  sous 
le  titre  de  Valmor  et  Lydis,  3  volumes  in-12, 
l'autre  en  1799,  Alzonde  et  Koradin,  2  volumes 


VIII  AVANT-PROPOS 


in-12;  mais  nous  n'avons  pas  eu  l'occasion  de 
rérifier  cette  allégation. 

En  résumé,  de  tous  les  ouvrages  de  de  Sade, 
Aline  et  Valconr  est  celui  qui  caractérise  le 
mieux  cet  auteur,  jugé  si  diversement,  et  à  ce 
titre  nous  avons  cru  faire  une  oeuvre  agréable 
aux  bibliophiles  en  le  reproduisant. 


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AVIS  DE  L'EDITEUR. 


'EST  avec  raison  que  Von  peut  regarder  la 
collection  de  ces  lettres  comme  un  des  élus 
■^  piquants  ouvrages  qui  ait  paru  depuis 
*  longtemps  ;  jamais,  on  petit  le  dire,  des 
contrastes  aussi  singitliers  ne  furent  tracés  par 
le  même  pinceau,  et  si  la  vertu  s'y  fait  adorer 
par  la  manière  intéressante  et  vraie  dont  elle  est 
présentée,  assurément  les  couleurs  effroyables 
dont  on  s'est  servi  pour  peindre  le  vice  ne  man- 
queront pas  de  le  faire  détester  ;  il  est  difficile  de 
le  mettre  en  scène  sous  tmeplus  effroyable  physio- 
nomie. 


AVIS    DE    L  EDITEUR 


De  r assemblage  de  tant  de  différents  carac- 
tères, sans  cesse  aux  prises  les  uns  avec  les 
autres,  devaient  résulter  des  aventures  inouïes  ; 
aussi  pouvons-nous  assurer  qu'aucune  anecdote 
réelle...  qu'aucun  mémoire,  qu'aucun  roman, 
n'en  contient  de  plus  singulières,  et  nulle  part, 
sans  doute,  on  ne  verra  l'intérêt  croître  et  se 
soutenir  avec  autant  d'adresse  et  de  chaleur. 
Ceux  qui  aiment  les  voyages  trouveront  à  se 
satisfaire,  et  l'on  peut  les  assurer  que  rien  n'est 
exact  comme  les  deux  différents  tours  du  monde, 
faits  en  sens  contraire  par  Sainville  et  par 
Léonore. 

Personne  n'est  encore  parvenu  au  royaume 
de  Butua,  situé  au  centre  de  l'Afrique  ;  notre 
auteur  seul  a  pénétré  dans  ces  climats  barbares  ; 
ici  ce  n'est  plus  un  roman,  ce  sont  les  notes  d'un 
voyageur  exact,  instruit,  et  qui  ne  raconte  que 
ce  qu'il  a  vu.  Si  par  des  fictions  plus  agréables  il 
veut  à  Tamoé  consoler  ses  lecteurs  des  cruelles 
vérités  qu'il  a  été  obligé  de  peindre  à  Butua, 
doit-071  lui  en  savoir  mauvais  gré  ?  Nous  ne 
voyons  qu'une  chose' de  malheureuse  à  cela,  c'est 
que  tout  se  qu'il  y  a  de  plus  affreux  soit  dans 


AVIS    DE    L  EDITEUR  XI 

la  nature,  et  que  ce  ne  soit  que  dans  le  pays 
des  chimères  que  se  trouve  seulement  le  juste  et 
le  bon. 

Quoiqu'il  en  soit,  le  contraste  de  ces  deux  gou- 
vernements plaira  sans  doute,  et  nous  sommes 
bien  parfaitement  convaincu  de  l'intérêt  qu'il 
doit  produire.  Nous  attendons  le  même  effet  de 
la  liaison  de  tous  les  personnages  établis  dans  ces 
lettres,  et  du  rapport  plein  d'art,  que  les  uns  ont 
avec  les  atitres;  malgré  leur  étonnante  dispro- 
portion. 

Leurs  principes  devaient  être  opposés  comme 
leur  physionomie,  et  si  l'on  s'est  permis  d'en 
établir  de  bien  forts,  cela  n'a  jamais  été  que 
pour  faire  voir  avec  quel  ascendant,  et  en  même 
temps  avec  quelle  facilité  le  langage  de  la  vertu 
pulvérise  toujours  les  sophismes  du  libertinage  et 
de  l'impiété.  L'idée  d'adoucir,  et  quelques  dis- 
coîirs  et  quelqites  mcances,  s'est  plus  d'tmefois 
présentée,  nous  en  convenons;  mais  l'aurions- 
nous  pu  sans  affaiblir  ?  Ah  !  quelque  prononcé 
que  soit  le  vice,  il  n'est  jamais  à  craindre  que 
pour  ses  sectateurs,  et  s'il  triomphe  il  n'en  fait 
que  plus  d'horreur  à  la  vertti  :  rien  n'est  dange- 


XII  AVIS    DE    L  EDITEUR 

reiix  comme  d'en  adoucir  les  teintes;  c'est  le 
faire  aimer  que  de  le  peindre  à  la  manière  de 
Crébillon,  et  inanqtcer  par  conséquent  le  but 
moral  que  tout  honnête  homme  doit  se  proposer 
en  écrivant. 

Ce  que  cet  ouvrage  a  de  singulier  encore,  c'est 
d'avoir  été  fait  à  la  Bastille.  La  manière  dont, 
écrasé  par  le  despotisme  ministériel,  notre  auteur 
prévoyait  la  Révolution,  est  fort  extraordinaire, 
et  doit  jeter  sur  son  ouvrage  une  nuance  d'intérêt 
bien  vive.  Avec  tant  de  droit  à  exciter  la  curio- 
sité du  pîcblic;  avec  un  style  pur,  toujours  fleuri, 
partout  original  ;  avec  la  réunion  dans  le  même 
ouvrage  de  trois  genres  :  comique,  sentimental 
et  erotique;  nous  sommes  bien  silrs  que  cette 
édition  va  nous  être  enlevée  sur-le-champ;  deman- 
dée de  toutes  parts,  parce  qu'on  connaît  la  plume 
de  l'auteur,  à  peiite  en  pourrons-nous  répandre 
à  Paris,  et  nous  sentons  déjà  le  regret  de  ne 
l'avoir  pas  multipliée  davantage.  Nous  exhor- 
tons ceux  qui  n'auront  pu  s'en  procurer  des 
exemplaires  à  prendre  un  peu  de  patience,  la 
seconde  édition  est  déjà  sous  nos  presses. 

Cependant   nous   aurons    des    critiques,    des 


AVIS    DE    L  EDITEUR  XIII 

contradicteurs  et  des  ennemis,  nous  nen  doutons 
pas  : 

C'est  un  danger  d'aimer  les  hommes,     / 
C'est  un  tort  do  les  (éclairer.  j 

Tant  pis  pour  ceux  qui  condamneront  cet  ouvrage, 
et  qui  ne  sentiront  pas  dans  quel  esprit  il  a  été 
fait  :  esclaves  des  préjît.gés  et  de  Vhabitude,  ils 
feront  voir  que  rien  n'agit  en  eux  que  V opinion, 
et  que  le  flambeau  de  la  philosophie  ne  luira 
jamais  à  leurs  yeux. 


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-ti^"^^^-^ 


ESSENTIEL    A   LIRE 


r  'AUTEUR  croit  devoir  prévenir  qu'ayant  cédé 
^  son  manuscrit  lorsqu'il  sortit  de  la  Bastille, 
il  a  été,  par  ce  moyen,  hors  d'état  de  le  retoucher  ; 
comment,  d'après  cet  inconvénient,  l'ouvrage  écrit 
depuis  sept  ans,  pourrait  il  être  »  A  L  ORDRE  DU 
JOUR  ?  " 

Il  prie  donc  ses  lecteurs  de  se  reporter  à,  l'époque 
où  il  a  été  composé,  et  ils  y  trouveront  alors  des 
choses  bien  extraordinaires  ;  il  les  invite  également 
à  ne  le  juger  qu'après  l'avoir  bien  exactement  lu 
d'un  bout  à,  l'autre  :  ce  n'est  ni  sur  la  physionomie 
de  tel  ou  tel  personnage,  ni  sur  tel  ou  tel  système 
isolé  qu'on  peut  asseoir  son  opinion  sur  un  livre 
de  ce  genre  ;  l'homme  impartial  et  juste  ne  pronon- 
cera jamais  que  sur  l'ensemble. 


ALINE  ET  VALCOUR 


LETTRE  PREMIERE. 


DETERVILLE  A  VALCOUR. 


Paris,  z  juin  1778. 


T?^;SSous  soupâmes  hier,  Eugénie  et  moi, 
Q-LkI'US  chez  ta  divinité,  mon  cher  Valcour... 
^^^fl^K^  Que  faisais-tu?..  Est-ce  jalousie?.. 
Est-ce  bouderie?..  Est-ce  crainte?..  Ton  absence 
fut  pour  nous  une  énigme,  qu'Aline  ne  put  ou 
ne  voulut  pas  nous  expliquer,  et  dont  nous 
eûmes  bien  de  la  peine  à  comprendre  le  mot. 
J'allais  demander  de  tes  nouvelles,  quand  deux 
grands  yeux  bleus  respirant  à  la  fois  l'amour  et 
I  1 


2  ALINE 

la  décence,  vinrent  se  fixer  sur  les  miens,  et 
m'avertir  de  feindre...  Je  me  tus;  peu  après  je 
m'approchai  ;  je  voulus  demander  raison  du 
mystère.  Un  soupir  et  un  signe  de  tête  furent 
les  seules  réponses  que  j'obtins.  Eugénie  ne  fut 
pas  plus  heureuse;  nous  ne  pressâmes  plus; 
mais  madame  de  Blamont  soupira,  et  je  l'en- 
tendis :  c'est  une  mère  délicieuse  que  cette 
femme,  mon  ami  ;  je  doute  qu'il  soit  possible 
d'avoir  plus  d'esprit,  une  âme  plus  sensible, 
autant  de  grâces  dans  les  manières,  autant 
d'aménité  dans  les  mœurs.  Il  est  bien  rare 
qu'avec  autant  de  connaissances,  on  soit  en 
même  temps  si  aimable.  J'ai  presque  toujours 
remarqué  que  les  femmes  instruites  ont  dans  le 
monde  une  certaine  rudesse,  une  sorte  d'apprêt 
qui  fait  acheter  cher  le  plaisir  de  leur  société. 
Il  semble  qu'elles  ne  veuillent  avoir  de  l'esprit 
que  dans  leur  cabinet,  ou  que  n'en  trouvant 
jamais  assez  dans  ceux  qui  les  entourent,  elles 
ne  daignent  pas  s'abaisser  jusqu'à  montrer 
celui  qu'elles  possèdent. 

Mais  combien  est  différente  de  ce  portrait 
l'adorable  mère  de  ton  Aline!  En  vérité,  je  ne 
m'étonnerais  pas  qu'une  telle  femme,  quoi- 
que âgée  de  trente-six  ans,  fît  encore  de  grandes 
passions. 

Pour  monsieur  de  Blamont,  pour  cet  indigne 


ET  VALCOUR  3 

époux  d'une  trop  digne  femme,  il  fut  tranchant, 
systématique,  et  bourru  comme  s'il  eût  siégé  sur 
les  fleurs  de  lis  ;  il  se  déchaîna  contre  la  tolérance, 
fit  l'apologie  de  la  torture,  nous  parla  avec  une 
sorte  de  jouissance  d'un  malheureux  que  ses 
confrères  et  lui  faisaient  rouer  le  lendemain  ; 
nous  assura  que  l'homme  était  méchant  par 
nature,  qu'il  n'était  rien  qu'on  ne  dût  faire  pour 
l'enchaîner  ;  que  la  crainte  était  le  plus  puissant 
ressort  des  monarchies,  et  qu'un  tribunal  chargé 
de  recevoir  des  délations,  était  un  chef-d'œuvre 
de  politique.  Ensuite  il  nous  entretint  d'une  terre 
qu'il  venait  d'acheter,  de  la  sublimité  de  ses 
droits,  et  surtout  du  projet  qu'il  a  d'y  rassembler 
une  ménagerie,  dont  je  te  réponds  bien  qu'il 
sera  la  plus  méchante  béte. 

Il  arriva,  quelques  minutes  avant  de  servir, 
une  autre  espèce  d'individu  court  et  carré, 
l'échiné  ornée  d'un  juste-au-corps  de  drap  olive, 
sur  lequel  régnait,  du  haut  en  bas,  une  broderie 
large  de  huit  pouces,  dont  le  dessin  me  parut 
être  celui  que  Clovis  avait  sur  son  manteau 
royal.  Ce  petit  homme  possédait  un  fort  grand 
pied  affublé  sur  de  hauts  talons,  au  moyen  des- 
quels s'appuyaient  deux  jambes  énormes.  En 
cherchant  à  rencontrer  sa  taille,  on  ne  trouvait 
qu'un  ventre  ;  désirait-on  une  idée  de  sa  tête  ? 
On   n'apercevait    qu'une  perruque  et   une  cra- 


4  ALINE 

vate,  du  milieu  desquelles  s'échappait,  de 
temps  à  autre,  un  fausset  discordant  qui  laissait 
à  soupçonner  si  le  gosier  dont  il  émanait,  était 
effectivement  celui  d'un  humain,  ou  d'une  vieille 
perruche.  Ce  ridicule  mortel  absolument  con- 
forme à  l'esquisse  que  j'en  trace,  se  fit  annoncer 
monsieur  d'Olbourg. 

Un  bouton  de  rose  qu'Aline,  au  même  instant, 
jetait  à  Eugénie,  vint  troubler  malheureuse- 
ment les  lois  de  l'équilibre  que  s'était  impo- 
sée le  personnage,  pour  en  déduire  sa  révérence 
d'entrée.  Il  heurta  le  bouton  de  rose,  et  défini- 
tivement nous  arriva  par  la  tête.  Ce  choc  inat- 
tendu, cet  ébranlement  subit  des  masses,  avait 
un  peu]  dérangé  ses  attraits  factices  :  la  cravate 
vola  d'un  côté,  la  perruque  de  l'autre  et  le 
malheureux  ainsi  répandu  et  dégarni,  excita  dans 
ma  folle  Eugénie  une  attaque  de  rire  à  tel  point 
spasmodique,  qu'on  fut  obligé  de  l'emporter 
dans  un  cabinet  voisin  où  je  crus  qu'elle  s'éva- 
nouirait... Aline  se  contint,  le  président  se 
fâcha;  monsieur  de  Blamont  se  mordait  les 
lèvres  pour  ne  pas  éclater,  et  se  confondait  en 
marques  d'intérêt...  Deux  laquais  ramassèrent 
le  petit  homme  qui,  semblable  à  une  tortue 
retournée,  ne  pouvait  plus  reprendre  l'élasticité 
nécessaire  à  se  rétablir  sur  son  plat.  On  le  rem- 
boîta dans  sa  perruque  ;  la  cravate  fut  artiste- 


ET  VALCOUR 


ment  renouée  ;  Eugénie  reparut,  et  l'annonce  du 
souper  vint  heureusement  tout  remettre  en  ordre, 
en  obligeant  chacun  à  ne  plus  s'occuper  que 
d'une  même  idée. 

Les  politesses  marquées  du  président  au  petit 
homme,  l'assurance  ultérieure  que  je  reçus 
qu'il  avait  cent  mille  écus  de  rente,  ce  que  j'au- 
rais parié  sur  sa  figure  ;  la  contrainte  d'Aline, 
l'air  souffrant  de  madame  de  Blamont,  les  efforts 
qu'elle  faisait  pour  dissiper  sa  chère  fille,  pour 
empêcher  qu'on  ne  s'aperçût  de  la  gêne  dans 
laquelle  elle  était  ;  tout  me  convainquit  que  ce 
malheureux  traitant  était  ton  rival,  et  rival  d'au- 
tant plus  à  craindre,  qu'il  me  parut  que  le  prési- 
dent en  était  engoué. 

O  mon  ami,  quel  assemblage  !..  Unir  à  un 
mortel  si  prodigieusement  ridicule,  une  jeune 
fille  de  dix-neuf  ans,  faite  comme  les  Grâces, 
fraîche  comme  Hébé,  et  plus  belle  que  Flore  ? 
A  la  stupidité  même  oser  sacrifier  l'esprit  le  plus 
tendre  et  le  plus  agréable  ;  adapter  à  un  volume 
épais  de  matière  l'âme  la  plus  déliée  et  la  plus 
sensible  ;  joindre  à  l'inactivité  la  plus  lourde,  un 
être  pétri  de  talents,  quel  attentat,  Valcour!.. 
Oh  !  non,  non...  ou  la  Providence  est  insensible, 
ou  elle  ne  le  permettra  jamais...  Eugénie  devint 
sombre  sitôt  qu'elle  soupçonna  le  forfait.  Folle, 
étourdie,  un  peu  méchante  même,  mais  prête  à 


ALINE   ET  VALCOUR 


donner  son  sang  à  l'amitié,  elle  passa  rapidement 
de  la  joie  à  la  plus  extrême  colère,  dès  que  je  lui 
eus  fait  part  de  mes  soupçons...  Elle  regarda 
son  amie,  et  des  larmes  coulèrent  sur  ses  joues 
roses  que  venait  d'épanouir  la  gaîté.  Elle  enga- 
gea sa  mère  à  se  retirer  de  bonne  heure;  elle 
n'y  pouvait  tenir,  et  si  ce  forfait  était  réel,  il  n'y 
avait  rien,  disait-elle  en  frappant  des  pieds, 
qu'elle  ne  fît  pour  l'empêcher.  Mais  Aline  s'obsti- 
nait au  silence...  madame  de  Blamont  ne  faisait 
que  soupirer  quand  je  l'interrogeais  ;  et  nous 
nous  retirâmes. 

Voilà,  mon  cher  Valcour,  l'état  dans  lequel 
j'ai  laissé  les  choses  ;  tu  dois  à  ma  sincère  amitié 
de  m'instruire  de  tout  ce  que  tu  peux  savoir  de 
plus;  attends  tout  de  la  mienne,  de  celle  d'Eu- 
génie, et  sois  convaincu  que  le  bonheur  qui 
s'apprête  pour  nous,  ne  peut  réellement  être  par- 
fait, tant  que  nous  supposerons  des  obstacles  à 
celui  d'Aline  et  au  tien. 


LETTRE  II. 


ALINE     A    VALCOUR, 


6  juin. 


©^^CTe  quelles  expressions  me  servir?  Com- 
^'x]^  rnent  adoucirai-je  le  coup  qu'il  faut  que 
^^^  je  vous  porte  ?  Mes  sens  se  troublent, 
ma  raison  m'abandonne,  je  n'existe  plus  que 
par  le  sentiment  de  ma  douleur...  Pourquoi  vous 
ai-je  vu  ?  pourquoi  ces  traits  charmants  ont-ils 
pénétré  dans  mon  âme  ?  Pourquoi  m'avez-vous 
entraînée  dans  l'abîme  avec  vous  ?  Hélas  !  que 
nos  instants  de  bonheur  ont  été  courts  !  Qui  sait, 
grand  Dieu  !  qui  sait  quelles  sont  les  bornes  de 
ceux  qui  doivent  les  suivre  ?  Mon  ami,  il  l'aut 
ne  nous  plus  voir...  Le  voilà  dit  ce  mot  cruel  ; 
j'ai  pu  le  tracer  sans  mourir  !..  Imitez  mon  cou- 
rage. Mon  père  a  parlé  en  maître,  il  veut  être 
obéi.  Un  parti  se  présente,  ce  parti  lui  convient. 


8"  ALINE 

cela  suffit  ;  ce  n'est  pas  mon  aveu  qu'il  demande, 
c'est  son  intérêt  qu'il  consulte,  et  le  sacrifice 
entier  de  tous  mes  sentiments  doit  être  fait  à  ses 
caprices.  N'accusez  point  ma  mère,  il  n'y  a  rien 
qu'elle  n'ait  dit,  rien  qu'elle  n'ait  fait,  rien 
qu'elle  n'imagine  encore...  Vous  savez  comme 
elle  aime  sa  fille,  et  vous  n'ignorez  pas  non  plus 
les  sentiments  de  tendresse  qu'elle  éprouve  pour 
vous...  Nos  larmes  se  sont  mêlées...  Le  barbare 
les  a  vues,  et  n'en  a  point  été  attendri...  O  mon 
ami  !  je  crois  que  l'habitude  de  juger  les  autres, 
rend  nécessairement   dur  et   cruel. 

—  C'est  un  parti  convenable,  madame, 
a-t-il  dit  en  fureur  à  ma  mère  ;  je  ne  souffrirai 
point  que  ma  fille  le  manque  ;  d'Olbourg  est 
mon  ami  depuis  vingt-cinq  ans,  et  il  a  cent 
mille écus  de  rente;  toutes  vos  petites  considé- 
rations peuvent-elles  balancer  un  argument  de 
cette  force  ?  Épouse-t-on  par  amour  aujour- 
d'hui ?..  C'est  par  intérêt;  ces  seules  lois  doivent 
assortir  les  nœuds  de  l'hymen;  hé,  qu'importe 
de  s'aimer,  pourvu  qu'on  soit  riche  !  L'amour 
donne-t-il  de  la  considération  dans  le  monde  ? 
Non,  en  vérité,  madame,  c'est  la  fortune,  et 
l'on  ne  vit  point  sans  considération.  D'ailleurs 
qu'a  donc  mon  ami  d'Olbourg  pour  inspirer  de 
l'éloignement  à  votre  fille  ?  (Oh,  Valcour,  je 
voudrais  que  vous  le  vissiez  !)  Est-ce  parce  que 


ET  VALCOUR 


ce  n'est  pas  un  de  ces  freluquets  du  jour,  qui 
faisant  croire  à  une  jeune  personne  qu'ils  en 
sont  épris  uniquement  parce  qu'ils  la  savent  très 
riche,  épousent  la  dot  et  laissent  la  fille  ?ou  peut- 
être  ce  sont  les  talents  et  l'esprit  qui  vous  sédui- 
sent. Quoi!  parce  qu'un  homme  aura  fait  quel- 
ques comédies,  quelques  épigrammes,  qu'il  aura 
lu  Homère  et  Virgile,  il  possédera,  de  ce 
moment,  tout  ce  qu'il  faut  pour  faire  le  bonheur 
de  votre  fille  ! 

Vous  voyez,  mon  ami,  sur  qui  tombait 
ce  dernier  sarcasme;  mais  le  cruel  craignant 
que   nous  ne    l'eussions  pas  encore    entendu  : 

—  Je  vous  prie,  répliqua-t-il  en  colère, 
madame,  d'écrire  sur-le-champ  à  monsieur  de 
Valcour  que  ses  visites  m'honorent  infiniment, 
sans  doute,  mais  qu'il  m'obligera  pourtant  de 
les  supprimer;  je  ne  veux  pas  donner  ma  fille  à 
un  homme  qui  n'a  rien. 

—  Sa  naissance,  reprit  ma  mère,  vaut  mieux 
que  la  mienne. 

—  Je  le  sais  bien,  madame;  voilà  toujours 
l'orgueil  des  filles  de  condition  ;  avec  elles  la 
naissance  fait  tout.  Voulez-vous  que  ma  fille 
éprouve  avec  son  Valcour  ce  qui  m'est  arrivé 
avec  vous?  Épouser  du  parchemin?..  A  quoi 
me  sert,  je  vous  prie,  celui  que  vous  m'avez 
donné?..    J'aimerais    mieux    vingt-cinq    mille 


lÔ  ALINE 

francs  par  an,  que  toutes  ces  généalogies,  qui 
comme  les  vers  phosphoriques,  ne  brillent  que 
par  l'obscurité,  ne  sont  illustres  que  parce  qu'on 
n'en  voit  pas  l'origine,  et  dont  on  peut  dire  tout 
ce  qu'on  veut,  parce  que  le  bout  manque.  Val- 
cour  est  d'une  bonne  maison,  je  le  sais;  il  a  de 
plus  un  puissant  mérite  à  vos  yeux,  il  est  pas- 
sionné pour  les  belles-lettres;  mais  moi,  que 
cette  considération  touche  fort  peu...  je  veux  de 
l'argent,  et  il  n'a  pas  le  sou.  Voilà  sa  sentence, 
apprenez-la-lui,  je  vous  le  conseille. 

A  ces  mots  il  a  disparu,  et  nous  a  laissées,  ma 
mère  et  moi,  dans  les  larmes. 

Cependant,  mon  ami,  car  il  faut  que  je 
répande  un  peu  de  baume  sur  les  blessures  que 
je  viens  de  faire,  l'espoir  n'est  pas  banni  de  mon 
cœur,  et  cette  mère  respectable,  que  j'idolâtre, 
et  qui  vous  aime,  me  charge  positivement  de 
vous  dire  qu'elle  ne  veuf  pas  que  vous  vous 
désespériez...  Elle  est  presque  sûre  d'obtenir  du 
temps,  et  dans  des  circonstances  comme  celles 
où  nous  sommes,  le  temps  fait  beaucoup.  Ren- 
dez-vous donc  aux  ordres  de  mon  père  ;  ne 
venez  plus,  mais  écrivez-nous.  Une  affaire  de  la 
plus  grande  importance  enchaînera  le  président 
à  Paris  tout  l'été,  et  je  crois  que  ma  mère 
obtiendra  d'aller  passer  cette  saison  seule  avec 
moi  dans  sa  petite  terre  de  Vertfeuille,  près  d'Or- 


ET  VALCOUR 


léans  ;  unique  bien  qu'elle  ait  apporté  à  mon 
père  qui,  comme  vous  voyez,  le  lui  reproche 
assez  cruellement  *.  Son  but  est  d'obtenir  du 
président  de  ne  rien  précipiter  ;  elle  se  chargera, 
dit-elle,  de  me  disposer  à  tout,  et  de  vaincre 
mes  répugnances,  pourvu  qu'on  ne  presse  rien, 
et  qu'on  nous  laisse  passer  quelques  mois  toutes 
deux  solitairement  à  Vertfeuille...  Mon  ami,  si 
elle  l'obtient,  je  vous  avoue  que  je  regarderai 
cela  comme  une  demi-victoire  ;  le  temps  est  tout 
dans  d'aussi  terribles  crises,  c'est  tout  avoir  que 
d'en  obtenir. 

Adieu,  ne  vous  alarmez  pas,  aimez-moi, 
pensez  à  moi,  écrivez-moi...  que  je  remplisse 
tous  vos  moments  comme  vous  occupez  tout 
mon  cœur...  O  mon  ami  !  il  faudrait  bien  peu  de 
chose  pour  nous  séparer  à  jamais;  mais  ce  qui 
me  console  au  moins  dans  mon  malheur,  c'est 
la  certitude  où  je  suis  qu'aucune  force  divine  ou 
humaine,  ne  parviendrait  à  m'empêcher  de  vous 
aimer. 


"  Cette  terre  vaut  seize  mille  livres  de  rente,  elle  avait  été  la  seule 
dot  de  madame  de  Blamont,  mais  il  existait  dans  le  contrat  qu'elle 
se  marierait  séparée  de  biens  ;  cette  clause,  et  ce  médiocre  revenu, 
relativement  à  la  fortune  immense  de  monsieur  de  Blamont,  étaient 
les  deux  motifs  de  ses  reproches. 


LETTRE  III. 


VALCOUR     A    ALINE. 


7  juin. 


^£2Q3Pui,  je  l'ai  lu  ce  mot  cruel...  J'ai  reçu  le 
/fr(&)/\  coup  qui  doit  briser  ma  vie,  et  toutes 
^!^7^^  les  facultés  qui  la  composent  ne  se  sont 
point  anéanties  !  O  mon  Aline  !  quel  art  avez- 
vous  donc  mis  à  me  le  porter  1  Vous  me  donnez 
la  mort  et  vous  voulez  que  je  vive!.,  vous 
détruisez  l'espoir  et  vous  le  ranimez!.,  non  je 
ne  mourrai  point...  Je  ne  sais  quelle  voix  se 
fait  entendre  au  fond  de  mon  cœur...  Je  ne  sais 
quel  organe  secret  semble  m'avertir  de  vivre  et 
que  tous  les  instants  de  la  félicité  ne  sont  pas 
encore  éteints  pour  moi...  non  je  ne  sais  quel  il 
est,  ce  mouvement,  mais  je  lui  cède...  Ne  plus 
vous  voir,  Aline!.,  ne  plus  m'enivrer,  dans  ces 
yeux  que  j'adore,  du  sentiment  délicieux  de  mon 
amour!.,  est-ce  bien  vous  qui  me  l'ordonnez?.. 
Ah  !  qu'ai-je  donc  fait  pour  mériter  un  tel  sort .-'.. 


ALINE  ET  VALCOUR  13 

moi  renoncer  au  charme  de  vous  posséder  un 
jour  !  mais  non...  vous  ne  me  le  dites  pas.  Mon 
malheur  accroît  mon  inquiétude;  il  nourrit 
encore  les  chimères  que  vos  paroles  consolantes 
cherchent  à  rendre  moins  affreuses  :  il  ne  faut 
que  du  temps  dites-vous  ;  du  temps,  Aline!.. 
oh  ciel  !  songez-vous  quel  il  est,  celui  que  l'on 
passe  loin  de  ce  qu'on  aime  ?..  où  l'on  ne  peut 
plus  entendre  sa  voix,  où  l'on  ne  jouit  plus  de 
ses  regards  ;  n'est-ce  pas  ordonner  à  un  homme 
d'exister  en  se  séparant  de  son  âme  ?..  J'étais 
prévenu  de  ce  coup  fatal,  Déterville  m'y  avait 
préparé...  mais  j'ignorais  que  les  choses  fussent 
si  avancées,  et  surtout  que  votre  père  exigerait 
que  je  ne  vous  visse  plus...  Et  qui  donc  a  pu 
l'instruire  de  nos  secrets?  Ah!  peut-on  se  cacher 
quand  on  aime?  S'il  a  dérobé  nos  regards,  il 
aura  surpris  notre  amour...  que  ferai-je,  hélas  ! 
pendant  cette  terrible  absence...  que  voulez-vous 
que  je  devienne  ?  au  moins  si  j'avais  pu  vous 
voir  encore  une  fois  avant  cette  funeste  sépara- 
tion!., si  j'avais  pu  vous  dire  combien  je  vous 
aime...  il  me  semble  que  je  ne  vous  l'ai  jamais 
dit...  oh  non,  je  ne  vous  l'ai  jamais  dit  comme 
je  l'éprouve...  et  comment  aurais-je  réussi  ?  quel 
mot  aurait  pu  rendre  ce  feu  divin  qui  me  dévore? 
Tantôt  anéanti  par  la  force  même  de  ce  senti- 
ment   qui    m'absorbe...   tantôt   brûlé   par   vos 


14  ALINE 

regards...  mon  âme  éprouvait,  sans  pouvoir 
peindre  ;  toutes  les  expressions  me  paraissaient 
trop  faibles...  et  maintenant  je  me  désole  d'avoir 
tant  perdu  d'occasions  ou  de  les  avoir  si  mal  em- 
ployées. Comme  je  vais  les  déplorer  ces  moments 
si  courts  et  si  doux!  Aline,  Aline,  croyez-vous 
donc  que  je  puisse  vivre  sans  les  retrouver?  Et 
cependant  vous  pleurerez...  votre  âme  sera  noyée 
dans  la  douleur,  et  je  n'en  pourrai  partager  les 
angoisses!..  Qu'il  ne  se  fasse  pas  au  moins, 
ce  cruel  hymen...  Je  regarde  ce  que  vous  dites 
comme  un  serment  qu'il  ne  se  consommera 
jamais...  le  barbare,  il  vous  sacrifie...  et  à  quoi.''.. 
à  son  ambition,  à  son  intérêt...  et  il  ose  encore 
trouver  des  sophismes  pour  appuyer  ses  affreux 
systèmes  !..  «  L'amour,  dit-il, ne  fait  pas  le  bon- 
heur dans  les  nœuds  de  l'hymen. »Et  que  sont-ils 
donc  ces  nœuds  quand  l'amour  ne  les  forme 
pas  ?  Un  pacte  mercenaire  et  vil,  un  trafic  hon- 
teux de  fortunes  et  de  noms,  qui  n'enchaînant 
que  les  personnes,  laissent  les  cœurs  à  tout  le 
désordre  du  désespoir  et  du  dépit.  Que  devien- 
nent alors  ces  biens  qu'on  a  recherchés  ?  Les 
ménage-t-on  pour  des  enfants  qui  ne  sont  plus 
que  le  fruit  du  hasard  ou  de  l'intérêt?  On  les 
dissipe,  on  les  perd  plus  promptement  encore 
qu'ils  ne  se  sont  acquis,  et  le  besoin  que  chacun 
des  deux  a  de  secouer  la  chaîne  qui  le  presse, 


ET  VALCOUR  15 


ouvre  l'abîme  épouvantable  qui  les  engloutit  en 
un  jour.  Où  se  trouve  donc  alors  et  le  profit  et 
le  bonheur  de  ces  mariages  de  convenance,  puis- 
que ces  mêmes  fortunes,  qui  en  ont  formé  les 
nœuds,  s'anéantissent  ou  pour  les  relâcher  ou 
pour  les  dissoudre  ? 

Mais  se  flatter  de  rappeler  votre  père  à  des 
opinions  raisonnables,  c'est  entreprendre  de 
faire  remonter  un  fleuve  à  sa  source.  Indépen- 
damment des  préjugés  de  son  état,  préjugés 
cruellement  odieux  sans  doute,  il  a  encore  ceux 
(passez-moi  le  terme)  d'une  tête  étroite  et  d'un 
cœur  froid  ;  et  l'erreur  est  trop  chère  à  ces  sortes 
de  gens  pour  espérer  de  les  en  faire  revenir. 

Que  madame  de  Blamont  est  respectable  dans 
tout  ceci  et  combien  je  l'adore  !  quelle  conduite, 
quelle  sagesse!  quel  amour  pour  vous  !  adorez-la 
cette  mère  tendre,  vous  n'êtes  formée  que  de 
son  sang...  Il  est  impossible,  il  est  moralement 
impossible  qu'une  seule  goutte  de  celui  de  cet 
homme  cruel  puisse  couler  dans  vos  veines... 
tendre  et  divine  amie  de  mon  cœur,  que  j'aime 
à  m'imaginer  quelquefois  que  vous  n'avez  reçu 
l'existence  dans  le  sein  de  cette  mère  adorable 
que  par  le  souffle  de  la  divinité  ;  la  mythologie 
des  Grecs,  n'admettait-elle  pas  ces  sortes  d'exis- 
tences ?  Ne  les  avons-nous  pas  reçues  dans  nos 
opinions  religieuses  ?  Mais  il  eût  fallu  un  mira- 


1 5  ALINE 

cle...  Et  pour  qui,  grand  Dieu  !  pour  qui  la 
nature  en  fera-t-elle,  si  ce  c'est  pas  pour  mon 
Aline...  N'en  est-elle  pas  un  elle-même?..  Lais- 
sez-la-moi, cette  opinion,  ma  divine  amie,  elle 
me  console...  Elle  ajoute,  ce  me  semble,  encore 
au  culte  que  je  vous  dois...  Oui,  Aline...  oui, 
vous  êtes  fille  d'un  dieu,  ou  plutôt  vous  êtes  un 
dieu  vous-même,  et  c'est  par  vos  regards  que  la 
nature  entière  reçoit  l'existence  :  vous  purifiez 
tout  ce  qui  vous  touche,  vous  vivifiez  tout  ce  qui 
vous  entoure  ;  la  vertu  n'est  douce  qu'auprès  de 
vous,  on  ne  la  connaît  qu'où  vous  êtes;  soutenue 
par  l'empire  de  la  beauté,  c'est  sous  vos  traits 
qu'elle  captive,  c'est  par  vous  qu'elle  séduit  ;  et 
je  ne  me  sens  jamais  si  honnête  que  lorsque  je 
vous  approche  ou  que  je  vous  quitte.  Qui  rani- 
mera maintenant  dans  mon  cœur  ces  sentiments 
qui  naissent  prés  de  vous...  qui  me  fortifiaient 
dans  le  reste  de  ma  vie  ?  Mon  âme  va  se  flétrir 
séparée  de  la  vôtre,  elle  va  devenir  comme  ces 
fleurs  qui  se  desséchent  à  mesure  que  s'éloignent 
d'elles  les  rayons  de  l'astre  qui  les  fit  éclore... 
O  ma  chère  Aline  !  il  n'est  plus  un  instant  de 
félicité  pour  moi  sur  la  terre...  Mais  je  vous 
écrirai  du  moins...  Vous  me  le  permettez?..  Je 
le  pourrai...  Hélas  !  c'est  une  consolation  sans 
doute,  mais  qu'elleest  loin  decelle  que  je  désire... 
qu'elle  est  loin  de  celle  qu'il  me  faut...  Et  quand 


ET  VALCOUR  17 


sera-t-il  ce  voyage  ?  quoi,  je  ne  vous  verrai  pas 
avant  qu'il  s'entreprenne,  et  pour  la  première 
fois  de  ma  vie,  depuis  trois  ans  que  je  vous 
connais,  je  passerais  une  saison  entière  éloigné 
de  vous?..  Ordre  barbare!.,  père  cruel!  adou- 
cissez-le, Aline,  ce  terrible  et  funeste  arrêt... 
Que  je  puisse  vous  voir  encore  un  seul  jour... 
une  seule  heure,  hélas  !  je  ne  veux  que  cela 
pour  vivre  un  an;  je  recueillerai  dans  cette 
heure  précieuse,  tout  ce  que  mon  âme  aura 
besoin  de  sentiments  pour  la  faire  exister  des 
siècles...  Mère  adorable,  souffrez  que  je  vous 
implore;  c'est  à  vos  pieds  que  cette  grâce  est 
demandée...  Rappelez  cette  indulgence  si  active 
et  si  tendre,  qui  vous  caractérise  sans  cesse  ; 
cette  bonté,  cette  humanité  qui  vous  rend  si 
sensible  au  sort  amer  de  l'infortune.  Hélas!  vous 
n'aurez  jamais  secouru  de  malheureux  dont  les 
maux  fussent  plus  cuisants.  Que  la  nature  m'ac- 
cable de  tous  ceux  qu'elle  voudra;  mais  qu'elle 
me  laisse  les  yeux  d'Aline  et  son  cœur...  J'at- 
tends votre  réponse  ;  je  l'attends  comme  les 
criminels  attendent  le  coup  de  la  mort.  Ah  !  si  je 
la  crains,  c'est  que  je  la  devine...  Mais  une 
heure,  Aline...  une  seule  heure...  ou  vous  n'avez 
jamais  aimé...  Au  moins  éloignez  cet  homme... 
qu'il  n'aille  pas  avec  vous  à  la  campagne...  Je 
ne  vous  dis  pas  de  refuser  les  nœuds  qu'on  vous 
I  2 


ALINE   ET  VALCOUR 


offre  avec  lui...  Non,  Aline,  je  ne  vous  le  dis 
point  ;  il  est  de  certains  cas  où  la  recommanda- 
tion même  est  un  outrage,  et  je  crois  que  c'est 
dans  celui-ci.  Oui,  j'ose  être  sûr  de  vous,  parce 
que  vous  m'avez  dit  que  je  ne  vous  étais  pas 
indifférent,  et  que  vous  ne  voudriez  pas  arracher 
le  cœur  de  votre  ami. 


LETTRE  IV. 


ALINE      A     VALCOUR. 


9  _;?««. 

E  VOUS  sais   gré    de    votre    résignation, 
?^1k:r  mon  ami,  quoiqu'elle  ne  soit  pas  très 


j^^^j/  entière  ;  n'im.porte,  n  abusez  pas  de  ce 
que  je  vais  vous  dire,  mais  ma  reconnaissance 
eût  été  moindre  si  vous  eussiez  obéi  de  meilleur 
cœur.  Que  vos  peines  s'adoucissent,  ô  mon  cher 
Valcour,  par  la  certitude  que  je  les  partage.  Je 
ne  sais  ce  que  ma  mère  a  dit  à  son  mari,  mais 
monsieur  Dolbourg  n'a  point  reparu  depuis  le 
soir  où  il  soupa  ici,  et  j'ai  cru  lire  moins  de  sévé- 
rité dans  les  yeux  de  mon  père  ;  n'allez  pas 
croire  qu'il  résulte  de  là  que  ses  premiers  projets 
se  soient  anéantis,  je  vous  aime  trop  sincèrement 
pour  laisser  germer  dans  votre  cœur  une  espé- 
rance qu'il  ne  faudrait  que  trop  tôt  perdre.  Mais 
les  choses  ne  seront  pas,  au  moins,  aussi  pro- 


20  ALINE 

chaînes  que  je  le  craignais,  et  dans  une  cir- 
constance comme  celle  où  nous  sommes,  je  vous 
le  répète,  c'est  tout  obtenir  que  d'avoir  des 
délais. 

Notre  voyage  à  Vertfeuille  est  décidé  :  mon 
père  trouve  bon  que  nous  allions,  ma  mère  et 
moi,  y  passer  la  belle  saison,  ses  affaires  l'obli- 
geant à  rester  tout  l'été  à  Paris  :  il  nous  laissera 
seules  et  tranquilles;  mais  je  ne  vous  cache  pas, 
mon  ami,  qu'une  des  clauses  de  cette  permission 
est  que  vous  n'y  paraîtrez  pas.  Jugez,  d'après 
cette  sévérité,  s'il  serait  possible  de  vous  accor- 
der l'heure  que  vous  sollicitez  avec  tant  d'ins- 
tance ? 

A  l'envie  que  ma  mère  avait  de  savoir  du 
président  pour  quelle  raison  vous  lui  étiez  devenu, 
dans  l'instant,  si  suspect,  il  a  répondu  : 

«  Qu'il  ne  s'était  jamais  imaginé,  quand 
«  on  vous  présenta  chez  lui,  que  vous  osassiez 
«  porter  vos  vues  sur  sa  fille  ;  qu'au  seul  titre 
«  de  connaissance  et  d'ami  de  société,  il  n'avait 
«  pas  mieux  demandé  que  de  vous  accueillir  ; 
«  mais  que  s'étant  enfin  aperçu  de  nos  senti- 
«  ments  mutuels,  cette  fatale  découverte  l'avait 
«  déterminé  à  se  choisir  promptement  un  gendre 
«  qui  enlevât  à  un  séducteur  sans  bien  l'espé- 
«  rance  de  détourner  sa  fille  de  ses  devoirs,  et 
«  qu'il  n'avait  rien  trouvé  de  mieux  que  mon- 


ET    VALCOUR 


«  sieur  Dolbourg  homme  très  riche,  et  son  ami 
<  depuis  longtemps.   » 

Ma  mère  très  contente  de  l'amener  peu  à  peu 
à  une  explication,  sans  combattre  absolument 
son  projet,  lui  a  demandé  les  motifs  de  son 
éloignement  pour  vous.  Le  peu  de  fortune  est 
devenu  tout  de  suite  son  argument  indestruc- 
tible, et  ne  pouvant,  disait-il,  vous  refuser  des 
qualités  (comme  si  son  orgueil  eût  été  désolé 
d'un  aveu  qu'il  lui  était  impossible  de  ne  pas 
faire)  il  s'est  rejeté  d'abord  sur  vos  défauts,  et 
celui  qu'il  vous  reproche  avec  le  plus  d'amer- 
tume, est  le  manque  d'ambition,  la  nonchalance 
étonnante  dont  vous  êtes  pour  votre  fortune,  et 
le  tort  affreux  que  vous  avez  eu,  selon  lui,  de 
quitter  si  jeune  le  service.  A  cela,  ma  mère  a  voulu 
opposer  vos  talents,  votre  amour  pour  les  let- 
tres, qui  absorbant  tout  autre  goût,  vous  a,  pour 
ainsi  dire,  isolé,  afin  d'étudier  plus  à  l'aise.  Ici, 
le  président,  ennemi  capital  de  tout  ce  qui  s'ap- 
pelle beaux-arts,  s'est  enflammé   de  nouveau... 

—  Et  que  font  ces  misères-là  au  bonheur  de 
la  vie  ?  madame,  a-t-il  répliqué  avec  humeur  ; 
avez-vous  vu,  depuis  que  vous  existez,  les  arts, 
ou  même  les  sciences  faire  la  fortune  d'un  seul 
homme...  Pour  moi,  je  ne  l'ai  pas  vu  :  ce  n'est 
plus,  comme  autrefois  avec  une  hypothèse,  un 
syllogisme,  un  sonnet  ou  un  madrigal,  qu'on  se 


22  ALINE 

produit  dans  le  monde,  et  qu'on  parvient  à  tout; 
les  Horaces  ne  trouvent  plus  de  Mécènes,  et  les 
Descartes  ne  rencontrent  plus  de  Christines. 
C'est  de  l'argent,  madame,  c'est  de  l'argent  qu'il 
faut.  Telle  est  la  seule  clef  des  places  et  des  hon- 
neurs, et  votre  cher  Valcour  n'en  a  point.  Jeune, 
de  l'esprit,  une  sorte  de  mérite,  —  remarquez, 
mon  ami,  la  petite  joie  avec  laquelle  il  a  bien 
voulu  vous  accorder  une  sorte  de  mérite  ;  —  avec 
cet  avantage,  a-t-il  continué,  que  ne  s'avan- 
çait-il. Le  temple  de  la  fortune  est  ouvert  à  tout 
le  monde  ;  il  ne  s'agit  que  de  ne  pas  se  laisser 
repousser  par  la  foule  qui  vous  coudoie,  et  qui 
veut  y  arriver  avant  vous...  A  trente  ans,  avec 
de  la  figure,  le  nom  qu'il  porte,  et  les  alliances 
qu'il  peut  réclamer,  il  serait  aujourd'hui  maré- 
chal-de-camp, s'il  l'eût  voulu. 

Oh!  mon  ami,  je  vous  en  demande  pardon  ; 
mais  ces  reproches  ne  sont-ils  pas  mérités? 
N'imaginez  pas  que  mon  cœur  vous  les  fasse. 
Que  ne  suis-je  maîtresse  de  ma  main  !  Que  ne 
puis-je  vous  prouver  à  l'instant  combien  ces 
préjugés  sont  vils  à  mes  yeux;  mais,  mon  ami, 
cent  fois  vous  me  l'avez  dit  vous-même,  la 
considération  est  nécessaire  dans  le  monde,  et 
si  ce  public  est  assez  injuste  pour  ne  vouloir 
l'accorder  qu'aux  honneurs,  l'homme  sage  qui 
conçoit  l'impossibilité  de  vivre   sans    elle,  doit 


ET    VALCOUR  23 


donc  tout  faire  pour  acquérir  ce  qui  la  mérite. 
Ne  serait-il  pas  entré  un  peu  de  dégoût,  un 
peu  de  misanthropie  dans  cette  insouciance 
qui  vous  est  reprochée?  Je  veux  que  vous 
m'éclaircissiez  tout  cela,  mais  non  pas  en  vous 
justifiant;  songez  que  vous  parlez  à  la  meilleure 
amie  de  votre  cœur. 


LETTRE  V. 


VALCOUR      A      ALINE. 


12  jmn. 


>ui,  mon  Aline,  j'ai  tort,  et  vous  me  le 
uyi-v  faites  sentir;  la  confiance  est  la  plus 
^^^  douce  preuve  de  l'amour,  et  j'ai  l'air  de 
vous  l'avoir  refusée,  en  ne  vous  racontant  pas 
les  malheurs  de  ma  vie  ;  mais  ce  silence  de  ma 
part,  depuis  le  temps  que  je  vous  connais,  a  sa 
source  dans  deux  principes  que  vous  ne  blâmerez 
pas  :  la  crainte  de  vous  ennuyer  par  des  récits 
qui  n'intéressent  que  moi,  et  la  vanité  qui 
souffre  à  les  faire.  On  voudrait  s'élever  sans 
cesse  aux  yeux  de  ce  qu'on  aime,  et  l'on  se  tait 
quand  ce  qu'on  peut  dire  de  soi,  n'a  rien  qui 
doive  nous  flatter.  Si  le  sort  m'eût  lié  avec  toute 
autre,  peut-être  eussé-je  eu  moins  d'orgueil  ; 
mais  vous  sûtes  m'en  inspirer  tant,  dès  que  je 
crus  vous  avoir  rendue  sensible,  que  vous  me  fîtes, 


ALINE    ET    VALCOUR  25 

dès  ce  moment,  rougir  de  moi-même  et  de  mon 
audace  à  placer  dans  vos  fers  un  esclave  aussi 
peu  fait  pour  vous.  Je  me  sentais  si  loin  de  ce 
qu'il  fallait  être  pour  vous  mériter;  et  j'aimai 
mieux  vous  laisser  croire  que  j'en  étais  digne, 
que  de  vous   montrer  votre    erreur. 

Maintenant  vous  exigez  des  aveux  que  je 
voulais  taire  ;  ne  vous  en  prenez  qu'à  vous,  s'il 
s'y  rencontre  des  motifs  de  me  moins  estimer, 
et  que  ma  franchise  ou  mon  obéissance  me  fasse 
retrouver  dans  votre  cœur  ce  que  la  vérité  m'y 
fera  perdre.  Toutes  mes  fautes  précèdent  l'instant 
où  je  vous  ai  vue  pour  la  première  fois.  Hélas  ! 
c'est  mon  unique  excuse;  je  n'ai  plus  connu  que 
l'amour  et  la  vertu  depuis  cette  heureuse  épo- 
que; et  comment  eussé-je  osé  depuis  souiller  par 
des  écarts  le  cœur  où  régnait  votre  image? 

Histoire  de  Valcour. 

Je  vous  parlerai  peu  de  ma  naissance  ;  vous 
la  connaissez  :  je  ne  vous  entretiendrai  que  des 
erreurs  où  m'a  conduit  l'illusion  d'une  vaine 
origine  dont  nous  nous  enorgueillissons  presque 
toujours  avec  d'autant  moins  de  motifs,  que  ce 
bienfait  n'est  dû  qu'au  hasard. 

Allié,  par  ma  mère,  à  tout  ce  que  le  royaume 
avait  de  plus  grand  ;  tenant,  par  mon  père,   à 


26  ALINE 

tout  ce  que  la  province  de  Languedoc  pouvait 
avoir  de  plus  distingué  ;  né  à  Paris  dans  le  sein 
du  luxe  et  de  l'abondance,  je  crus,  dès  que  je 
pus  raisonner,  que  la  nature  et  la  fortune  se  réu- 
nissaient pour  me  combler  de  leurs  dons;  je  le 
crus,  parce  qu'on  avait  la  sottise  de  me  le  dire, 
et  ce  préjugé  ridicule  me  rendit  hautain,  des- 
pote et  colère;  il  semblait  que  tout  dût  me 
céder,  que  l'univers  entier  dût  flatter  mes 
caprices,  et  qu'il  n'appartenait  qu'à  moi  seul  et 
d'en  former  et  de  les  satisfaire;  je  ne  vous  rap- 
porterai qu'un  seul  trait  de  mon  enfance,  pour 
vous  convaincre  des  dangereux  principes  qu'on 
laissait  germer  en  moi  avec  tant  d'ineptie. 

Né  et  élevé  dans  le  palais  du  prince  illustre 
auquel  ma  mère  avait  l'honneur  d'appartenir  et 
qui  se  trouvait  à  peu  près  de  mon  âge,  on  s'em- 
pressait de  me  réunir  à  lui,  afin  qu'en  étant 
connu  dès  mon  enfance,  je  pusse  retrouver  son 
appui  dans  tous  les  instants  de  ma  vie  ;  mais  ma 
vanité  du  moment,  qui  n'entendait  encore  rien 
à  ce  calcul,  s'offensant  un  jour  dans  nos  jeux 
enfantins  de  ce  qu'il  voulait  me  disputer  quelque 
chose,  et  plus  encore  de  ce  qu'à  de  très  grands 
titres,  sans  doute,  il  s'y  croyait  autorisé  par  son 
rang,  je  m.e  vengeai  de  ses  résistances  par  des 
coups  très  multipliés,  sans  qu'aucune  considéra- 
tion m'arrêtât,   et   sans  qu'autre    chose  que  la 


ET    VALCOUR  27 


force  et  la  violence  pussent  parvenir  à  me  séparer 
de  mon  adversaire. 

Ce  fut  à  peu  près  vers  ce  temps  que  mon  père 
fut  employé  dans  les  négociations;  ma  mère  l'y 
suivit,  et  je  fus  envoyé  chez  une  grand'mère  en 
Languedoc,  dont  la  tendresse  trop  aveugle 
nourrit  en  moi  tous  les  défauts  que  je  viens 
d'avouer. 

Je  revins  faire  mes  études  à  Paris,  sous  la  con- 
duite d'un  homme  ferme  et  de  beaucoup  d'esprit, 
bien  propre  sans  doute  à  former  ma  jeunesse, 
mais  que,  pour  mon  malheur,  je  ne  gardai  pas 
assez  longtemps.  La  guerre  se  déclara  :  empressé 
de  me  faire  servir,  on  n'acheva  point  mon  édu- 
cation, et  je  partis  pour  le  régiment  où  j'étais 
employé,  dans  l'âge  où,  naturellement  encore, 
on  ne  devrait  entrer  qu'à  l'Académie. 

Puisse-t-on  réfléchir  sur  le  vice  dominant  de 
nos  principes  modernes,  puisse-t-on  voir  que 
l'objet  essentiel  n'est  pas  d'avoir  de  très  jeunes 
militaires,  mais  d'en  avoir  de  bons;  et  qu'en 
suivant  le  préjugé  actuel,  il  est  parfaitement  im- 
possible que  cette  classe  de  citoyens  si  utile 
puisse  jamais  être  parfaite,  tant  qu'il  ne  sagira 
que  d'y  entrer  jeune,  sans  savoir  si  l'on  a  ce  qu'il 
faut  pour  y  être  admis,  et  sans  comprendre  qu'il 
est  impossible  de  posséder  les  vertus  néces- 
saires dès  qu'on  ne  donnera  pas  aux  jeunes  aspi- 


38  ALINE 

rants  la  possibilité  de  les  acquérir  par  une  édu- 
cation longue  et  parfaite. 

Les  campagnes  s'ouvrirent,  et  j'ose  assurer 
que  je  les  fis  bien.  Cette  impétuosité  naturelle 
de  mon  caractère,  cette  âme  de  feu  que  j'avais 
reçue  de  la  nature,  ne  prétait  qu'un  plus  grand 
degré  de  force  et  d'activité  à  cette  vertu  féroce 
que  l'on  appelle  courage,  et  qu'on  regarde  bien 
à  tort,  sans  doute,  comme  la  seule  qui  soit  néces- 
saire à  notre  état. 

Notre  régiment,  écrasé  dans  l'avant-dernière 
campagne  de  cette  guerre,  fut  envoyé  dans  une 
garnison  en  Normandie;  c'est  là  que  commence 
la  première  partie  de  mes  malheurs. 

Je  venais  d'atteindre  ma  vingt-deuxième 
année  ;  perpétuellement  entraîné  jusqu'alors  par 
les  travaux  de  Mars,  je  n'avais  ni  connu  mon 
cœur,  ni  soupçonné  qu'il  pût  être  sensible.  Adé- 
laïde de  Sainval,  fille  d'un  ancien  officier  retiré 
dans  la  ville  où  nous  séjournions,  sut  bientôt 
me  convaincre,  que  tous  les  feux  de  l'amour 
devaient  embraser  aisément  une  âme  telle  que 
la  mienne;  et  que  s'ils  n'y  avaient  pas  éclaté 
jusqu'alors,  c'est  qu'aucun  objet  n'avait  su  fixer 
mes  regards.  Je  ne  vous  peindrai  point  Adé- 
laïde; ce  n'était  qu'un  seul  genre  de  beauté  qui 
devait  éveiller  l'amour  en  moi,  c'était  toujours 
sous  les  mêmes  traits  qu'il  devait  pénétrer  mon 


ET    VALCOUR  29 


âme,  et  ce  qui  m'enivra  dans  elle  était  l'ébauche 
des  beautés  et  des  vertus  que  j'idolâtî-e  en  vous. 
Je  l'aimais,  parce  que  je  devais  nécessairement 
adorer  tout  ce  qui  avait  des  rapports  avec  vous  ; 
mais  cette  raison  qui  légitime  ma  défaite,  va 
faire  le  crime  de  mon  inconstance. 

L'usage  est  assez  dans  les  garnisons  de  se 
choisir  chacun  une  maîtresse,  et  de  ne  la  regar- 
der malheureusement  que  comme  une  espèce  de 
divinité  qu'on  déifie  par  désœuvrement,  qu'on 
cultive  par  air,  et  qui  se  quitte  dès  que  les  dra- 
peaux se  déploient.  Je  crus  d'abord  de  bonne  foi 
que  ce  ne  pourrait  jamais  être  ainsi  que  j'aime- 
rais Adélaïde  ;  la  manière  dont  je  l'en  assurai, 
la  persuada;  elle  exigea  des  serments,  je  lui  en 
fis  ;  elle  voulait  des  écrits,  j'en  signai,  et  je  ne 
croyais  pas  la  tromper.  A  l'abri  des  reproches 
de  son  cœur,  se  croyant  peut-être  même  inno- 
cente, parce  qu'elle  couvrait  sa  faiblesse  de  tout 
ce  qui  lui  semblait  fait  pour  la  légitimer,  Adé- 
laïde céda,  et  j'osai  la  rendre  coupable,  ne  vou- 
lant que  la  trouver  sensible. 

Six  mois  se  passèrent  dans  cette  illusion  sans 
que  nos  plaisirs  eussent  altéré  notre  amour; 
dans  l'ivresse  de  nos  transports,  un  moment 
même  nous  voulûmes  fuir  ;  incertains  de  la 
liberté  de  former  nos  chaînes,  nous  voulûmes 
aller  les  serrer  ensemble  au  bout  de  l'univers... 


30  ALINE 

La  raison  triompha  ;  je  déterminai  Adélaïde,  et 
dès  ce  moment  fatal  il  était  clair  que  je  l'aimais 
moins.  Adélaïde  avait  un  frère  capitaine  d'infan- 
terie que  nous  espérions  mettre  dans  nos  inté- 
rêts... on  l'attendait,  il  ne  vint  point.  Le  régi- 
ment partit,  nous  nous  fîmes  nos  adieux,  des 
flots  de  larmes  coulèrent;  Adélaïde  me  rappela 
mes  serments,  je  les  renouvelai  dans  ses  bras... 
et  nous  nous  séparâmes. 

Mon  père  m'appela  cet  hiver  à  Paris,  j'y  volai  : 
il  s'agissait  d'un  mariage  ;  sa  santé  chancelait, 
il  désirait  me  voir  établi  avant  de  fermer  les 
yeux;  ce  projet,  les  plaisirs,  que  vous  dirai-je 
enfin  !  cette  force  irrésistible  de  la  main  du  sort 
qui  nous  porte  toujours  malgré  nous  où  ses  lois 
veulent  que  nous  soyons  ;  tout  effaça  peu  à  peu 
Adélaïde  de  mon  cœur.  Je  parlai  pourtant  de  cet 
arrangement  à  ma  famille;  l'honneur  m'y  enga- 
geait, je  le  fis;  mais  le  refus  de  mon  père  légiti- 
mèrent bientôt  mon  inconstance  ;  mon  coeur  ne 
me  fournit  aucune  objection,  et  je  cédai,  sans 
combattre^  en  étouftant  tous  mes  remords.  Adé- 
laïde ne  fut  pas  longtemps  à  l'apprendre...  Il  est 
difficile  d'exprimer  son  chagrin  ;  son  amour, 
sa  sensibilité,  sa  grandeur,  son  innocence, 
tous  ces  sentiments  qui  venaient  de  faire  mes 
délices,  arrivaient  à  moi  en  traits  de  flamme, 
sans  qu'aucun  parvînt  à  mon  cœur. 


■bO 


ET    VALCOUR  31 


Deux  ans  se  passèrent  ainsi  filés  pour  moi  par 
les  mains  des  plaisirs,  et  marqués  pour  Adélaïde 
par  le  repentir  et  le  désespoir. 

Elle  m'écrivit  un  jour  qu'elle  me  demandait 
pour  unique  faveur  de  lui  assurer  une  place  aux 
carmélites  ;  de  lui  mander  aussitôt  que  j'aurais 
réussi  ;  qu'elle  s'échapperait  de  la  maison  de 
son  père,  et  viendrait  s'ensevelir  toute  vivante 
dans  ce  cercueil  qu'elle  me  priait  de  lui  préparer. 

Parfaitement  calme  alors,  j'osai  répondre 
quelques  plaisanteries  à  cet  affreux  projet  de  la 
douleur,  et  rompant  enfin  toutes  mesures,  j'ex- 
hortai Adélaïde  à  oublier  dans  le  sein  de  l'hymen 
les  délires  de  l'amour. 

Adélaïde  ne  m'écrivit  plus.  Mais  j'appris  trois 
mois  après  qu'elle  était  mariée  ;  et  dégagé  par  là 
de  tous  mes  liens,  je  ne  songeai  plus  qu'à 
l'imiter. 

Un  événement  terrible  pour  moi  vint  déranger 
tous  mes  projets  ;  il  semblait  que  le  ciel  voulût 
déjà  venger  Adélaïde  des  malheurs  où  je 
l'avais  plongée.  Mon  père  mourut,  ma  mère  le 
suivit  de  près,  et  je  me  vis  à  vingt-cinq  ans  seul 
abandonné  dans  le  monde  à  tous  les  malheurs, 
à  tous  les  accidents  qui  suivent  ordinairement 
un  jeune  homme  de  mon  caractère,  que  de  faux 
amis  perdent,  que  l'expérience  n'éclaire  pas 
encore,  et  qui,  pour  comble  d'aveuglement,  ose 


32  ALINE 

trop  souvent  prendre  pour  un  bonheur  l'événe- 
ment qui  le  rend  maître  de  lui,  sans  réfléchir, 
hélas  !  que  les  mêmes  freins  qui  le  captivaient, 
servaient  aussi  à  le  soutenir,  et  qu'il  n'est  plus, 
dès  qu'ils  se  brisent,  que  comme  ces  plantes 
légères,  dégagées  par  la  chute  du  peuplier  anti- 
que qui  protégeait  leurs  jeunes  élans,  et  qui 
bientôt  expirent  elles-mêmes  faute  de  soutiens. 
Non  seulement  je  perdais  des  parents  chers  et 
précieux  ;  non  seulement  je  n'avais  plus  d'appui 
sur  la  terre,  mais  tout  s'éclipsait,  tout  s'anéan- 
tissait avec  eux;  cette  vaine  gloire  qui  m'avait 
séduit  ne  devint  plus  qu'une  ombre  qui  s'éva- 
nouit avec  les  rayons  qui  la  modifiaient.  Les 
adulateurs  fuirent,  les  places  se  donnèrent,  les 
protections  se  perdirent,  la  vérité  déchira  le 
voile  qu'étendait  la  main  de  l'erreur  sur  le  miroir 
de  la  vie,  et  je  m'y  vis  enfin  tel  que  j'étais. 

Je  ne  sentis  pas  pourtant  tout  à  coup  mes 
pertes,  il  fallait  l'affreuse  catastrophe  qui  m'at- 
tendait pour  m'en  convaincre.  Aline,  Aline,  per- 
mettez que  mes  larmes  coulent  encore  sur  les 
cendres  de  ces  parents  chéris;  puissent  mes 
regrets  éternels  les  venger  de  cette  voix  funeste 
et  involontaire,  qui  osa  crier  au  fond  de  mon 
âme  :  «  Que  regrettes-tu,  tu  es  libre  ?  »  Oh,  juste 
ciel  !  qui  put  l'inspirer  cette  voix  barbare,  quel 
est  donc  le  sentiment  cruel  et  faux  qui    l'a  fait 


ET  VALCOUR  S  S 


naître  ?  Où  trouve-t-on  des  amis  dans  le  monde 
qui  puissent  nous  tenir  lieu  d'un  père  et  d'une 
mère  ?  quels  gens  prendront  à  nous  un  intérêt 
plus  réel  et  plus  vif  ?  qui  nous  excusera  ?  qui 
nous  conseillera  ?  qui  tiendra  le  fil,  dans  ce 
dédale  obscur  où  nous  entraînent  les  passions  ? 
Quelques  flatteurs  nous  égareront  ;  de  faux  amis 
nous  tromperont.  Nous  ne  trouverons  sous  nos 
pas  que  des  pièges,  et  nulle  main  secourable  ne 
nous  empêchera  d'y  tomber. 

Il  était  essentiel  d'aller  mettre  un  peu  d'ordre 
dans  les  biens  de  mon  père,  très  loin  de  son 
séjour,  très  diminués  par  les  dépenses  où 
l'avaient  entraîné  les  années  qu'il  avait  passées 
dans  les  négociations;  mon  intérêt  m'obligeait, 
avant  de  songer  à  aucun  établissement,  à  me 
rendre  fort  vite  en  Languedoc,  pour  prendre 
au  moins  quelque  connaissance  de  ce  qui  pou- 
vait me  revenir.  J'obtiens  un  congé,  et  j'y  vole. 

La  magnificence  de  la  ville  de  Lyon,  qui  se 
trouvait  sur  mon  passage,  m'engagea  pour  l'ad- 
■  mirer  à  y  séjourner  quelques  semaines  :  le  hasard 
qui  me  fit  rencontrer  d'anciennes  connaissances, 
acheva  d'assurer  et  d'égayer  ce  projet,  et  nous  y 
partagions  ensemble  les  plaisirs  qu'offre  cette 
fière  rivale  de  Paris,  lorsqu'un  soir,  en  sortant 
du  spectacle,  un  de  mes  amis,  me  nommant  très 
haut  par  mon  nom,  me  proposa  d'aller  souper 

I  3 


34  ALINE 

chez  l'intendant,  et  se  perdit  dans  la  foule  avant 
que  j'eusse  le  temps  de  lui  répondre. 

A  ce  nom  de  Valcour,  un  officier,  vêtu  de 
blanc,  et  qui  paraissait  sortir  du  même  endroit 
que  nous,  m'aborde  le  chapeau  sur  les  yeux,  et 
me  demande  avec  beaucoup  de  trouble  s'il  a  bien 
entendu,  et  si  c'est  bien  Valcour  que  l'on  mje 
nomme. 

Peu  disposé  à  répondre  honnêtement  à 
une  question  faite  avec  tant  de  brusquerie  et 
de  hauteur,  je  lui  demande  fièrement  à  mon 
tour,  quel  est  le  besoin  qu'il  a  d'éclaircir  un  tel 
fait? 

—  Quel  besoin,  monsieur  ?  le  plus  grand, 

—  Mais  encore  ? 

—  Celui  de  réparer  l'outrage  fait  à  une  famille 
honnête  par  un  homme  de  ce  nom  ;  celui  de 
laver  dans  le  sang  de  cet  homme,  ou  dans  le 
mien,  la  vertu  d'une  sœur  chérie...  Répondez, 
ou  je  vous  regarde  comme  un  malhonnête 
homme. 

—  Je  vous  connais,  et  je  vous  entends;  vous 
êtes  le  frère  d'Adélaïde  ? 

—  Oui,  je  le  suis,  et  depuis  l'instant  fatal  qui 
nous  l'a  ravie... 

—  Qu'en tends-je?  elle  n'est  plus  ? 

—  Non,  cruel,  tes  indignes  procédés  lui  ont 
plongé  le  poignard  dans  le   cœur,  et  depuis  ce 


^h 


ET  VALCOUR 


moment  je  te  cherche  pour  arracher  le  tien,  ou 
mouriT  sous  tes  coups  :  viens,  suis-moi  ;  je  me 
reproche  tous  les  instants  où  ma  vengeance  est 
retardée. 

Nous  gagnâmes  promptement  les  derrières  de 
la  comédie  ;  nous  traversâmes  le  Rhône,  et  nous 
enfonçant  dans  les  promenades  qui  sont  sur 
l'autre  rive  en  face  de  la  ville,  nous  nous  dispo- 
sions à  nous  battre,  lorsque  ne  pouvant  tenir  à 
l'intérêt  puissant  que  m'inspirait  encore  cette 
malheureuse  maîtresse  : 

—  Sainval,  dis-je  avec  la  plus  grande  émo- 
tion, je  vous  satisfais;  si  le  sort  est  juste,  peut- 
être  le  serez-vous  bientôt  davantage;  car  je  suis 
le  coupable,  et  c'est  à  moi  de  périr  :  mais  ne 
me  refusez  pas  de  m'apprendre,  avant  que  nous 
ne  nous  séparions  pour  jamais,  la  fatale  histoire 
de  cette  fille  respectable...  que  j'ai  trompée, 
je  l'avoue;  mais  qui  ne  peut  cesser  de  m'être 
chère. 

—  Ingrat,  me  répondit  Sainval,  elle  est  morte 
en  t'adorant  ;  elle  est  morte  en  suppliant  le  ciel 
de  ne  jamais  punir  ton  crime.  Elle  avait  avoué 
à  mon  père  la  faute  où  tu  sus  l'entraîner  :  il 
venait  de  la  contraindre  à  l'ensevelir  dans  les  bxas 
d'un  époux...  Obsédée  par  toute  une  famille, 
l'infortunée  venait  d'obéir...  Elle  n'a  pu  résister 
à  la  violence  du  sacrifice.  Chaque  jour,  chaque 


36 


ALINE 


instant  l'entraînait  à  la  mort,  et  elle  en  a  reçu 
le  coup  dans  mes  bras.  Depuis  cette  époque 
fatale,  je  n'ai  cessé  de  te  chercher  partout.  J'ai 
suivi  tes  pas  dans  cette  ville,  incertain  de  t'y 
rencontrer.  Je  t'y  trouve,  presse-toi  de  me 
convaincre  que  tu  ne  joins  pas  au  moins  la 
lâcheté  à  la  plus  barbare  séduction. 

Nous  nous  battîmes;  le  combat  fut  court: 
Sainval  avait  plus  de  courage  que  d'adresse,  et 
plus  de  raison  que  de  bonheur.  Il  cède  sous  les 
premiers  coups  que  je  lui  porte,  et  j'ai  la  dou- 
leur de  le  renverser  mort  à  mes  pieds.  A  peine 
m'en  suis-je  convaincu  que  je  m'élance  en  lar- 
mes sur  le  corps  sanglant  de  ce  malheureux 
jeune  homme,  dont  les  traits,  dont  la  voix 
venaient  de  me  rappeler  si  douloureusement^  sa 
malheureuse  sœur.  Dieu  barbare  !  est-ce  ainsi 
qu'éclate  ta  justice  ?  n'étals-je  pas  le  seul  cou- 
pable?., n'était-ce  pas  à  moi  de  succomber...  Et 
me  relevant  en  délire  : 

«  Vil  assassin,  me  dis-je  à  moi-même,  va 
combler  ton  affreuse  victoire  ;  ce  n'est  pas  assez 
que  ton  lâche  abandon  l'ait  précipitée  dans  le 
cercueil  ;  il  faut  encore  que  tu  arraches  la  vie  à 
son  malheureux  frère.  Triomphe  affreux  !  remords 
déchirants!  Va,  cours,  dans  le  transport  qui 
t'agite,  va  joindre  à  toutes  tes  victimes  le 
chef    infortuné  de   cet'.e    honnête   famille...   Il 


ET  VALCOUR  37 


respire...  Cet  unique  enfant  pouvait  seul  le 
consoler  de  la  perte  d'une  fille  qu'il  idolâtrait, 
ta  cruauté  vient  de  le  lui  ravir;  achève,  va  lui 
percer  le  flanc  ».  Et  je  me  précipitais  encore  sur 
ce  cadavre  sanglant,  et  je  cherchais  aie  ranimer, 
à  lui  rendre  le  souffle  de  la  vie  aux  dépens  même 
de  celle  que  j'aurais  voulu  lui  sacrifier. 

Il  n'était  plus  temps...  je  me  lève  égaré  ;  je 
porte  mes  pas  au  hasard  ;  on  avait  entendu  le 
bruit  du  combat.  On  me  vit  fuir  ;  on  me  pour- 
suit, on  m'atteint,  on  m'arrête,  et  l'on  me  mène 
en  diligence  chez  le  commandant  de  la  ville. 
Mon  désordre,  mes  habits  ensanglantés,  le  rap- 
port certain  d'un  homme  mort,  une  lettre  trou- 
vée sur  monsieur  de  Sainval,  par  laquelle  son 
père  lui  ordonnait  de  me  chercher  jusqu'aux 
extrémités  du  monde  ;  tout  disposa  monsieur 
de  ***  qui  commandait  pour  lors  à  Lyon,  à  des 
précautions  et  à  delà  sévérité. 

—  Quelque  grave  que  soit  votre  affaire,  mon- 
sieur, me  dit  néanmoins  avec  honnêteté  ce  mili- 
taire, je  vais  agir  avec  vous  comme  je  le  ferais 
avec  mon  propre  fils.  Vous  aurez  pour  votre 
séjour  une  maison  royale,  et  j'irai  demain  vous  y 
recommander  moi-même  :  je  vais  tout  assoupir 
avec  le  plus  grand  soin.  Si  d'ici  à  trois  mois  rien 
n'éclate,  votre  liberté  vous  sera  rendue  ;  mais  il 
faut  dans  le  cas  contraire,  que  je  vous  aie  abso- 


3S 


lument  sous  la  main,  afin  que,  si  le  tribunal  ou 
la  famille  du  mort  venait  à  poursuivre,  je  puisse 
au  moins  prouver  que  j'ai  fait  mon  devoir. 
Cependant,  soyez  tranquille  ;  je  vais  employer 
tant  de  soins  pour  tout  anéantir,  que  vous  serez, 
j'espère,  bientôt  maître   de  vos  actions. 

Il  sortit  à  ces  mots  pour  donner  des  ordres; 
et  l'on  me  conduisit  au  château  de  Pierre-en- 
Cise,  dans  lequel  il  avait  désiré  que  fût  ma  des- 
tination particulière,  pour  être  plus  à  même  de 
disposer  secrètement  de  moi,  et  d'une  manière 
qui  pût  m'étre  as^réable. 

Je  ne  vous  rendrai  point  ce  qui  se  passa  dans 
on  âme,  en  arrivant  dans  ce  lieu  fatal  :  quel- 
ques politesses  que  je  reçusse  de  l'officier  qui  y 
commandait,  toute  l'horreur  de  ma  position  se 
présenta  d'abord  à  mes  yeux...  Les  premiers 
effets  de  mon  désespoir  firent  frémir  ceux  qui 
m'entouraient  :  il  n'y  eut  sorte  de  mo^'^ens  que 
je  ne  cherchasse  pour  m'arracher  la  vie.  Qu'il 
est  heureux  de  rencontrer  dans  de  semblables 
circonstances  un  homme  d'esprit,  et  qui  connaisse 
le  coeur  humain  !  On  ne  peut  exprimer  ce  que  fit 
pour  me  calmer  le  respectable  mortel  entre  les 
mains  duquel  mon  heureux  sort  m'avait  fait 
tomber...  Tantôt  il  s'adressait  à  ma  raison,  tan- 
tôt il  intéressait  mon  cœur,  et  tirant  toujours  du 
sien  les  arguments  qu'il  employait,   il  sut  me 


ET  VALCOUR  39 


rendre  à  moi-même  et  à  la  vie  que  je  perdais 
infailliblement  sans  son  secours. 

O  vous,  vils  mercenaires,  qui,  dans  des  places 
semblables,  ne  regardez  ceux  qu'on  vous  confie 
que  comme  des  animaux  dont  le  sang  doit 
vous  engraisser...  qui  les  tourmenteriez,  qui 
les  feriez  expirer  si  l'on  vous  dédomm^ageait 
amplement  de  leur  perte  ;  en  jetant  vos  regards 
sur  le  vertueux  ami  dont  je  parle,  apprenez  que 
ce  même  poste  où  vous  ne  trouvez  à  exercer 
que  des  vices,  peut  vous  offrir  la  jouissance  de 
mille  vertus  ;  mais  il  faut  une  âme  et  de  l'esprit 
pour  le  sentir,  au  lieu  que  la  nature  en  courroux, 
qui  ne  vous  a  créés  que  pour  le  malheur  des 
autres,  ne  mit  en  vous  que  de  l'avarice  et  de  la 
stupidité. 

Un  mois  se  passa  sans  qu'on  parlât  de  cette 
affaire;  mes  gens  étaient  toujours  dans  l'hôtel 
où  j'étais  descendu,  et  s'y  tenaient,  par  mes 
ordres,  renfermés  dans  le  plus  grand  mystère. 
Enfin,  le  commandant  de  la  ville  parut... 

—  Rien  ne  transpire,  me  dit-il;  j'ai  fait  inhu- 
mer monsieur  de  Sainval  le  plus  secrètement 
que  j'ai  pu  :  c'est  par  un  avis  détourné  que  j'ai 
fait  part  de  sa  mort  à  son  père  sans  lui  expliquer 
la  cause  qui  l'a  fait  descendre  au  tombeau...  J'ai 
serré  les  papiers  trouvés  sur  lui  ;  ils  ne  paraî- 
tront pas  que  je   n'y  sois  contraint...  Voilà  tous 


40  ALINE 

les  services  que  j "ai  pu  vous  rendre...  je  les  conti- 
nuerai... Sortez  cette  nuit  sans  éclat,  et  de  cette 
prisQn  et  de  la  ville...  Vos  gens,  votre  chaise  et 
un  passeport  vous  attendent  à  la  première  poste 
qui  est  sur  la  route  de  Genève...  Rendez-vous  à 
cette  poste  à  pied  et  sans  bruit;  passez  de  là  en 
Suisse  ou  en  Savoie,  et  si  vous  m'en  croyez, 
restez-y  caché  jusqu'à  ce  que  vos  amis  vous 
aient  mandé  de  Paris  quelle  tournure  a  prise 
votre  affaire.  Il  ne  me  reste  plus  que  ma  bourse 
à  vous  offrir  :  usez-en  comme  de  la  vôtre... 

—  Oh  !  monsieur,  répondis-je  en  me  jetant 
dans  les  bras  de  ce  chef  respectable,  et  refusant 
cette  dernière  offre,  par  où  ai-je  pu  mériter  tant 
de  bontés?..  Quel  motif  vous  engage  ainsi  à  ser- 
vir l'infortune?.. 

—  Mon  cœur,  me  répondit  monsieur  de  ***, 
il  fut  toujours  l'asile  des  malheureux,  et  toujours 
l'ami  de  ceux  qui  vous  ressemblent. 

Vous  jugez  de  ma  reconnaissance,  Aline^  je 
ne  vous  la  peindrais  que  faiblement;  j'embrasse 
les  deux  fidèles  amis  que  mon  heureuse  étoile 
vient  de  me  faire  rencontrer  ;  je  gagne  au  plus 
vite  le  rendez-vous  qui  m'est  indiqué  ;  j'y  trouve 
mes  gens  ;  je  m'élance  en  larmes  dans  ma  voi- 
ture; je  laisse  à  mon  valet  de  chambre  le  soin 
de  tout;  je  lui  nomme  Genève,  nous  volons,  et 
je  m'anéantis  dans  mes  pensées. 


ET  VALCOUR  41 


Vous  imaginez,  sans  doute,  aisément  combien 
cette  malheureuse  affaire,  quelque  bonne  tour- 
nure qu'elle  prît,  nuisait  cependant  à  ma  for- 
tune; il  me  devenait  impossible  d'aller  prendre 
connaissance  de  mon  bien,  impossible  de  me 
rendre  à  l'expiration  de  mon  congé,  plus  impos- 
sible encore  de  publier  les  motifs  de  ma  fuite,  de 
peur  de  faire  éclater  ce  qui  m'y  contraignait.  Les 
gens  d'affaires  allaient  dévaster  mon  bien  ;  le 
ministre  allait  nommer  à  mon  emploi  :  ces  deux 
cruelles  infortunes  étaient  pourtant  les  moins 
terribles  à  craindre  ;  car  si  je  reparaissais,  mal- 
gré tout  cela,  quel  sort  affreux  pouvait  m'at- 
tendre  ? 

Mon  premier  soin,  en  arrivante  Genève,  fut 
d'écrire  à  Déterville,  le  seul  ami  réel  que  je 
possédasse.  Sa  réponse  cadrait  on  ne  saurait 
mieux  avec  les  conseils  de  monsieur  de  '*'**.  Rien 
ne  transpirait,  disait-il  ;  mais  on  était  dans  un 
instant  de  rigueur  sur  les  duels,  et  dussé-je  tout 
perdre,  il  valait  mille  fois  mieux  pour  moi  m'ex- 
poser  à  ce  sort,  que  de  risquer  une  prison  peut- 
être  perpétuelle,  en  reparaissant  avant  qu'il  ne 
fût  bien  sûr  qu'il  n'y  eût  aucun  danger. 

Cet  avis  me  paraissait  trop  sage  pour  ne  pas 
être  suivi,  et  je  priai  Déterville  de  m'écrire 
régulièrement  tous  les  mois  à  Genève,  d'où  je 
ne  me  proposai  point  de  sortir,  n'ayant  pas  assez 


43  ALINE 

de  fonds  pour  voyager.  Je  renvoyai  une  partie 
de  mes  gens,  après  leur  avoir  fait  promettre  le 
secret,  et  j'attendis  en  paix  ce  qu'il  plairait  au 
ciel  de  décider  pour  moi.  Ce  fut  pendant  ce 
cruel  désoeuvrement  que  le  goût  de  la  littérature 
et  des  arts  vint  remplacer  dans  mon  âme  cette 
frivolité,  cette  fougue  impétueuse  qui  m'entraî- 
nait auparavant  dans  des  plaisirs,  et  bien  moins 
doux,  et  bien  plus  dangereux.  Rousseau  vivait, 
je  fus  le  voir  ;  il  avait  connu  ma  famille  ;  il 
me  reçut  avec  cette  aménité,  cette  honnêteté 
franche,  compagnes  inséparables  du  génie  et  des 
talents  supérieurs  ;  il  loua,  il  encouragea  le  pro- 
jet qu'il  me  vit  former  de  renoncer  à  tout  pour 
me  livrer  totalement  à  l'étude  des  lettres  et  de 
la  philosophie  ;  il  y  guida  mes  jeunes  ans,  et 
m'apprit  à  séparer  la  véritable  vertu  des  sys- 
tèmes odieux  sous  lesquels  on  l'étouffé... 

—  Mon  ami,  me  disait-il  un  jour,  dès  que  les 
rayons  de  la  vertu  éclairèrent  les  hommes,  trop 
éblouis  de  leur  éclat,  ils  opposèrent  à  ses  flots 
lumineux  les  préjugés  de  la  superstition,  il  ne 
hii  resta  plus  de  sanctuaire  que  le  fond  du  cœur 
de  l'honnête  homme.  Déteste  le  vice,  sois  juste, 
aime  tes  semblables,  éclaire-les  ;  tu  la  sentiras 
doucement  reposer  dans  ton  âme,  et  te  consoler 
chaque  jour  de  l'orgueil  du  riche  et  de  la  stupi- 
dité du  despote. 


ET  VALCOUR  43 


Ce  fut  dans  la  conversation  de  ce  philosophe 
profond,  de  cet  ami  véritable  de  la  nature  et  des 
hommes,  que  je  puisai  cette  passion  dominante 
qui  m'a  depuis  toujours  entraîné  vers  la  littéra- 
ture et  les  arts,  et  qui  me  les  fait  aujourd'hui 
préférer  à  tous  les  autres  plaisirs  de  la  vie, 
excepté  celui  d'adorer  Aline.  Eh  !  qui  pourrait 
renoncera  ce  plaisir  dès  qu'il  le  connaît!  Celui 
qui  peut  fixer  ses  regards  sur  elle  sans  frissonner 
du  trouble  de  l'amour,  ne  mérite  plus  la  qualité 
d'homme  ;  il  la  déshonore  et  l'avilit  dès  qu'il 
n'est  plus  sensible  à  de  tels  chai-mes. 

Les  lettres  de  Déterville  étaient  cependant 
toujours  à  peu  près  les  mêmes;  rien  ne  transpi- 
rait, mais  mon  absence  étonnait  tout  le  monde, 
et  beaucoup  de  gens  se  permettaient  d'en  rai- 
sonner d'une  manière  aussi  fausse  que  pleine  de 
calomnie.  Mon  ami  savait  que  le  trouble  s'était 
mis  dans  mes  biens;  il  était  presque  sûr  que  ma 
compagnie  allait  être  donnée,  et  malgré  tout 
cela  il  m'exhortait  vivement  à  ne  pas  sortir  de 
mon  asile.  Enfin  ce  dernier  malheur  arriva  : 
j'écrivis  pour  le  prévenir;  je  prétextai  un  voyage 
indispensable  à  l'étranger,  une  succession  essen- 
tielle à  recueillir. 

Toutes  mes  ressources  furent  vaines,  et  le 
ministre   nomma  à  mon  emploi. 

Voilà,  ma  chère  Aline,  voilà  les  cruelles  rai- 


44  ALINE 

sons  qui  motivent  le  reproche  peu  mérité  que 
méfait  votre  père,  reproche  d'autant  plus  injuste, 
qu'il  ignore  les  raisons  qui  me  contraignent  à  le 
recevoir.  Entre-t-il  dans  ce  malheur  quelque 
chose  qui  puisse  me  faire  perdre  votre  estime, 
ou  qui  puisse  m'aliéner  la  sienne?  J'ose  en 
douter. 

Deux  ans  d'exil  volontaire  s'étant  écoulés,  je 
crus  pouvoir  me  rapprocher  de  mes  biens.  Je 
partis  pour  le  Languedoc  ;  mais  que  trouvai-je, 
hélas  !  Des  maisons  démolies  ;  des  droits  usurpés; 
des  terres  incultes  ;  des  fermes  sans  régisseurs, 
et  partout  du  désordre,  de  la  misère  et  du  déla- 
brement. Deux  mille  écus  de  rente  furent  tout 
ce  qu'il  me  fut  possible  de  recueillir  des  quatre 
fonds  qui  valaient  jadis  plus  de  cinquante  mille 
livres  annuelles.  Il  fallut  bien  se  contenter,  et 
hasarder  de  reparaître  enfin.  Je  l'ai  fait  sans 
aucun  risque;  et  il  devient  chaque  jour  plus  que 
probable  que  je  ne  serai  jamais  poursuivi  pour 
ce  duel.  Mais  cette  catastrophe  affreuse  n'en 
sera  pas  moins  toute  ma  vie  gravée  en  traits  de 
sang  dans  mon  cœur.  Mon  emploi  n'en  est  pas 
moins  donné,  mes  biens  n'en  sont  pas  moins 
dévastés...  tous  mes  amis  n'en  sont  pas  moins 
perdus...  Malheureux  que  je  suis!  est-ce  donc 
après  tant  de  revers  que  j'ose  prétendre  à  la 
divinité   que  j'adore.'*..     Aline,    oubliez-moi... 


ET  VALCOUR  45 


abandonnez-moi...  méprisez-moi...  ne  voyez 
plus  dans  votre  amant  qu'un  téméraire  indigne 
des  vœux  qu'il  ose  former.  Mais  si  vous  me 
tendez  une  main  secourable,  si  vous  accordez 
quelque  retour  au  sentiment  dont  je  brûle  pour 
vous,  ne  jugez  pas  mon  cœur  sur  les  travers  de 
ma  jeunesse,  et  ne  redoutez  pas  l'inconstance  où 
vous  avez  allumé  les  feux  de  l'amour.  Il  est 
aussi  impossible  de  cesser  de  vous  aimer,  qu'il 
l'est  de  se  défendre  de  vous;  mon  âme,  unique- 
ment modifiée  parles  impressions  de  vos  traits, 
ne  peut  plus  se  soustraire  à  leur  empire,  et  l'on 
m'arracherait  plutôt  mille  fois  la  vie  qu'on  ne 
détruirait  mon  amour.  J'attends  mon  arrêt  et 
mon  pardon...  Aline,  Aline,  j'attends  tout  de 
votre  pitié. 


; /r^-''lc  ^' ^/?  •'jj  ■H'-'^-^  ^A-si  •T'^^ 


LETTRE  VI. 


ALINE     A    VALCOUR 


Ce  i'^  juin. 


,^j^.  mon  ami  !  combien  vos  aveux  me  tou- 
nè)\  chent  !  Que  votre  constance  m'est 
^y^^^  chère  !..  Moi,  vous  abandonner... 
vous  délaisser  :  cruel  !..  Ah  !  plus  vous  avez  été 
malheureux,  plus  mon  âme  se  livre  au  plaisir  de 
vous  aimer!  C'est  moi,  mon  ami,  c'est  moi  que 
le  ciel  choisit  pour  adoucir  vos  maux  ;  c'est  par 
ma  main  qu'ils  seront  tous  calmés...  Ah!  Val- 
cour!  combien  vous  me  devenez  cher  depuis  que 
je  connais  votre  infortune.  Ce  n'est  pas  que  vous 
n'ayez  quelques  torts... mais  vous  les  sentez  trop 
vivement  pour  que  je  doive  vous  les  reprocher. 
Vous  avez  été  faible...  vous  avez  été  inconstant, 
peut-être  même  séducteur;  mais  vous  avez  été 
courageux  et  noble,  tous  ces   revers  vous  o*nt 


ALINE    ET    VALCOUR  47 

plongé  dans  un  abîme  dont  ma  tendresse  et  les 
soins  de  ma  mère  veulent  absolument  vous 
retirer...  Non,  je  ne  suis  pas  jalouse  d'Adélaïde, 
je  la  plains  de  toute  mon  âme,  elle  intéresse 
bien  vivement  mon  cœur.  Mais  je  ne  crains 
plus  qu'elle  règne  dans  le  vôtre,  et  je  suis  assez 
glorieuse  pour  être  sûre  de  l'occuper  tout  entier. 

Votre  lettre  a  fait  pleurer  ma  mère...  Elle 
vous  embrasse...  elle  est  bien  aise  de  savoir  ce 
qui  vous  regarde...  Et  sans  vous  compromettre 
en  rien,  elle  aura  du  moins,  dit-elle,  des  armes 
pour  vous  défendre  ;  soyez  bien  sûr  qu'elle  en 
usera. 

Je  ne  vous  écris  qu'un  mot.  Nous  partons, 
écrivez-nous  dès  les  premiers  jours  du  mois 
prochain. 

Vous  ferez  vos  lettres  de  manière  à  ce  qu'elles 
puissent  se  lire  haut.  Sans  vous  interdire  pour- 
tant la  liberté  d'insérer  de  temps  en  temps  un 
petit  billet  pour  moi,  et  dans  lequel  vous  ne 
m'entretiendrez  que  du  sentiment  qui  nous 
flatte  ;  ma  mère  qui  connaît  vos  vues,  et  qui  les 
approuve,  me  remettra  ces  billets  fidèlement.  Si 
vous  avez  quelque  chose  de  plus  secret  à  me 
dire,  vous  l'adresserez  à  Julie:  cette  fille  qui  me 
sert  depuis  son  enfance,  vous  aime,  dit-elle, 
comme  si  vous  deviez  devenir  son  maître  un 
jour.  Cela  serait-il  possible,  mon  ami?  Je  ne  sais. 


48  ALIXE   ET  VALCOUR 

mais  j'ai  des  pressentiments  qui  quelquefois 
me  consolent,  par  leur  illusion  délicieuse,  des 
chagrins  de  la  réalité. 

Nous  emmenons  Folichon  *.  Comment  ne 
l'aimerais-je  pas,  quand  c'est  vous  qui  l'avez 
élevé?  Ce  charmant  animal  vous  chérit  à  tel 
point,  que  chaque  fois  qu'on  vous  annonce,  il 
semble  que  l'espoir  et  la  joie  animent  alors  ses 
traits;  et  quand  son  erreur  est  dissipée,  il  se  ren- 
dort sur  mes  genoux  avec  un  gros  soupir,  qui  me 
le  fait  baiser  mille  fois. 


'  Petit  épagneul  de  la  plus  rare  espèce,  que  Valcour  avait  donné 
à  Aline.  Il  l'avait  dressé  à  apporter  à  sa  maîtresse  un  échaudé  qui 
contenait  un  billet  :  Aline  le  recevait,  lui  en  remettait  un  autre  éga- 
lement rempli  d'un  billet  que  l'épagneul  rappoi-tait  à  son  maître, 
avec  la  même  fldélité.Us  s'écrivirent  ainsi  pendant  deux  ans,  couvrant 
cette  feinte  innocente,  de  l'adresse  et  de  la  sobriété  du  petit  chien, 
qui  portait  et  rapportait  ainsi  sans  endommager  nullement  un  objet 
qui  devait  si  bien  aiguillonner  sa  gourmandise. 


.-J.fî?  ■^^^7^-:,Y;'•j?;-:.■^-c?•-..^-•ï7--;--->)7■T^,-'*7■--■-■'j?--;--<fT;-■^;.'ff^^ 


LETTRE  VII. 

D  É  T  E  R  V  I  L  L  E      A      V  A  L  C  O  U  R. 

Paris,  17  juin. 

!^2S^i  quelque  chose  peut  adoucir  les  tour- 
ments d'une  âme  honnête  et  sensible 
comme  la  tienne,  mon  cher  Valcour, 
c'est  la  satisfaction  de  ceux  qui  te  sont  chers  : 
j'ose  à  ce  titre  t'apprendre  mon  mariage  avec 
Eugénie.  Toutes  les  difficultés  qui  nous  sépa- 
raient sont  vaincues,  et  dans  vingt-quatre  heures 
je  serai  le  plus  heureux  des  époux  :  je  n'ose  pas 
dire  des  hommes,  ta  félicité  manque  à  la  mienne; 
et  je  ne  pourrai  jamais  me  croire  véritablement 
heureux,  tant  que  le  meilleur  de  mes  amis  sera 
dans  l'infortune.  Mais  j'attends  beaucoup  pour 
toi  des  délais  qu'obtient  madame  de  Blamont. 
Elle  t'aime  ;  sa  fille  t'adore  ;  espère  tout  du  cœur 
de  ces  deux  charmantes  femmes.  Tu  sais  qu'Eu- 


50  ALINE 

génie,  sa  mère  et  moi,  nous  sommes  du  voyage 
de  Vertfeuille  ;  juge  si  nous  nous  en  occuperons, 
et  si  nous  ne  chercherons  pas  tous  les  moyens 
possibles  d'avancer  ton  bonheur.  Sois  bien  cer- 
tain, mon  cher  Valcour,  qu'il  ne  sera  question 
que  de  cela.  Mais  je  t'exhorte  au  courage  et  à  la 
patience.  Oter  de  la  tête  d'un  robin  une  idée 
dont  il  est  coiffé,  est  une  entreprise  qui  n'est 
point  facile.  Je  voudrais,  moi,  qu'on  étudiât  un 
peu  ce  Dolbourg;  ou  je  n'ai  jamais  su  juger  un 
homme,  ou  ce  grossier  mortel  doit  renfermer 
un  bel  et  bon  vice,  qui,  mis  dans  tout  son  jour, 
refroidirait  peut-être  un  peu  l'enthousiasme  du 
cher  Président.  Je  sais  bien  que  voilà  encore 
une  de  ces  ruses  de  guerre,  qui  ne  s'arrangera 
pas  avec  ta  maudite  délicatesse;  mais,  mon  ami, 
on  se  sert  de  tout  dans  le  cas  où  tu  es  ;  pesons 
même,  si  tu  veux,  ce  procédé  dans  la  balance  de 
ta  justice  :  à  supposer  que  Dolbourg  ait  quelque 
défaut  capital  qui  dût  faire  le  malheur  de  sa 
femme,  ton  devoir  ne  serait-il  pas  de  le  pré- 
venir? 

Adieu;  les  embarras  de  la  veille  d'une  noce 
m'empêchent  de  t'entretenir  plus  longtemps. 
O  mon  ami!  Quand  pourrai-je  aller  partager 
avec  toi  tous  les  soins  de  la  tienne?  Si  tu  me 
crois  bon  à  quelque  chose  pour  la  circulation  de 
ton   commerce,   dispose  de  moi;   Eugénie   me 


ET    VALCOUR  51 


charge  de  t'ofîrir  de  même  ses  services  ;  mais 
j'imagine  que  toutes  vos  précautions  sont 
prises;  quand  on  s'aime  aussi  vivement  que  vous 
le  faites  l'un  et  l'autre,  rien  n'échappe  dans  la 
recherche  de  tout  ce  qui  peut  être  nécessaire  au 
soulagement  de  ses  peines. 


^v^ 


LETTRE  VIII. 


VALCOUR     A    DETERVILLE. 


Paris,  19  juin. 


P'^^StV^'apprends  ton  mariacre  avec  la  même 
o^f I  <^o  joie  que  s'il  s'agissait  du  mien,  et  je  te 
.v^^j^  félicite  d'autant  plus  sincèrement  de 
cette  union  qu'il  est  difficile  de  trouver  une 
femme  dont  le  charmant  caractère  cadre  mieux 
avec  le  tien.  Ce  sont  de  ces  rapports  heureux 
d'où  naît  sans  doute  toute  la  félicité  de  la  vie. 
Hélas!  j'ai  bien  rencontré  de  même  tous  ceux 
qui  peuvent  faire  le  bonheur  de  la  mienne... 
mais  que  de  difficultés,  mon  ami  !  Ah!  je  ne  me 
flatte  jamais  de  les  vaincre;  et  puis...  te  le  dirai- 
je?  t'avouerai-je    encore   une  délicatesse  que  tu 


ALINE    ET    VALCOUR  53 

vas  traiter  d'enfantillage  ?  La  brillante  fortune 
d'Aline...  le  pitoyable  état  de  celle  de  ton  ami  ; 
tout  cela,  mon  cher,  me  fait  craindre  que  l'on 
n'imagine  que  mes  sentiments  ne  sont  fondés 
que  sur  l'envie  de  conclure  ce  qu'on  appelle 
dans  le  monde  une  bonne  affaire.  Si  jamais  on 
allait  le  penser,  si  cette  affreuse  idée  venait  dans 
de  certains  instants  de  calme  s'offrir  à  l'esprit 
de  mon  Aline  !..  ô  !  mon  cher  Déterville,  je  la 
fuirais  pour  ne  la  jamais  revoir...  Ah  !  comme 
je  désirerais  à  présent  ce  que  j'ai  toujours 
méprisé  !..  que  je  voudrais  posséder  des  hon- 
neurs, des  trésors,  et  tout  ce  qui  pourrait  me 
rendre  digne  de  celle  que  j'adore  ! 

A  supposer  même  que  les  difficultés  s'apla- 
nissent, et  que  je  parvienne  à  ce  que  j'appelle 
l'unique  bonheur  de  ma  vie,  le  regret  de  ne  lui 
avoir  pas  apporté  un  bien  digne  d'elle,  n'altérera- 
t-il  pas  ma  félicité?  L'illusion  des  plaisirsévanouie, 
ne  redouterai-je  pas  qu'elle-même  ne  conçoive 
un  jour  des  regrets  ?  O  mon  ami  !  cache-lui  mes 
craintes,  elle  ne  me  pardonnerait  pas  de  les 
avoir  conçues. 

Non ,  je  n'approuve  point  tes  recherches 
secrètes  sur  Dolbourg  ;  il  y  a  une  sorte  de  trahi- 
son qui  ne  s'arrange  pas  avec  la  franchise  de 
mon  âme  ;  je  ne  veux  devoir  qu'à  moi  seul  la 
préférence  d'Aline;  il  serait,  ce  me  semble,  humi- 


54  ALINE 

liant  pour  moi,  de  ne  triompher  que  par  les 
vices  de  mon  rival.  S'il  en  a  qui  puissent  faire 
le  malheur  d'Aline,  sa  mère  saura  les  découvrir 
assez  tôt,  pour  prévenir  leur  union.  Tout  sera  à 
sa  place  alors  ;  elle  aura  fait  ce  qu'elle  doit,  et 
je  n'aurai  pas  fait  ce  que  je  ne  dois  pas. 

Je  n'userai  point  de  tes  offres  pour  ce  voyage- 
ci  ,  nos  arrangements  sont  pris,  ma  reconnaissance 
n'en  est  pas  moins  la  même...  Ah!  que  j'envie  ta 
félicité,  mon  ami  ;  tu  la  verras  tous  les  jours...  à 
tout  instant  tesyeux  pourront  se  fixersur  lessiens; 
tu  respireras  le  même  air  qu'elle  ;  tu  jouiras  de 
ces  mélanges  de  traits...  mélanges  charmants 
qui  viennent  se  peindre  à  toutes  les  heures  sur 
sa  délicieuse  figure...  Car  remarque-la  bien  :  un 
sentiment...  un  propos...  une  influence  dans 
l'air...  un  repas...  chacune  de  ces  choses  modifie 
différemment  ses  traits.  Elle  n'est  jamais  jolie  à 
une  certaine  heure  comme  elle  le  devient  à 
l'autre;  je  n'ai  vu  de  mes  jours  une  physiono- 
mie si  piquante  et  si  différemment  expressive. 
Je  conviens  qu'il  faut  être  amant  pour  étudier, 
pour  saisir  toutes  ces  nuances.  Mais,  mon  ami, 
le  cœur  y  gagne,  il  n'est  pas  une  seule  de  ces 
variations  qui  ne  légitime  mille  raisons  de 
l'aimer  davantage. 

Adieu...  je  te  trouble...  je  dérobe  des  instants 
à  ta  félicité...  jouis...  jouis,  heureux  ami...  je  ne 


ET    VALCOUR  55 


veux  point  flétrir  les  roses  de  l'hymen,  par  les 
larmes  amères  de  l'amour  malheureux  ;  je  ne 
m'occupe  plus  que  de  ton  bonheur...  Ah!  crois 
qu'il  est  bien  vivement  partagé  par  Tami  le  plus 
sincère  que  tu  possèdes  au  monde. 


LETTRE  IX. 


LE  PRESIDENT   DE  BLAMONT  A  DOLBOURG. 


Paris,  ce  i^^  juillet. 


^g^i.jL  me  paraît,  mon  cher  Dolbourg,  que 
-^"-^  jusqu'ici  tes  succès  ne  sont  pas  bril- 
lants, et  comment  diable  hasarderai-je 
de  te  mener  à  la  campagne,  après  avoir  si 
mal  réussi  à  la  ville  ?  Toutes  réflexions  faites, 
on  te  déteste...  Qu'importe.  Il  est,  comme  tu 
sais,  depuis  longtemps  dans  nos  principes  de 
s'embarrasser  fort  peu  du  cœur  d'une  femme, 
pourvu  qu'on  ait  sa  personne  et  son  argent.  Si 
tu  ne  t'y  prends  pas  mieux  que  cela,  cependant, 
je  crains  que  nous  ne  soyons  réduits  à  emporter 
la  citadelle  d'assaut.  Je  t'aiderai  à  la  battre  en 
brèche,  et  pendant  que  tu  formeras  tes  attaques, 
je  te  ménagerai  des  auxiliaires.  Il  arrive  souvent 
que  quand  on  a  l'intention  de  se  rendre  maître 


ALINE  ET  VALCOUR  57 

d'une  ville,  on  est  obligé  de  s'emparer  des  hau- 
teurs... on  s'établit  dans  tout  ce  qui  commande, 
et  de  là  on  tombe  sur  la  place  sans  redouter  les 
résistances. 

Ou  bien  on  négocie...  on  tourne...  on  tergiverse. 
D'espoir  ou  de  bonheur  tour  ù.  tour  on  la  berce. 
Et  sitôt  qu'on  la  tient,  de  sa  crédulité 
On  la  punit  akrrs  avec  rigidité. 

Ton  imbécile  franchise  t'empêche  de  rien 
entendre  de  tout  cela  ;  ce  n'est  pas  que  tu  ne  sois 
roué  dans  les  formes,  mais  tu  l'es  avec  trop  de 
bonne  foi.  Tant  qu'une  porte  ne  s'ouvre  point  à 
deux  battants,  tu  n'imagines  pas  qu'il  puisse  y 
avoir  de  moyens  de  forcer  les  barricades;  je  te 
l'ai  dit  cent  fois,  mon  ami,  ce  n'est  que  dans 
tiotre  métier  qu'on  apprend  l'art  de  feindre  et  de 
tromper  les  hommes.  Jette  les  yeux  sur  la  mul- 
4:itude  des  détours  que  nous  savons  mettre  en 
usage  quand  il  s'agit,  par  exemple,  de  faire  périr 
un  innocent.  Sur  la  quantité  de  faussetés,  de 
mensonges,  de  subornations,  de  pièges,  de 
manœuvres  insidieuses  que  nous  employons 
habilement  en  pareilles  circonstances,  et  tu 
verras  que  tout  cela  nous  forme  au  métier  des 
ruses,  et  à  la  science  d'amener  les  événements 
au  but  que  nous  nous  proposons.  Je  rirais  bien 


58  ALINE 

de  toi,  s'il  te  fallait  entreprendre  seul  cette 
grande  aventure,  et  réussir  seul.  Tu  irais  là  avec 
une  candeur...  une  vérité...  pas  une  malheureuse 
petite  énigme,  pas  une  seule  tournure,  *  pas 
un  simulacre  de  feinte  !  et  comme  on  te  débou- 
terait bientôt  de  tes  ridicules  prétentions!.,  ce 
n'est  plus  que  par  la  fourberie,  mon  cher  Dol- 
bourg,  que  l'on  s'avance  aujourd'hui  dans  le 
monde;  et  puisque  le  plus  heureux  de  tous  est 
celui  qui  trompe  le  mieux,  ce  n'est  donc  que  dans 
l'art  de  bien  tromper  que  l'on  doit  tâcher  de  se 
rendre  habile...  Au  fait,  ce  sont  les  femmes  qui 
sont  cause  de  cela;  à  force  de  vouloir  être  fines, 
elles  ont  réussi  à  nous  rendre  faux.  Les  folles 
créatures  !  que  j'aime  à  les  voir  se  débattre  avec 
moi!  c'est  l'agneau  sous  la  dent  du  lion...  Je 
leur  rends  dix  points  sur  seize,  et  suis  toujours 
sûr  de  gagner  de  quatre...  Enfin  la  campagne 
s'ouvre...  les  amazones  s'arment...  les  sauvages 
vont  les  attaquer...  Nous  verrons  qui  la  victoire 


■  Uya  apparence  que  le  goût  des  robins  pour  les  énigmes,  les 
«mbièmes  et  l'argent,  était  le  même  du  temps  de  Kabelais  que  de 
nos  jours  :  voici  comme  il  les  peint  dans  son  Pantagruel.  »  On  arrêta 
à  l'Ile  de  Condamnation  (ce  sont  les  parlements.;  Quelques-uns  de 
nos  gens  ayant  voulu  descendre  au  guichet^  y  lurent  arrêtés  par 
ordre  de  Gripe-mi.vavd,  archiduc  des  chats  kourrés,  qui  leur  pro- 
posa une  énigme  à  deviner.  Panurge  en  dit  le  mot,  et  jeta  au  milieu 
du  iiarquet,  une  bourse  pleine  d'or  qui  les  fit  tous  jeter  les  uns  sur 
les  autres  pour  ramasser  l'argent;  et  la  patte  bien  graissée,  ils  accor- 
<lèrent  enfin  les  passeports  demandés  pour  continuer  leur  route. 


ET   VALCOUR  59 


couronnera  ;  mais  que  rien  de  tout  ceci  n'aille 
au  moins  troubler  nos  amusements;  il  faut  savoir 
conduire  plus  d'une  intrigue  de  front,  et  le  pro- 
jet des  plaisirs  qu'on  ne  goûte  pas  encore,  ne 
doit  se  former  qu'au  sein  de  ceux  dont  on  jouit... 
Je  t'attends  ce  soir  chez  nos  déesses.  II  y  avait 
en  vérité  des  siècles  que  nous  n'avions  fait  un  si 
sage  arrangement  que  celui-là. 


LETTRE  X. 


ALIXE    A    VALCOUR. 


i 


H 


Vertfeuille,  i^  juillet. 

\ovs  sommes  établis,  Valcour,  et  notre 
vie  est  décidée  ;  elle  est  libre  et  char- 
mante ;  il  n'}'  manque  que  vous,  mon 
ami,  pour  la  rendre  délicieuse  ;  cette  privation 
déjà  sentie  par  la  société,  l'est  bien  plus  vive- 
ment par  mon  cœur. 

Laissez-moi  vous  dire  comment  nous  vivons, 
je  sais  que  ces  détails  vous  plaisent-,  vous  m'y 
suivez,  j'en  suis  plus  présente  à  votre  imagina- 
tion, et  réellement  l'absence  en  devient  par  là 
moins  cruelle. 

Le  château  de  Vertfeuille,  dans  lequel  il  faut 
d'abord  que  votre  esprit  se  transporte,  n'est  pas 
magnifique,  mais  commode  et  d'une  excessive 
propreté;  il  est  situé  à  cinq  lieues  d'Orléans,  sur 
les  bords  de  la  Loire. 


ALINE    ET    VALCÛUR  6r 

La  forêt  voisine  qui  l'ombrage,  nous  procure 
des  promenades  charmantes;  les  prairies  vertes 
et  fraîches  qui  l'environnent,  toujours  peuplées 
de  troupeaux  gras  et  bondissants,  sont  par- 
tout ornées  de  villages  et  de  maisons  de  cam- 
pagne ;  les  jardins  agréablement  coupés  par  des 
canaux  limpides,  par  des  bosquets  odoriférants, 
qu'égaient  une  multitude  étonnante  de  rossi- 
gnols; l'immense  quantité  de  fleurs  qui  s'y  succè- 
dent neuf  mois  de  l'année;  l'abondance  du  gibier 
et  des  fruits  ;  l'air  pur  et  serein  qu'on  y  respire... 
tout  cela,  mon  ami,  contribue,  quoique  l'objet 
soit  de  peu  de  conséquence,  à  en  faire  un  séjour 
digne  d'orner  l'Elysée,  et  est  mille  fois  préfé- 
rable à  toutes  les  belles  terres  de  monsieur  de 
Blamont,  uniformes  partout,  et  n'offrant  jamais 
que  l'ennui  à  côté  de  la  régularité. 

On  se  lève  ici  tous  les  jours  à  neuf  heures,  et 
tant  qu'il  fait  beau,  le  rendez-vous  du  déjeûner 
est  sous  un  bosquet  de  lilas,  où  tout  se  trouve 
prêt  dès  qu'on  arrive.  Là,  l'on  prend  ce  qu'on 
veut,  et  ma  mère  a  soin  d'y  faire  trouver  à  peu 
près  tout  ce  qu'elle  sait  devoir  plaire  à  chacun. 
Cette  première  occupation  nous  conduit  à  dix 
heures  ;  alors  on  se  sépare  pour  aller  passer  les 
moments  de  la  grande  chaleur  dans  quelques 
cabinets  frais,  avec  des  livres  :  on  ne  se  réunit 
plus  qu'à  trois  heures.  C'est  l'instant  de  servir, 


62  ALINE 

on  fait  un  excellent  dîner,  et  d'autant  plus 
ample,  que  c'est  le  seul  repas  où  l'on  se  mette  à 
table. 

A  cinq  heures  on  en  sort,  c'est  l'heure  des 
grandes  promenades,  les  cannes  et  les  coiffes  se 
prennent,  et  Dieu  sait  où  l'on  va  se  perdre  ! 
A  moins  que  le  temps  ne  menace,  il  est  d'insti- 
tution d'aller  à  pied  et  toujours  extrêmement 
loin,  sans  autre  dessein  que  de  marcher  beau- 
coup; nous  appelons  cela  des  aventures.  Déter- 
ville  est  le  seul  homme  qui  nous  accompagne, 
et  en  vérité  à  la  manière  dont  nous  nous  éga- 
rons, je  ne  doute  pas  qu'incessamment  les  aven- 
tures que  nous  prétendons  chercher  ne  nous 
arrivent. 

Madame  de  Senneval  qu'on  prendrait  bien 
plutôt  pour  la  sœur  aînée  d'Eugénie,  que  pour 
sa  mère,  appelle  cela  des  imprudences,  et 
madame  de  Blamont,  ma  chère  et  délicieuse 
maman,  plus  folle  qu'aucune  de  nous,  assure 
gravement  que  ce  qui  peut  nous  arriver  de  pis, 
est  de  rencontrer  quelques  chevaliers  de  la 
Table  Ronde,  cherchant  des  lauriers  dans  les 
Gaules,  Gauvain,  le  sénéchal  Queux,  ou  le  brave 
Lancelot  du  Lac;  que  ces  honnêtes  gens,  protec- 
teurs-nés du  sexe,  n'ont  jamais  fait  de  mal  aux 
femmes,  et  que  par  conséquent  nous  sommes  en 
sûreté. 


ET  VALCOUR  63 


On  revient  dès  que  le  jour  baisse  ;  on  se  jette 
sur  des  canapés,  rendus,  comme  vous  l'imaginez 
bien,  et  l'on  sert  des  fruits,  des  glaces,  des 
sirops  ou  quelques  vins  d'Espagne  et  des  bis- 
cuits; le  léger  repas  pris,  chacun  sur  son  fau- 
teuil, on  commence  ce  qui  s'appelle  la  soirée. 
Déterville  ou  ma  mère,  nos  deux  meilleurs 
lecteurs,  s'emparent  de  quelques  ouvrages  nou- 
veaux, et  la  lecture  se  fait  jusqu'à  minuit,  heure 
ou  chacun  se  sépare  pour  aller  prendre  les  forces 
nécessaires  à  recommencer  le  lendemain  ;  cette 
vie  ainsi  coupée,  a  l'art  de  nous  faire  passer  les 
jours  avec  tant  de  rapidité,  qu'excepté  moi,  mon 
ami,  qui  trouve  toujours  trop  longs  les  instants 
où  je  dois  exister  sans  vous,  chacun  en  vérité 
croit  n'être  ici  que  d'hier. 

On  part  pour  les  aventures.  Je  vous  quitte; 
que  dirie^-vous,  mon  ami,  si  quelque  géant... 
Ferragus,  par  exemple,  le  fléau  du  brave  cheva- 
lier Valentin;  si,  dis-je,  cet  incivil  personnage 
allait  vous  enlever  votre  Aline?..  Vous  arme- 
riez-vous  de  pied  en  cap  pour  combattre  le 
déloyal?..  Oui!..  Mais  si  Aline  était  déjà  la 
femme  du  géant  ? 

O  mon  ami,  je  suis  moins  triste  ce  soir,  je 
ne  sais  pourquoi;  mais  ma  mère  est  si  aimable!., 
sa  tendresse  pour  moi  est  si  vive  !..  elle  me 
console  si  bien!.,  elle  laisse  naître  avec  tant  de 


64  ALINE   ET  VALCOUR 

bonté  dans  mon  cœur  l'espoir  heureux  d'être 
un  jour  à  tout  ce  que  j'aime,  qu'elle  adoucit  un 
peu  le  chagrin  d'en  être  séparée. 

Elle  médisait  hier  :  «  Si  votre  père  vous  déshé- 
ritait, il  ne  pourrait  pas  vous  enlever  au  moins 
cette  petite  terre;  elle  est  bien  sûrement  à  vous, 
sans  que  jamais  rien  puisse  vous  en  priver  ; 
voilà  pourquoi  je  l'arrange,  pourquoi  je  la  soigne 
et  je  l'embellis  ;  je  veux  qu'elle  vous  oblige  à 
penser  à  moi  quand  je  ne  serai  plus...  »  Et  moi 
que  cette  idée  trouble  et  désespère,  moi  qui  ne 
peux  l'admettre  sans  frémir...  je  me  précipite 
dans  ses  bras,  et  je  lui  dis  :  «  Maman,  ne  me  parlez 
donc  point  ainsi,  vous  allez  me  faire  mourir...» 
et  nos  larmes  coulent  dans  le  sein  l'une  de  l'autre, 
et  nous  nous  jurons  de  nous  aimer  et  de  ne 
mourir  qu'ensemble...  Eh  bien,  ne  voilà-t-il  pas 
ma  gaîté  qui  me  quitte,  j'avais  bien  affaire  aussi 
d'aller  vous  détailler  ces  circonstances...  Adieu, 
aimez-moi  et  écrivez-nous. 


j'i|i3™i||ijis|:iw,lj,;«|m  ifflM^^ 


ÏS2SQ 


LETTRE  XI. 


VALCOUR      A     ALINE. 


Paris,  20  jîiillet. 


Je  vous  écris  à  la  hâte,  dans  l'affreuse 
inquiétude  où  je  suis  ;  prolonger  mon 
billet  serait  en  retarder  l'envoi,  et  je 
brûle  d'impatience  de  le  savoir  en  vos  mains. 
La  peinture  de  la  vie  que  vous  menez  est  déli- 
cieuse, votre  bonheur  s'y  peint,  cette  idée  me 
console;  mais  ces  grandes  courses  m'effraient, 
elles  seules  sont  l'objet  de  ma  lettre;  je  pense 
comme  madame  de  Senneval  ;  elles  sont  folles, 
et  je  vous  supplie  d'y  mettre  des  bornes,  ou  si 
vous  y  tenez,  si  elles  vous  amusent,  ayez  au 
moins  plus  d'un  homme  avec  vous...  faites-vous 
suivre  ;  quelque  fonds  que  je  fasse  sur  la  vaillance 
de  mon  cher  Déterville,  vous  m'avouerez  qu'il 

I  5 


66  ALINE  ET  VALCOUR 

lui  deviendrait  impossible  de  vous  défendre  seul 
contre  une  troupe  armée...  Alioe,  nous  avons 
des  ennemis  puissants,  je  me  fie  peu  à  ce  qu'ils 
disent,  leur  fausseté  m'effraie  plus  que  leurs 
promesses  ne  me  rassurent;  point  d'imprudence, 
je  le  demande  à  madame  de  Blamont,  que  je 
supplie  d'accepter  ici  l'hommage  sincère  de  mon 
respectueux  attachement. 


''i^-s:S^:i^^Sk:i^^z2::S>^ 


I 


LETTRE  XII. 


MADAME    DE   BLAMONT    A    VALCOUR. 


Vertfeuille,  25  juillet. 

^^TPui,  c'est  moi  qui  reçois  cette  lettre  pres- 
CjjK  sée,  et  c'est  moi  qui  ris  de  toute^  mon 
c<«iT^^  âme  de  la  ridicule  frayeur  qu'elle  nous 
peint.  Rassurez-vous,  nos  courses  n'ont  aucun 
danger;  quelque  viol,  quelque  enlèvement,  c'est 
en  vérité  tout  ce  que  j'y  vois  de  pis,  et  dans  ces 
fatales  extrémités,  n'avons-nous  pas  le  brave 
Déterville  qui,  quoique  seul,  romprait  plutôt 
douze  lances,  soyez-en  bien  sûr,  que  de  laisser 
enlever  sa  femme,  ou  les  deux  am.ies  de^son 
ami  ;  à  l'égard  des  gens  qui  promettent,  j'ai  plus 
de  confiance  que  vous  en  leur  parole  ;  ils  m'ont 
juré  du  repos  cet  été,  et  j'y  crois.  La  confiance 
bien  ou  mal  placée  calme  le  sang;  ne  troublez 
pas  le  plaisir  qu'elle  me  donne. 


68  ALINE 

Il  vient  de  nous  arriver  ici  un  homme  de  votre 
connaissance  qui  s'intéresse  toujours  bien  vive- 
ment à  vous.  C'est  le  comte  de  Beaulé  ;  son  grade 
dans  la  province,  ses  terres  voisines  de  la 
mienne,  son  ancienne  amitié  pour  moi  ;  toutes 
ces  raisons  l'ont  engagé  à  venir  me  donner  quel- 
ques jours;  je  ne  vois  jamais  ce  brave  et  hon- 
nête militaire,  sous  lequel  vous  avez  fait  vos 
premières  armes,  sans  une  sorte  d'émotion  res- 
pectueuse; je  ne  trouve  que  lui  en  France  qui 
nous  peigne  encore  les  franches  vertus  de  l'an- 
tique chevalerie;  son  costume,  son  air,  la  manière 
dont  il  s'exprime,  tout  annonce  en  lui  le  reli- 
gieux sectateur  de  ces  lois  si  prodigieusement 
oubliées  de  nos  jours...  de  ces  lois  précieuses, 
remplacées  par  de  l'impertinence  et  des  vices... 
Mais  quelle  est  cette  petite  tête  qui  s'approche 
de  la  mienne?..  Vîtes-vous"  jamais  un  procédé 
pareil?..  Parce  qu'on  m'a  vue  prendre  mon  écri- 
toire,  ne  voilà-t-il  pas  tout  de  suite  un  visage 
par-dessus  mon  épaule... et  puis  de  grands  éclats 
de  rire,  parce  que  je  surprends  cette  tête  et  que 
je  gronde. 

—  Mais,  maman,  c'est  que  c'est  moi  que  cette 
correspondance  regarde,  vous  l'avez  dit. 

—  Eh  bien,  mademoiselle,  j'ai^changé  d'avis, 
vous  me  laisserez  bien  peut-être  jouir  une  fois 
de  vos  plaisirs. 


ET   VALCOUR  69 


—  Oh  !  maman... 

Et  puis  on  ne  rit  plus,  c'est  un  singulier  être 
pourtant  qu'une  petite  fille  dont  le  cœur  est  pris. 

—  Tenez^  mademoiselle,  changeons  de  rôle, 
votre  père  veut  que  j'écrive  à  monsieur  Dol- 
bourg,  chargez-vous-en. 

—  Monsieur  Dolbourg,  maman  ? 

—  A  lui-même. 

—  Et  qu'y  a-t-il  de  commun  entre  cet  homme 
et  moi  ? 

—  Comment!  n'est-ce  pas  lui  qui  doit  devenir 
mon  gendre? 

—  Oh  !  vous  aimez  trop  votre  Aline  pour  la 
sacrifier  ainsi. 

—  Eh  bien  oui,  mais  votre  père  ? 

—  Vous  le  vaincrez. 

—  Je  n'en  réponds  pas. 

—  Je  mourrai  donc? 

—  Allons,  venez  que  je  vous  embrasse  encore 
une  fois  avant  cette  mort,  à  l'anglaise,  et  laissez- 
moi  finir  ma  lettre. 

On  est  venu  couvrir  de  larmes  le  papier  sur 
lequel  j'écrivais.  Vous  le  voyez,  il  faut  que  je 
change  de  page,  et  la  friponne  rit  et  pleure 
à  la  fois,  en  me  baisant...  enfin,  elle  s'asseoit,  et 
je  puis  écrire. 

Nous  avons  ici  le  tableau  de  la  félicité.  Eugé- 
nie, que  nous  ne   devrions   plus  nommer  que 


70  ALINE    ET   VALCOUR 

madame  Déterville,  aime  passionnément  son 
mari  et  elle  en  est  adorée.  C'est  dans  l'asile  du 
repos  et  de  l'innocence,  c'est  à  la  campagne, 
mon  cher  Valcour,  où  le  bonheur  de  s'aimer  se 
goûte  mieux  selon  moi,  et  où  l'on  se  plaît  mieux 
à  en  contempler  le  spectacle...  Mais  à  Paris, 
dans  ce  gouffre  de  perversité,  où  les  mauvaises 
mœurs  forment  le  bon  air,  où  l'indécence  est 
une  grâce,  la  fausseté  de  la  finesse  et  la  calomnie 
de  l'esprit,  on  ne  connaît  rien  de  ce  que  dicte 
la  nature,  toujours  à  côté,  ou  au  delà  de  ses 
mouvements  ;  on  y  trouve  plus  court  de  persifler 
que  de  sentir,  parce  qu'il  ne  faut  pour  l'un 
qu'un  peu  de  jargon,  et  que  pour  l'autre  il  fau- 
drait un  cœur,  dont  les  sensations  énervées  par 
la  licence  et  corrompues  par  leur  énergie,  on  y 
chansonnerait  un  époux  qui,  au  bout  d'un  mois, 
serait  encore  amoureux  de  sa  femme...  Oh  !  que 
je  hais  ce  ton.  Oh  !  que  je  vous  haïrais,  je  crois, 
vous-même,  si  vous  n'étiez  plus  amoureux  de 
la  vôtre  au  bout  de  vingt  ans.  Adieu,  tenez- 
nous  parole,  soyez  sage,  et  tout  ira  bien. 


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LETTRE  XIII. 

ALINE    A    VALCOUR. 

Vertfeiiille,  ce  6  août. 

Iw^CF^'E  comte  vient  de  nous  quitter  ;  nous 
qQ  fc}n  allons  reprendre  notre  ancienne  vie,  il 
>yVi^'^'   était    devenu    nécessaire    de    l'inter- 


rompre. Monsieur  de  Beaulé  se  promène  peu,  et 
malgré  ses  instances  pour  ne  pas  nous  déranger, 
nous  avons  dû  lui  tenir  compagnie;  que  ce  début 
ne  vous  alarme  point.  Encore  une  fois  les  courses 
n'ont  rien  de  dangereux,  croyez  que  nous  ne  les 
ferions  pas,  s'il  y  avait  la  moindre  chose  à 
craindre. 

Ma  mère  entretint  l'autre  jour  son  ancien  ami 
<ie  nos  projets  communs;  il  les  approuve,  de  cet 
air  ouvert  et  franc,  qui  fait  voir  que  le  oui  qu'on 


72  ALINE 

répond  part  du  cœur,  et  n'est  pas  le  mot  de 
convenance;  mais  il  craint  bien  qu'on  ne  réus- 
sisse pas  à  vaincre  le  président;  il  a  souri  en 
disant  que  Dolbourg  et  lui  étaient  intimement 
liés,  et  souri  d'une  façon  qui  me  fait  craindre 
que  ce  ne  soit  le  vice  qui  étaye  cette  indigne 
association.  Quelque  frêles  que  dussent  être  ces 
sociétés,  peut-être  sont-elles  plus  difficiles  à 
rompre  que  celles  que  la  vertu  soutient,  et  j'en 
redoute  étonnamment  les  effets  ;  ils  lient,  pré- 
tend-on, leurs  maîtresses  entre  elles,  comme  ils 
le  sont  eux-mêmes,  et  ce  quadrille  pervers  est 
indissoluble,  on  me  l'a  dit  à  l'insu  de  ma  mère; 
garde-moi  le  secret;  ce  Dolbourg...  une  maî- 
tresse... Et  quelle  est  donc  la  créature  aban- 
donnée... il  est  vrai  que  quand  on  est  riche... 
Mon  ami  cet  homme  a  une  maîtresse  !  et  si  cela 
est,  pourquoi  veut-il  m'épouser  ?..Mais  entendez- 
vous  de  telles  mœurs?  D'où  vient  prendre  une 
femme  alors.''  C'est  donc  un  meuble  qu'on 
achète...  Ah!  j'entends,  on  a  cela  dans  sa 
chambre,  comme  un  magot  sur  sa  cheminée... 
c'est  une  affaire  de  convention,  et  je  serais  la 
victime  de  cet  usage!  et  je  romprais  des  nœuds 
qui  me  sont  si  chers,  pour  être  la  femme  de  cet 
homme-là  !  Comment  concevriez-vous  votre 
malheureuse  Aline  dans  cette  fatale  existence, 
s'il  fallait  que  le  ciel  l'y  soumît  ? 


ET   VALCOUR  73 


Déterville  voudrait  faire  quelques  recherches 
sur  les  mœurs  dépravées  de  ce  financier,  il  m'a 
dit  votre  délicatesse,  je  ne  puis  m'empécher  de 
l'approuver,  et  la  mienne  à  présent  m'impose 
les  mêmes  lois  ;  car,  si  cette  liaison  vicieuse  est 
constatée  entre  mon  père  et  Dolbourg,  Déter- 
ville ne  dévoilerait  les  torts  de  l'un,  qu'en  met- 
tant ceux  de  l'autre  au  jour...  Le  dois-je  ?  ma 
mère  est  malheureuse,  je  serais  bien  fâchée 
qu'une  aussi  triste  découverte  vînt  augmenter 
l'horreur  de  sa  situation;  ce  n'est  pas  que  son 
cœur  fût  compromis,  après  les  procédés  de  mon- 
sieur de  Blâment;  il  serait  difficile,  sans  doute, 
que  sa  femme  pût  l'aimer  bien  affectueusement, 
et  d'ailleurs  leur  âge  est  si  différent  !  mais 
qu'on  aime  ou  non  son  mari,  on  n'en  partage 
pas  moins  tous  ses  torts,  et  les  vices  qui  se  trou- 
vent en  lui  n'en  affligent  pas  moins  notre 
orgueil.  Les  chagrins  que  ce  sentiment  blessé, 
peut  faire  naître,  sont  peut-être  aussi  cuisants 
que  ceux  que  nous  donne  l'amour...  je  ne  le 
crois  pas  cependant,  et  comme  il  n'est  pas  de 
sensation  plus  vive  que  celle  de  l'amour,  il  ne 
peut  en  exister  dont  les  tourments  puissent  deve- 
nir aussi  sensibles...  Je  ne  sais...  je  ne  suis  plus 
si  gaie,  il  me  passe  tout  plein  de  nuages  dans 
l'esprit;  mon  père  nous  a  fait  espérer  du  repos 
cet  été.    Mais   s'il    changeait    d'avis,   s'il  arri- 


74  ALINE    ET   VALCOUR 

vait  avec  son  cher  Dolbourg...  Eugénie  le  craint, 
j'en  frissonne.  O  !  mon  cher  Valcour,  je  l'ai  dit  à 
ma  mère  ;  mais  si  cet  homme  arrive,  je  fuis... 
qu'il  ne  compte  pas  sur  ma  présence,  je  ne  résis- 
terais pas  à  l'horreur  de  la  sienne;  distrayez- 
moi,  Valcour,  ôtez-moi  ces  tristes  idées,  elles 
troublent  mon  repos,  et  je  ne  puis  les  vaincre; 
mais  est-ce  vous  qui  me  consolerez,  vous  qui 
devez  frémir  autant  que  moi... 


'^^^^' 


LETTRE  XIV. 


VALCOUR      A     ALINE, 


Paris,  14  août. 


fiÇîQous  rassurer  !..  qui,  moi?  Ah!  vous  avez 
b^  raison,  je  tremble  autant  que  vous;  le 
^^  caractère  de  l'homme  dont  il  s'agit, 
est  bien  fait  pour  nous  alarmer  tous  les  deux; 
cette  sécurité  où  sa  promesse  vous  tient,  enve- 
loppe peut-être  un  piège  dans  lequel  il  veut  vous 
surprendre.  Il  voudra  voir  si  votre  solitude  est 
exacte,  si  je  ne  m'avise  point  de  la  troubler...  et 
qui  sait  s'il  n'amènera  pas  son  Dolbourg!  Cepen- 
dant il  n'est  pas  vraisemblable  qu'on  exige  tout  de 
suite,  de  vous,  un  serment  qui  vous  cause  autant 
de  répugnance;  n'est-on  pas  convenu  de  vous 
laisser  du  temps?..  Si  l'on  vous  contraignait,  n'en 
doutez  pas,  cette  mère  qui  vous  adore,  et  que 
nous  chérissons  si  bien  tous  les  deux,  prendrait 
alors  votre  parti   avec  une   chaleur   capable  de 


76  ALINE    ET   VALCOUR 

VOUS  obtenir  de  nouveaux  délais...  Hélas!  je  vous 
rassure  et  je  frémis  moi-même;  je  veux  calmer 
des  troubles  qui  me  dévorent,  je  veux  consoler 
Aline  et  je  suis  plus  affligé  qu'elle. 

Il  est  vrai  que  je  me  suis  opposé  aux  recher- 
ches que  me  proposait  Déterville,  et  d'après  ce 
que  vous  m'apprenez,  je  m'y  oppose  encore 
plus  fortement;  nous  pouvons  souffrir  des  torts 
de  ceux  auxquels  la  nature  nous  a  asservis,  mais 
nous  devons  les  respecter;  si  madame  de  Bla- 
mont  ne  se  trouvait  pas  liée,  comme  nous,  dans 
cette  recherche,  j'oserais  dire  que  ce  soin  la 
regarde;  mais  si  l'association  soupçonnée  est 
sûre,  elle  ne  le  peut  plus.  Non  qu'elle  ne  le  dût, 
si  elle  était  incertaine  ;  mais  si  la  chose  est  prou- 
vée, le  silence  est  son  lot.  Que  faire  ?  que  deve- 
nir? qu'imaginer,  grand  Dieu!  au  moins  votre 
cœur  me  reste,  Aline,  j'ose  être  sûr  d'y  régner. 
Que  cette  consolation  m'est  douce  !  je  n'existe- 
rais pas  sans  elle.  Conservez-le-moi  ce  senti- 
ment qui  fait  mon  bonheur;  soyez  toujours 
l'unique  arbitre  de  mon  sort;  opposons  à  cette 
multitude  d'obstacles,  la  fermeté  que  donne  la 
constance,  et  nous  triompherons  un  jour.  Mais 
si  vous  faiblissez,  si  les  persécutions  vous  déter- 
minent... si  le  malheur  vous  abat,  Aline, 
envoyez-moi  la  mort;  elle  me  sera  bien  moins 
cruelle. 


il 


^^  r     'i  '       *•*"  .    T"'  *"t"T    .    '     "^^j3C^"'.  H^i  â^[^»'i'' '■  '  .'■■  ^"^\,   .'.;'  ■iii'v 


LETTRE  XV. 

DÉTERVILLE      A     VALCOUR. 

VertfeiUlle,  ce  26  août. 

^ipÇ-C^u  l'avais  deviné,  mon  cher  Valcour,  il 
^^'  Vv  '^sv^i^  nécessairement  nous  arriver 
(c^3t(^.  quelque  aventure  à  ces  promenades 
éloignées,  si  fort  du  goût  de  madame  de  Bla- 
mont,etsi  désapprouvées  par  ta  prudence;  mais 
ne  t'inquiète  pas,  aucune  diminution  à  la  somme 
totale  de  nos  hôtes,  nulle  atteinte  à  aucun  d'eux. 
Ce  n'est  qu'une  recrue  que  nous  avons  faite... 
une  recrue  fort  singulière  ;  et  pour  que  ton  ima- 
gination, que  je  connais  impatiente  et  fougueuse, 
n'aille  pas  au-devant  de  la  vérité  et  ne  la 
change  aussitôt  en  d'affreux  revers,  écoute  avant 
que  de  prévoir. 


78  ALINE 

Depuis  que  les  jours  diminuent,  on  dîne  plu- 
tôt à  Vertfeuille,  afin  de  se  trouver  à  peu  près 
la  même  quantité  d'heures  de  promenade.  En 
conséquence,  hier  nous  étions,  malgré  l'extrême 
chaleur,  partis  à  trois  heures  et  demie,  dans  le 
dessein  de  traverser  un  petit  angle  de  la  forêt, 
derrière  lequel  se  trouve  un  hameau  charmant, 
où  ton  Aline  a  une  bonne  amie,  nommé  Colette 
qui  lui  donne  toujours  d'excellent  lait...  On  vou- 
lait donc  aller  goûter  du  lait  de  Colette;  mais 
il  fallait  se  presser;  on  ne  voulait  pas  repasser 
le  bois  la  nuit,  et  cette  nuit  qu'on  craignait, 
devait  étendre  ses  voiles  lugubres  à  près  de  sept 
heures.  Il  y  a  deux  lieues  de  Vertfeuille  chez 
Colette  :  ainsi  pas  un  moment  à  perdre.  Tout 
allait  le  mieux  du  monde  jusqu'au  hameau  ;  on 
arriva  à  cinq  heures  et  demie  chez  la  jolie  lai- 
tière :  on  but  son  lait.  Aline  qui  lui  portait  plein 
ses  poches  de  babioles  qu'elle  avait  faites  pour  lui 
plaire,  en  fut  reçue  comme  tu  l'imagines  ;  mais 
toutes  les  montres  marquaient  six  heures,  il 
s'agissait  de  partir  en  diligence...  On  se  quitta 
donc  en  grondant,  tout  en  disant  qu'on  avait  à 
peine  le  temps  de  respirer...  que  j'étais  plus 
effrayé  que  les  femmes,  et  mille  autres  mau- 
vaises plaisanteries,  qui  ne  me  démontèrent 
point,  parce  que  si  j'étais  alarmé,  les  chères 
dames  devaient  bien  voir  que  ce  n'était  que  pour 


ET  VALCOUR  79 


elles;  c'est  pourquoi  je  tins  bon  et  nous  par- 
tîmes. 

A  peine  engagés  dans  la  route  du  bois  dont 
le  débouché  touche  aux  avenues  de  Vertfeuille, 
nous  entendîmes  des  cris  perçants  qui  nous  paru- 
rent venir  d'une  des  routes  diagonales  qui  se 
perdent  dans  le  milieu  de  la  forêt.  Tout  le 
monde  s'arrête...  il  était  déjà  nuit;  l'étonnement 
fait  place  à  la  peur,  et  voilà  toutes  nos  héroïnes 
tellement  effarouchées,  que  l'une,  Eugénie, 
tombe  évanouie  dans  mes  bras,  et  que  les  trois 
autres  perdant  absolument  l'usage  de  leurs 
jambes,  se  laissent  tomber  au  pied  des  arbres. 

Si  je  désirais  qu'on  ne  se  trouvât  pas  de  nuit 
au  milieu  d'une  telle  route,  c'est  que  je  prévoyais 
bien  ce  qui  arriverait  au  plus  léger  accident, 
et  l'embarras  qui  en  résulterait  pour  moi  ;  ras- 
surer, approfondir,  défendre,  tel  était  la  besogne, 
et  j'étais  bien  plus  embarrassé  des  deux  premiers 
soins  que  du  troisième.  Je  les  calmai  donc  de 
mon  mieux,  et  sans  perdre  une  minute,  je 
m'élance  où  j'entends  les  cris.  Il  n'était  pas  aisé 
de  trouver  l'endroit  d'oii  ils  partaient  ;  la  mal- 
heureuse qui  les  jetait  était  hors  de  la  route, 
elle  paraissait  enfoncée  dans  le  taillis,  et  quelque 
bruit  que  je  fisse  moi-même,  quoique  j'appe- 
lasse... trop  occupée  de  sa  douleur,  l'infortunée 
ne  me  répondait  point.   Je  distingue  cependant 


8o  ALINE 

plus  juste,  je  quitte  la  route,  m'enfonce  dans  le 
taillis,  et  trouve  enfin  sur  un  tas  de  fougère,  au 
pied  d'un  grand  chêne,  une  jeune  fille  venant 
de  mettre  au  jour  une  malheureuse  petite  créa- 
ture, dont  la  vue  jointe  aux  douleurs  physiques 
que  venait  d'éprouver  la  mère,  faisait  pousser 
à  cette  mère  désolée  de  lamentables  cris,  qu'ac- 
compagnaient des  pleurs  abondants.  Mon  abord, 
l'épée  à  la  main,  l'effraya,  comme  tu  peux  penser; 
mais  la  cachant  sous  mon  habit  sitôt  que  je 
m'aperçus  que  je  n'avais  affaire  qu'à  une  femme, 
je  m'approchai  d'elle  et  lui  parlant  avec  dou- 
ceur, je  parvins  promptement  à  la  tranquilliser. 

—  Pardon,  lui  dis-je,  mademoiselle,  je  n'ai  le 
temps  ni  de  vous  écouter  ni  de  vous  secourir,  je 
dois  rejoindre  des  dames  qui  m'attendent  ici  près, 
que  je  ne  puis  abandonner  seules  à  l'entrée  de  la 
nuit,  et  que  vos  cris  viennent  d'effrayer;  votre 
position  me  paraît  embarrassante;  suivez-moi, 
emportez  cette  petite  créature,  donnez-moi  le 
bras  et  partons. 

—  Qui  que  vous  soyez,  me  dit  l'inconnue,  vos 
soins  me  sont  précieux,  mais  je  n'ose  en  profiter, 
je  voudrais  aller  au  village  de  Berseuil,  daignez 
m'en  montrer  la  route,  je  suis  assurée  d'y  trouver 
des  secours. 

—  Je  ne  connais  point  de  village  de  Berseuil 
dans  ces  environs,  je  ne  puis  vous  offrir  pour  le 


ET   VALCOUR  Si 


présent  que  ce  que  je  viens  de  vous  dire,  accep- 
tez-le, croyez-moi,  ou  je  vais  être  obligé  de 
vous  quitter. 

Alors  cette  pauvre  fille  ramasse  son  enfant; 
elle  le  baise. 

—  Malheureuse  créature,  s'écria-t-elle  en  Ten- 
tortillant  d'un  mouchoir  et  le  plaçant  dans  son 
jupon,  fruit  de  ma  honte  et  de  mon  déshonneur, 
devais-je  croire  que  tu  serais  privée  d'abri  dès 
en  voyant  le  jour! 

Puis  elle  prit  mon  bras,  et  marchant  avec 
peine,  nous  regagnâmes  au  plus  tôt  l'endroit 
où  j'avais  laissé  ces  dames.  Nous  les  revîmes 
bientôt...  mais  dans  quel  état!  Les  deux  filles 
tenaient  leurs  mères  embrassées,  et  quoi- 
qu'elles fussent  elles-mêmes  dans  une  agitation 
prodigieuse,  elles  s'efforçaient  de  les  rassurer. 
Tu  juges  de  l'effet  de  mon  retour,  n'apercevant 
qu'un  individu  de  leur  sexe,  voyant  mon  air 
ouvert  et  tranquille,  tout  se  calma  et  l'on  accou- 
rut vers  moi.  Je  fis  en  deux  mots  l'histoire  de 
ma  rencontre  ;  la  jeune  fille  extrêmement  confuse, 
témoigna  son  respect  comme  elle  put.  On  exa- 
mina, on  caressa  l'enfant;  madame  de  Blamont 
voulait  donner  au  moins  quelques  instants  de 
repos  à  la  mère,  tant  par  humanité  que  pour 
s'instruire  un  peu  plus  à  fond  de  ce  qui  pouvait 
éclaircir  une   aussi   singulière  aventure.    Mais 


82  ALINE 

faisant  observer  à  ces  dames  que  la  nuit  s'épais- 
sissait de  plus  en  plus,  et  qu'il  nous  restait  près 
de  trois  quarts  de  lieues,  je  décidai  le  départ  le 
plus  prompt.  Aline  voulut  porter  l'enfant,  pour 
soulager  la  mère  à  laquelle  je  donnai  le  bras; 
Eugénie  aida  des  siens  les  deux  dames,  et  nous 
sortîmes  en  diligence  du  bois. 

—  Point  d'éclaircissements  que  nous  ne 
soyons  au  château,  dis-je  à  madame  de  Bla- 
mont  qui  voulait  toujours  questionner,  ils 
nous  retarderaient,  ils  fatigueraient  cette  jeune 
personne  déjà  très  abattue;  ne  nous  occupons 
ce  soir  que  d'arriver  et  de  secourir.  On  approuve 
mon  conseil,  et  nous  touchons  enfin  le  port. 
Il  était  temps  ;  à  peine  la  pauvre  demoiselle, 
dont  j'aidais  les  pas,  pouvait-elle  se  traîner. 
Ce  qui  fit  dire  à  madame  de  Blamont  qu'as- 
surément elle  serait  morte  si  elle  eût  per- 
sisté dans  son  projet  de  se  rendre  à  ce  village  de 
Berseuil,  dont  j'ignorais  la  situation,  et  qui  se 
trouvait  à  six  grandes  lieues  de  l'endroit  où  la 
rencontre  s'était  faite.  Le  premier  soin  de  la 
maîtresse  du  logis,  fut  d'établir  cette  infortunée 
dans  une  des  meilleures  chambres  du  château 
avec  son  enfant,  et  après  lui  avoir  fait  prendre 
d'abord  un  bouillon,  puis  deux  heures  après  une 
rôtie  au  vin  de  Bourgogne,  on  la  laissa  reposer. 

Comme  on    n'avait  voulu    d'elle,  ce    soir-là, 


ET  VALCOUR  83 


aucun  éclaircissement  pour  ne  la  point  fatiguer, 
l'aventure,  comme  tu  le  crois,  fut  interprétée  de 
toutes  sortes  de  manières  :  chacun  dit  son  mot,  et 
par  une  fatalité  assez  commune  dans  ces  sortes 
de  cas,  personne  n'approcha  d'une  vérité,  plus 
importante  que  l'on  ne  le  pensait. 

Le  lendemain  matin,  c'est-à-dire  aujourd'hui, 
on  doit,  aussitôt  qu'on  supposera  la  belle  aven- 
turière éveillée,  se  transporter  dans  son  appar- 
tement pour  apprendre  d'elle  le  récit  de  son 
histoire,  si  la  sage-femme  qu'on  a  envoyé  cher- 
cher sur-le-champ  la  trouve  assez  bien  pour  lui 
permettre  de  nous  la  raconter.  Ce  récit  fera 
donc  le  sujet  de  ma  première  lettre;  le  courrier 
part,  madame  de  Blamont  me  presse,  et  je 
t'embrasse. 


LETTRE  XVI. 


LE     MEME     AU      MEME. 


Vertfeuille,  ce  28  août. 


ï^^^^i^  courrier  ne  partant  point  hier^  je  n'ai 
ogLy^n  pu  reprendre  le  fil  de  notre  aventure 
^^TTTTT^  qu'aujourd'hui...  O  mon  ami,  que 
d'idées  tout  ceci  va  faire  naître  en  toi,  et  quels 
soupçons  singuliers  se  forment  ici  dans  toutes 
les  têtes!  Serait-il  possible  que  le  hasard  eût 
voulu  placer  dans  nos  mains  le  premier  anneau 
d'une  chaîne  dont  l'extrémité  peut  tenir  au  but 
d'éclaircissement  que  nous  nous  proposons  avec 
tant  d'ardeur  !  Mais  comme  rien  ne  peut  s'affir- 
mer encore,  contentons-nous,  moi  de  raconter, 
toi  de  soupçonner,  de  conjecturer  et  d'appro- 
fondir même  si  tu  veux. 

La  sage-femme  introduite  hier  matin  dans  la 


ALINE   ET  VALCOUR  85 

chambre  de  la  jeune  personne,  nous  apprit  peu 
après  que  la  nuit  avait  été  agitée,  qu'il  y  avait 
eu  un  peu  de  fièvre,  mais  que  ces  accidents 
n'ayant  rien  d'étranger  à  l'état,  nous  pouvions 
entrer  si  nous  le  désirions  et  apprendre  tout  ce 
qui  la  concernait  :  elle  consentait  à  nous  instruire. 
Il  n'y  eut  d'admis  que  madame  de  Senneval, 
madame  de  Blamont  et  moi,  on  ne  crut  pas 
décent  d'y  mener  Aline.  Heureux  caractère  qui 
modèle  toujours  ses  désirs  sur  ses  devoirs  !  cette 
privation  ne  lui  coûta  rien,  sa  curiosité  ne 
l'emporta  pas  sur  sa  pudeur. ..  Eugénie  lui  tint 
compagnie.  Nous  entrâmes  après  quelques  civi- 
lités de  part  et  d'autres  :  tels  furent,  mon  cher 
Valcour,  les  termes  dans  lesquels  s'exprima 
notre  aventurière. 


Histoire  de  Sophie. 

On  me  nomme  Sophie,  madame,  dit-elle  en 
s'adressant  à  madame  de  Blamont,  mais  je  serais 
bien  en  peine  de  vous  rendre  compte  de  ma 
naissance,  je  ne  connais  que  mon  père,  et  j'ignore 
les  particularités  qui  ont  pu  me  donner  le  jour. 
Je  fus  élevée  dans  le  village  de  Berseuil,  par  la 
femme  d'un  vigneron  qui  se  nomme  Isabeau  ; 
j'allais  la  joindre  quand  vous  m'avez  trouvée. 


86  ALINE 

Elle  m'a  servi  de  nourrice,  et  m'a  prévenue, 
dès  que  je  pus  entendre  raison,  qu'elle  n'était 
point  ma  mère,  et  que  je  n'étais  chez  elle  qu'en 
pension.  Jusqu'à  l'âge  de  treize  ans,  je  n'ai  eu 
d'autre  visite  que  celle  d'un  monsieur  qui  venait 
de  Paris,  le  même,  à  ce  que  dit  Isabeau,  qui 
m'avait  apportée  chez  elle,  et  qu'elle  m'assura 
secrètement  être  mon  père.  Rien  de  plus  simple 
et  de  plus  monotone  que  l'histoire  de  mes  pre- 
miers ans,  jusqu'à  l'époque  fatale  où  l'on  m'ar- 
racha de  l'asile  de  l'innocence,  pour  me  préci- 
piter, malgré  moi,  dans  l'abîme  de  la  débauche 
et  du  vice. 

J'allais  atteindre  ma  treizième  année,  lorsque 
l'homme  dont  je  vous  parle  vint  me  trouver 
pour  la  dernière  fois  avec  un  de  ses  amis  du 
même  âge  que  lui,  c'est-à-dire  environ  cinquante 
ans.  Ils  firent  retirer  Isabeau  et  m'examinèrent 
tous  deux  avec  la  plus  grande  attention.  L'ami 
de  celui  que  je  devais  prendre  pour  mon  père  fit 
beaucoup  d'éloges  de  moi...  j'étais  selon  lui 
charmante,  faite  à  peindre...  Hélas!  c'était  la 
première  fois  que  je  l'entendais  dire,  je  n'ima- 
ginais pas  que  ces  dons  de  la  nature  dussent 
devenir  l'origine  de  ma  perte...  qu'ils  dussent 
être  la  cause  de  tous  mes  malheurs!  L'examen 
des  deux  amis  était  entremêlé  de  légères 
caresses;  quelquefois  même  on   s'en  permettait 


ET  VALCOUR  87 


OÙ  la  décence  n'était  rien  moins  que  respectée... 
ensuite  tous  deux  se  parlaient  bas...  je  les  vis 
même  rire...  Eh  quoi  !  la  gaîté  peut  donc  naître 
où  se  médite  le  crime  !  l'âme  peut  donc  s'épa- 
nouir au  milieu  des  complots  formés  contre 
l'innocence.  Tristes  effets  de  la  corruption  !  que 
j'étais  loin  d'en  augurer  les  suites  !  Elles  devaient 
être  bien  amères  pour  moi.  On  fit  revenir  Isa- 
beau... 

—  Nous  allons  vous  enlever  votre  jeune  élève, 
dit  monsieur  Delcour  (c'est  le  nom  de  celui 
qu'on  m'avait  dit  de  regarder  en  père);  elle  plaît 
à  monsieur  de  Mirville,  dit-il  en  montrant  son 
ami,  il  va  la  conduire  à  sa  femme  qui  en  prendra 
soin  comme  de  sa  fille... 

Isabeau  se  mit  à  pleurer,  et  me  jetant  dans 
ses  bras,  aussi  chagrine  qu'elle,  nous  mêlâmes 
nos  regrets  et  nos  pleurs... 

—  Ah  !  monsieur,  dit  Isabeau  en  s'adressant  à 
monsieur  de  Mirville,  c'est  l'innocence  et  la 
candeur  même,  je  ne  lui  connais  nul  défaut... 
je  vous  la  recommande,  monsieur,  je  serais  au 
désespoir  s'il  lui  arrivait  quelque  malheur... 

—  Des  malheurs?  interrompit  Mirville,  je  ne 
vous  la  prends  que  pour  faire  sa  fortune. 

Isabeau.  —  Que  le  ciel  au  moins  la  préserve 
de  la  faire  aux  dépens  de  son  honneur. 

Mirville.  —  Que  de  sagesse  dans  la  bonne 


88  ALINE 

nourrice  !  On  a  bien  raison  de  dire  que  la  vertu 
n'est  plus  qu'au  village. 

IsABEAU  à  monsieur  Delcour.  —  Mais  vous 
m'aviez  dit  ce  me  semble,  monsieur,  à  votre 
dernière  visite  que  vous  la  laisseriez  au  moins 
jusqu'à  ce  qu'elle  eût  rempli  ses  premiers 
devoirs  de  religion. 

Delcour.  —  De  religion  ? 

IsABEAU.  —  Oui,  monsieur. 

Delcour.  —  Eh  bien  !  est-ce  que  cela  n'est 
pas  fait  ? 

IsABEAU.  —  Non,  monsieur,  elle  n'est  pas 
encore  assez  instruite  ;  monsieur  le  curé  l'a 
remise  à  l'année  prochaine. 

De  Mirville.  —  Oh  parbleu  !  nous  n'atten- 
drons pourtant  pas  jusque-là,  je  l'ai  promise 
pour  demain  à  ma  femme...  et  je  veux...  Eh 
mais  !  ne  s'acquitte-t-on  pas  de  ces  misères-là 
partout  ? 

Delcour.  —  Partout,  et  aussi  bien  chez  nous 
qu'ici.  Ne  croyez-vous  donc  pas,  Isabeau,  qu'il 
puisse  être  dans  la  capitale  d'aussi  bons  direc- 
teurs de  jeunes  filles  que  dans  votre  village  de 
Berseuil?... 

Puis  se  tournant  vers  moi.  . 

—  Sophie,  voudriez-vous  mettre  des  entraves 
à  votre  fortune  ?  Quand  il  s'agit  de  la  conclure... 
le  plus  petit  retard... 


ET   VALCOUR 


—  Hélas!  monsieur,  interrompis-je  naïve- 
ment, dès  que  vous  me  parlez  de  fortune,  j'ai- 
merais mieux  que  vous  fissiez  celle  d'Isabeau,  et 
que  vous  me  permissiez  de  ne  la  jamais  quitter. 

Et  je  me  rejetais  dans  les  bras  de  cette 
tendre  mère...  et  je  l'inondais   de   mes  pleurs,.. 

—  Va,  mon  enfant,  va,  dit  celle-ci  ;  —  et  me 
pressant  sur  son  sein  :  je  te  remercie  de  ta  bonne 
volonté,  mais  tu  ne  m'appartiens  pas...  obéis  à 
ceux  de  qui  tu  dépens,  et  que  ton  innocence  ne 
t'abandonne  jamais.  Si  tu  tombes  dans  la  dis- 
grâce, Sophie,  souviens-toi  de  la  bonne  mère 
Isabeau,  tu  trouveras  toujours  un  morceau  de 
pain  chez  elle  ;  s'il  te  coûte  quelque  peine  à 
gagner,  au  moins  tu  le  mangeras  pur...  il  ne  sera 
pas  arrosé  des  larmes  du  regret  et  du  désespoir... 

—  Bonne  femme,  en  voilà  assez  ce  me  semble, 
dit  Delcour  en  m'arrachant  des  bras  de  ma  nour- 
rice, cette  scène  de  pleurs  toute  pathétique 
qu'elle  puisse  être,  met  un  retard  à  nos  désirs... 
partons... 

On  m'enlève,  on  se  précipite  dans  une  berline 
qui  fend  Tair  et  nous  rend  à  Paris  le  même  soir. 

Si  j'avais  eu  un  peu  plus  d'expérience,  ce  que 
je  voyais,  ce  que  j'entendais,  ce  que  j'éprouvais, 
aurait  dû  me  convaincre,  avant  d'arriver,  que 
les  devoirs  que  l'on  me  destinait  étaient  bien 
différents  de  ceux  que  je  remplissais  à  Berseuil, 


go  ALINE 

qu'il  entrait  bien  d'autres  projets  que  ceux  de 
servir  une  dame,  dans  la  destination  qui  m'at- 
tendait, et  qu'en  un  mot  cette  innocence  que 
me  recommandait  si  fort  ma  bonne  nourrice 
était  bien  près  d'être  oubliée.  Monsieur  de  Mir- 
ville,  à  côté  duquel  j'étais  dans  la  voiture,  me 
mit  bientôt  au  point  de  ne  pouvoir  douter  de 
ses  horribles  intentions  :  l'obscurité  favorisait 
ses  entreprises,  ma  simplicité  les  encourageait, 
monsieur  Delcour  s'en  divertissait  et  l'indécence 
était  à  son  comble...  Mes  larmes  coulèrent  alors 
avec  profusion... 

—  Peste  soit  de  l'enfant,  dit  Mirville...  cela 
allait  le  mieux  du  monde...  et  je  croyais  qu'avant 
que  nous  fussions  arrivés...  mais  je  n'aime  pas 
à  entendre  brailler... 

—  Eh!  bon,  bon,  répondit  Delcour,  jamais 
guerrier  s'effraya-t-il  du  bruit  de  sa  victoire  ?.. 
Quand  nous  fûmes  l'autre  jour  chercher  ta  fîlle, 
auprès  de  Chartres,  me  vis-tu  m'alarmer  comme 
toi  ?  Il  y  eut  pourtant  comme  ici  une  scène  de 
larmes...  et  cependant,  avant  que  d'être  à  Paris, 
j'eus  l'honneur  d'être  ton  gendre... 

—  Oh  !  mais  vous,  gens  de  robe,  dit  monsieur 
de  Mirville,  les  plaintes  vous  excitent;  vous  res- 
semblez beaucoup  aux  chiens  de  chasse,  vous  ne 
faites  jamais  si  bien  la  curée  que  quand  vous 
avez  forcé  la  bête.  Jamais  je  ne  vis  d'âmes  si 


ET  VALCOUR  91 


dures  que  celles  de  ces  suppôts  de  Bartole.  Aussi 
n'est-ce  pas  pour  rien  qu'on  vous  accuse  d'avaler 
le  gibier  tout  cru  pour  avoir  le  plaisir  de  le 
sentir  palpiter  sous  vos  dents... 

—  Il  est  vrai,  dit  Delcour,  que  les  financiers 
sont  soupçonnés  d'un  cœur  bien  plus  sensible... 

—  Par  ma  foi,  dit  Mirville,  nous  ne  faisons 
mourir  personne;  si  nous  savons  plumer  la 
poule,  au  moins  ne  l'égorgeons-nous  pas.  Notre 
réputation  est  mieux  établie  que  la  vôtre,  et  il 
n'y  a  personne  qui,  au  fond,  ne  nous  appelle  de 
bonnes  gens... 

De  pareilles  platitudes,  et  d'autres  propos  que 
je  ne  compris  point,  parce  que  je  ne  les  avais 
jamais  entendus,  mais  qui  me  parurent  encore 
plus  affreux,  et  par  les  expressions  qui  les  entre- 
lassaient et  par  l'indignité  des  actions  dont  Mir- 
ville les  entrecoupait;  de  telles  horreurs,  dis-je, 
nous  conduisirent  à  Paris,  et  nous  arrivâmes. 

La  maison  où  nous  descendîmes  n'était  pas 
tout  à  fait  dans  Paris,  j'en  ignorais  la  position; 
plus  instruite  maintenant,  je  puis  vous  dire 
qu'elle  était  située  près  de  la  barrière  des  Gobe- 
lins.  Il  était  environ  dix  heures  du  soir  quand  on 
arrêta  dans  la  cour  ;  nous  descendîmes.  —  La 
voiture  fut  renvoyée  et  nous  entrâmes  dans  une 
salle  où  le  souper  paraissait  prêt  à  être  servi. 
Une  vieille  femme,  et  une  jeune  fille   de  mon 


92  ALINE 

âge,  étaient  les  seules  personnes  qui  nous  atten- 
dissent; et  ce  fut  avec  elles  que  nous  nous 
mînîes  à  table  ;  il  me  fut  facile  de  voir  pendant 
le  souper  que  cette  jeune  fille  nommée  Rose, 
était  à  monsieur  Delcour,  ce  qu'il  me  parût  que 
monsieur  de  Mirville  désirait  que  je  lui  fusse. 
Quant  à  la  vieille,  elle  était  destinée  à  être 
notre  gouvernante;  son  emploi  me  fut  expliqué 
tout  de  suite,  et  on  m'apprit  en  même  temps 
que  cette  maison  était  celle  où  je  devais  loger 
avec  ma  jeune  compagne,  et  qui  n'était  autre 
que  cette  fille  de  monsieur  de  Mirville  et  que 
monsieur  Delcour  et  lui  disaient  avoir  été  derniè- 
rement chercher  près  de  Chartres.  Ce  qui  prouve, 
madame^  que  ces  deux  messieurs  s'étaient  réci- 
proquement donné  leurs  deux  filles  pour  maî- 
tresses, sans  que  l'une  de  ces  deux  malheureuses 
créatures  connût  mieux  que  l'autre  la  seconde 
partie  des  liens  qui  les  attachaient  à  ces  deux 
pères. 

Vous  me  permettrez  de  taire,  madame,  les 
indécents  détails,  et  de  ce  souper,  et  de  l'affreuse 
nuit  qui  les  suivit;  un  autre  salon  plus  petit  et 
plus  artistement  meublé,  fut  destiné  à  ces  hon- 
teuses circonstances.  Rose  et  monsieur  Delcour 
y  passèrent  avec  nous;  celle-ci  déjà  au  fait, 
n'opposa  nuls  refus;  son  exemple  me  fut  proposé 
pour  adoucir  la  rigueur  des  miens,  et  pour  m'en 


ET    VALCOUR  93 


faire  sentir  l'inutilité,  on  me  fit  craindre  la  force, 
si  je  m'avisais  de  les  continuer...  Que  vous 
dirai-je,  madame,  je  frémis...  je  pleurai...  rien 
n'arrêta  ces  monstres  et  mon  innocence  fut 
flétrie. 

Vers  trois  heures  du  matin  les  deux  amis  se 
séparèrent  ;  chacun  passa  dans  son  appartement 
pour  y  finir  le  reste  de  la  nuit,  et  nous  suivîmes 
ceux  qui  nous  étaient  destinés. 

Là,  monsieur  de  Mirville  acheva  de  me 
dévoiler  mon  sort. 

—  Vous  ne  devez  plus  douter,  me  dit-il  dure- 
ment, que  je  vous  ai  prise  pour  vous  entretenir  ; 
votre  état  vient  d'être  éclairci  de  manière  à 
ne  plus  vous  laisser  de  soupçon.  Ne  vous 
attendez  pourtant  pas  à  une  fortune  bien  bril- 
lante ni  à  une  vie  très  dissipée;  le  rang 
que  monsieur  et  moi  tenons  dans  le  monde, 
nous  oblige  à  des  précautions  qui  rendent  votre 
solitude  un  devoir.  La  vieille  femme  que  vous 
avez  vue  près  de  Rose,  et  qui  doit  également 
prendre  soin  de  vous,  nous  répond  de  votre 
conduite  à  l'une  et  à  l'autre:  une  incartade...  une 
évasion,  serait  sévèrement  punie,  je  vous  en 
préviens;  du  reste  soyez  avec  moi  honnête,  per- 
sévérante et  douce,  et  si  la  différence  de  nos 
âges  s'oppose  à  un  sentiment  de  votre  part  dont 
je  suis  médiocrement  envieux,    que,   pour  prix 


94  ALINE 

du  bien  que  je  vous  ferai,  je  trouve  du  moins  en 
vous  toute  l'obéissance  sur  laquelle  je  devrais 
compter,  si  vous  étiez  ma  femme  légitime.  Vous 
serez  nourrie,  vêtue,  etc.,  et  vous  aurez  cent 
francs  par  mois  pour  vos  fantaisies  ;  cela  est 
médiocre,  je  le  sais;  mais  à  quoi  vous  servirait 
le  surplus  dans  la  retraite  où  je  suis  forcé  de 
vous  tenir  ;  d'ailleurs  j'ai  d'autres  arrangements 
qui  me  ruinent.  Vous  n'êtes  pas  ma  seule  pen- 
sionnaire... c'est  ce  qui  fait  que  je  ne  pourrai 
vous  voir  que  trois  fois  par  semaine,  vous  serez 
tranquille  le  reste  du  temps;  vous  vous  distrairez 
ici  avec  Rose  et  la  vieille  Dubois;  l'une  et  l'autre 
dans  leur  genre  ont  des  qualités  qui  vous  aide- 
ront à  mener  une  vie  douce,  et  sans  vous  en 
douter,  ma  mie,  vous  finirez  par  vous  trouver 
heureuse. 

Cette  belle  harangue  débitée,  monsieur  de 
Mirville  se  coucha,  et  m'ordonna  de  prendre  ma 
place  auprès  de  lui. 

Je  tire  le  rideau  sur  le  reste,  madame,  en  voilà 
assez  pour  vous  faire  voir  quel  était  l'affreux 
sort  qui  m'était  destiné;  j'étais  d'autant  plus 
malheureuse  qu'il  me  devenait  impossible  de 
m'y  soustraire,  puisque  le  seul  être  qui  eût  de 
l'autorité  sur  moi...  mon  père  même,  me 
contraignait  à  m'y  résoudre  et  me  donna  l'exem- 
ple du  désordre. 


ET    VALCOUR  95 


Les  deux  amis  partirent  à  midi,  je  fis  plus 
ample  connaissance  avec  ma  gardienne  et  ma 
compagne  ;  les  circonstances  de  la  vie  de  Rose 
ne  différaient  en  rien  de  celles  de  la  mienne;  elle 
avait  six  mois  plus  que  moi.  Elle  avait  comme 
moi  passé  sa  vie  dans  un  village,  élevée  par  sa 
nourrice,  et  n'était  à  Paris  que  depuis  trois 
jours;  mais  la  distance  énorme  du  caractère  de 
cette  fille  au  mien  s'est  toujours  opposée  à  ce  que 
je  fisse  aucune  liaison  avec  elle;  étourdie,  sans 
cœur,  sans  délicatesse,  n'ayant  aucune  sorte  de 
principes,  la  candeur  et  la  modestie  que  j'avais 
reçues  de  la  nature,  s'arrangeaient  mal  avec  tant 
d'indécence  et  de  vivacité;  j'étais  obligée  de 
vivre  avec  elle,  les  liens  de  l'infortune  nous  uni- 
rent, mais  jamais  ceux  de  l'amité. 

Pour  la  Dubois,  elle  avait  les  vices  de  son  état 
et  de  son  âge;  impérieuse,  tracassière,  méchante, 
aimant  beaucoup  plus  ma  compagne  que  moi  ;  il 
n'y  avait  rien  là,  comme  vous  voyez,  qui  dût 
m'attacher  fort  à  elle,  et  le  temps  que  j'ai  été 
dans  cette  maison,  j«  l'ai  presque  entièrement 
passé  dans  ma  chambre,  livrée  à  la  lecture  que 
j'aime  beaucoup,  et  dont  j'ai  pu  faire  aisément 
mon  occupation,  moyennant  l'ordre  que  mon- 
sieur de  Mirville  avait  donné  de  ne  jamais  me 
laisser  manquer  de  livres. 

Rien  de  plus  réglé  que  notre  vie;  nous  nous 


9  6  ALINE 

promenions  à  volonté  dans  un  fort  beau  jardin, 
mais  nous  ne  sortions  jamais  de  son  enceinte  ; 
trois  fois  par  semaine,  les  deux  amis,  qui  ne 
paraissaient  jamais  qu'alors,  se  réunissaient, 
soupaient  avec  nous,  se  livraient  à  leurs  plaisirs, 
l'un  devant  l'autre,  deux  ou  trois  heures  de  l'après- 
souper,  et  allaient  de  là  finir  le  reste  de  la  nuit 
chacun  avec  la  sienne,  dans  son  appartement, 
qui  devenait  le  nôtre  le  reste  du  temps... 

—  Quelle  indécence  !  interrompit  madame  de 
Blamont...  Eh  quoi,  les  pères  aux  yeux  de  leurs 
filles! 

—  Ma  chère  amie,  dit  madame  de  Senneval, 
n'approfondissons  pas  ce  gouffre  d'horreur,  cette 
infortunée  nous  apprendrait  peut-être  des  atro- 
cités d'un  bien  autre  genre. 

—  Que  savez-vous  s'il  n'est  pas  essentiel  que 
nous  le  sachions,  dit  madame  de  Blamont... 
Mademoiselle,  continua  en  rougissant  cette 
femme  vraiment  honnête  et  respectable,  je  ne 
sais  comment  vous  exposer  ma  question...  mais 
n'est-il  jamais  arrivé  pis! 

Et  comme  elle  vit  que  Sophie  ne  la  compre- 
nait point,  elle  me  chargea  de  lui  expliquer  bas 
ce  qu'elle  voulait  dire. 

— Une  sorte  de  jalousie,  dominant  l'un  et  l'autre 
ami,  est  peut-être  le  seul  frein  qui  les  ait  contenus 
sur  ce  que  vous   voulez  dire,  madame,   reprit 


ET  VALCOUR  97 


Sophie  ;  au  moins  ne  dois-je  supposer  que 
ce  sentiment  pour  cause  d'une  retenue...  qui 
dans  de  telles  âmes  n'eût  sûrement  jamais  la 
vertu  pour  principes.  Il  est  mal  de  juger  ainsi 
son  prochain  sans  preuves,  je  le  sais,  mais  d'au- 
tres écarts...  tant  d'autres  turpitudes  ont  si  bien 
su  me  convaincre  de  la  dépravation  de  mœurs 
de  ces  deux  amis,  que  je  ne  dois  assurément 
attribuer  leur  sagesse  dans  ce  que  vous  voulez 
dire,  qu'à  un  sentiment  plus  impérieux  que  leur 
débauche;  or  je  n'ai  point  vu  qui  l'emportât  sur 
leur  jalousie. 

—  Elle  est  difficile  à  entendre  avec  cette  com- 
munauté de  plaisirs  dont  vous  nous  parlez,  dit 
madame  de  Senneval 

—  Et  surtout  avec  ces  autres  pensionnaires 
dont  monsieur  de  Mirville  convenait,  ajouta 
madame  de  Blamont. 

—  Je  l'avoue,  mesdames,  reprit  Sophie,  peut- 
être  est-ce  ici  un  de  ces  cas  où  le  choc  violent 
de  deux  passions  ne  laisse  triompher  que  la  plus 
vive  ;  mais  ce  qu'il  y  a  de  bien  sûr,  c'est  que  le 
désir  de  conserver  chacun  leur  bien,  désir  né  de 
leur  jalousie  trop  reconnue  pour  en  douter, 
l'emporta  toujours  dans  leur  cœur,  et  les  empê- 
cha d'exécuter...  des  horreurs...  dont  ma  com- 
pagne, je  le  sais,  n'eût  fait  que  rire,  et  qui 
m'eussent  paru  plus  affreuses  que  la  mort  même. 

I  7 


qS  ALINE 

—  Poursuivez,  dit  madame  de  Blamont,  et  ne 
trouvez  pas  mauvais  que  l'intérêt  que  vous 
m'avez  inspiré,  m'ait  fait  frémir  pour  vous. 

—  Jusqu'à  l'événement  qui  m'a  valu  votre 
protection,  continua  Sophie,  en  s'adressant  tou- 
jours à  madame  de  Blamont,  il  me  reste  fort 
peu  de  choses  à  vous  apprendre.  Depuis  que 
j'étais  dans  cette  maison,  mes  appointements 
m'étaient  payés  avec  la  plus  grande  exactitude, 
et  n'ayant  aucun  motif  de  dépense,  je  les  éco- 
nomisais dans  la  vue  de  trouver  peut-être  un 
jour  l'occasion  de  les  faire  tenir  à  ma  bonne 
Isabeau,  dont  le  souvenir  m'occupait  sans  cesse. 
J'osai  communiquer  cette  intention  à  monsieur 
de  Mirville,  ne  doutant  point  qu'il  ne  me  procu- 
rât lui-même  la  manière  d'exécuter  l'action  que 
je  méditais...  Innocente!  Où  allais-je  supposer 
la  compassion  ?  Habita-t-elle  jamais  dans  le 
sein  du  vice  et  du  libertinage  ! 

—  Il  vous  faut  oublier  tous  ces  sentiments 
villageois,  me  répondit  brutalement  monsieur 
de  Mirville,  cette  femme  a  été  beaucoup  trop 
payée  des  petits  soins  qu'elle  a  eus  de  vous  ; 
vous  ne  lui  devez  plus  rien. 

—  Et  ma  reconnaissance,  monsieur,  ce  senti- 
ment si  doux  à  nourrir  dans  soi,  si  délicieux  à 
faire  éclater. 

—  Bon,  bon,  chimère  que   toutes  ces  recon- 


ET  VALCOUR  99 


naissances-là.  Je  n'ai  jamais  vu  qu'on  en  retirât 
quelque  chose,  et  je  n'aime  à  nourrir  que  les 
sentiments  qui  rapportent.  Ne  parlons  plus  de 
cela,  ou,  puisque  vous  ave^:  trop  d'argent,  je 
cesserai  de  vous  en  donner  davantage. 

Rejetée  de  l'un  je  voulus  recourir  à  l'autre, 
et  je  parlai  de  mon  projet  à  monsieur  Delcour. 
Il  le  désapprouva  plus  durement  encore  :  il  me 
dit  qu'à  la  place  de  monsieur  de  Mirville,  il  ne 
me  donnerait  pas  un  sou,  puisque  je  ne  songeais 
qu'à  jeter  mon  argent  par  la  fenêtre.  Il  me 
fallut  renoncer  à  cette  bonne  œuvre,  faute 
de  moyens  pour  l'accomplir. 

Mais  avant  que  d'en  venir  à  ce  qui  donna  lieu 
à  la  malheureuse  catastrophe  de  mon  histoire, 
il  faut  que  vous  sachiez,  madame,  que  les  deux 
pères  s'étaient  plus  d'une  fois,  devant  nous,  cédé 
leur  autorité  sur  leurs  filles,  en  se  priant  réci- 
proquement de  ne  les  point  ménager  quand  elles 
se  donneraient  des  torts,  et  cela  pour  nous 
mieux  inspirer  la  retenue,  la  soumission  et  la 
crainte  dont  ils  voulaient  nous  composer  des 
chaînes;  or,  je  vous  laisse  à  penser  si  tous  deux 
abusaient  de  cette  autorité  respective  ;  monsieur 
de  Mirville  extraordinairement  brutal,  me  trai- 
tait surtout  avec  une  dureté  inouïe,  au  plus 
léger  caprice  de  son  imagination  ;  et  quoiqu'il 
agît  devant  monsieur  Delcour,  celui-ci  ne  pre- 


ALINE 


nait  pas  plus  ma  défense,  que  Mirville  ne  prenait 
celle  de  sa  fille,  quand  Delcour  la  maltraitait  de 
même,  ce  qui  arrivait  tout  aussi  souvent.  Cepen- 
dant, madame,  il  faut  vous  l'avouer:  entière- 
ment coupable,  entièrement  complice  du  mal- 
heureux commerce  où  j'étais  entraînée,  la  nature 
trahit  et  mon  devoir,  et  mes  sentiments,  et  pour 
me  punir  davantage,  elle  voulut  faire  éclore 
dans  mon  sein  un  gage  de  mon  déshonneur.  Ce 
fut  à  peu  près  vers  ce  temps  que  ma  compagne 
impatientée  de  la  vie  qu'elle  menait,  m'avoua 
qu'elle  méditait  une  évasion. 

Je  ne  veux  pas  l'entreprendre    seule,  me 

dit-elle  un  jour,  j'ai  trouvé  des  moyens  d'inté- 
resser le  fils  du  jardinier...  11  est  mon  amant... 
il  m'offre  de  me  rendre  libre  ;  tu  es  la  maîtresse 
de  partager  notre  sort...  peut-être  vaudrait-il 
mieux  pour  toi  d'attendre  après  tes  couches... 
je  n'en  agirai  pas  moins  pour  ta  délivrance,  je 
te  ménagerai  un  ami,  il  viendra  te  retirer  d'ici, 
et  nous  nous  réunirons  si  tu  le  veux. 

Ce  dernier  plan  de  liaison  ne  me  convenait 
guère,  et  si  je  désirais  ma  liberté,  c'était  pour 
mener  un  genre  de  vie  bien  différent  de  celui 
qu'allait  embrasser  ma  compagne.  J'acceptai 
néanmoins  ses  offres,  je  convins  avec  elle  qu'il 
valait  mieux  que  je  n'exécutasse  cette  fuite 
qu'après  mes  couches  ;  je  la  priai  de  ne  pasm'ou- 


ET    VALCOUR 


blieret  de  disposer  tout  pour  ce  moment.  Cepen- 
dant, quelque  pressée  qu'elle  fût  elle-même,  les 
préparatifs  de  son  projet  exigeaient  des  retards 
et  tout  ne  put  être  arrangé  qu'environ  deux  mois 
avant  la  fin  de  mon  terme.  L'instant  était  venu, 
elle  allait  s'évader,  lorsqu'un  jour,  la  veille  de 
celui  qu'elle  avait  choisi  pour  son  départ,  et  la 
veille  également  de  celui  où  j'ai  eu  le  bonheur 
de  vous  rencontrer,  pendant  qu'elle  montait 
dans  sa  chambre  pour  aller  chercher  quelque 
argent  destiné  au  jardinier  qui  devait  lui  faire 
trouver  un  appartement  tout  prêt,  elle  me  pria  de 
rester  avec  ce  jeune  homme  qui  pressé  de  sortir, 
paraissait  ne  vouloir  point  s'arrêter,  et  de  l'enga- 
ger d'attendre  une  minute. .  .Fatale  époque  de  mon 
infortune  !  ou  plutôt  de  mon  bonheur,  puisque 
cette  même  circonstance  fut  celle  qui  m'enleva 
de  ce  gouffre  ;  mon  sort  voulut  qu'il  arrivât  pour 
lors  ce  qui  n'était  jamais  arrivé  depuis  trois  ans  : 
monsieur  de  Mirville  entra  seul  et  se  trouva  sur 
moi  avant  que  j'eusse  le  temps  de  repousser  le 
jeune  homm.e  pour  le  soustraire  à  ses  regards. 
Il  s'évada  cependant  fort  vite,  mais  ce  ne  fut  pas 
sans  être  vu.  Rien  ne  peut  rendre  l'accès  de 
colère  dans  lequel  Mirville  tomba  sur-le-champ  ; 
sa  canne  fut  la  première  arme  dont  il  se  servit, 
et  sans  égard  pour  ma  situation,  sans  appro- 
fondir si  j'étais   coupable  ou  non,   il   m'accable 


102  ALINE 

d'outrages,  me  traîne  au  travers  de  la  chambre 
par  les  cheveux,  me  menace  de  fouler  à  ses 
pieds  le  fruit  que  je  porte  dans  mon  sein,  et  qu'il 
ne  voit  plus  que  comme  témoignage  de  sa  honte. 
J'allais  enfin  expirer  sous  les  coups  dont  je  suis 
encore  toute  meurtrie,  si  la  Dubois  n'était 
accourue  et  ne  m'eût  arrachée  de  ses  mains. 
Alors  sa  rage  devint  plus  froide... 

—  Je  ne  l'en  punirai  pas  moins  cruellement, 
dit-il...  qu'on  ferme  les  portes...  que  personne 
n'entre,  et  que  cette  prostituée  monte  à  l'instant 
dans  sa  chambre... 

Rose  qui  avait  tout  entendu,  fort  contente 
d'échapper,  par  cette  méprise,  à  ce  qu'elle  méri- 
tait seule,  se  gardait  bien  de  dire  un  mot,  et  la 
foudre  n'éclata  que  sur  moi...  Je  fus  bientôt 
suivie  de  mon  tyran  ;  ses  yeux  étincelaient  de 
mille  sentiments  divers,  parmi  lesquels  je  crus 
en  démêler  de  plus  terribles  que  ceux  de  la 
colère,  et  dont  les  impressions,  en  disloquant 
les  muscles  de  son  odieuse  physionomie,  me  le 
firent  paraître  encore  plus  affreux...  Oh! 
madame,  comment  vous  rendre  les  nouvelles 
infamies  dont  je  devins  victime  !  elles  outragent 
ensemble  et  la  nature  et  la  pudeur,  je  ne  pourrai 
jamais  vous  les  peindre...  Il  m'ordonne  de  quit- 
ter mes  vêtements...  je  me  jette  à  ses  pieds,  je 
lui  jure  vingt  fois   mon    innocence,  j'essaie   de 


\OZ 


ET    VALCOUR  103 


l'attendrir  par  ce  funeste  fruit  de  son  indigne 
amour;  l'infortuné,  agitant  mon  sein  de  ses  pal- 
pitations, semblait  déjà  se  courber  sur  les 
genoux  de  son  père...  on  eût  dit  qu'il  implorait 
ma  grâce...  Mon  état  ne  toucha  point  ]\îirville, 
il  y  trouvait,  prétendait-il,  une  conviction  de 
plus  à  l'infidélité  qu'il  soupçonnait;  tout  ce  que 
j'alléguais  n'était  qu'imposture,  il  était  sûr  de  son 
fait,  il  avait  vu,  rien  ne  pouvait  lui  en  imposer... 
je  me  mis  donc  dans  l'état  qu'il  désirait  :  dès 
que  j'y  fus,  des  liens  barbares  lui  répondirent  de 
ma  contenance.. 

Je  fus  traitée  avec  cette  sorte  d'ignominie 
scandaleuse,  que  la  pédantisme  se  permet  sur 
l'enfance...  Mais  avec  cruauté...  avec  une 
rigueur...  enfin,  je  pâlis...  Je  chancelai  sous  mes 
liens...  mes  yeux  se  fermèrent,  j'ignore  les  suites 
de  sa  barbarie...  Je  ne  retrouvai  l'usage  de  mes 
sens  que  dans  les  bras  de  la  Dubois...  Mon 
bourreau  arpentait  la  chambre  à  grands  pas,  il. 
diligentait  les  soins  qu'on  me  donnait..,  non  par 
pitié...  le  monstre...  mais  pour  être  plus  vite 
débarrassé  de  moi... 

—  Allons,  s'écria-t-il,  est-elle  prête  ? 

Et  me  voyant  encore  aussi  nue  qu'il  m'avait 
mise  : 

— Rhabillez-là,  rhabillez-là  donc,  madame,  et 
qu'elle  disparaisse... 


104  ALINE 

Il  me  demande  mes  clefs^  reprend  tout  ce  que 
je  tiens  de  lui,  et  me  donnant  deux  écus  : 

—  Tenez^  me  dit-il,  voilà  plus  qu'il  n'en  faut 
pour  vous  conduire  chez  une  de  ces  femmes 
publiques  dont  la  ville  est  remplie,  et  qui  rece- 
vra, sans  doute,  avec  empressement,  une  créa- 
ture capable  de  la  conduite  que  vous  avez  tenue 
chez  moi... 

—  Oh  !  monsieur,  répondis-je  en  larmes,  ne 
pouvant  tenir  à  ce  dernier  avilissement,  je  n'ai 
jamais  fait  qu'une  faute^  et  c'est  vous  seul  qui 
me  l'avez  fait  commettre.  Jugez  mon  repentir 
par  mes  malheurs,  et  ne  m'outragez  pas  dans 
l'infortune. 

A  ces  mots  qui  devaient  l'attendrir,  si 
l'âme  des  tyrans  s'ouvrait  à  la  pitié,  si  le 
crime  qui  la  corrompt  ne  la  fermait  pas  tou- 
jours aux  cris  de  l'innocence  ;  il  me  saisit  par  le 
bras,  m'entraîne  à  l'extrémité  de  la  maison,  et 
me  jette  dans  une  rue  détournée  qui  aboutissait 
à  l'une  des  portes  du  jardin...  Que  votre  âme 
sensible  conçoive  ma  situation,  madame,  seule 
à  l'entrée  de  la  nuit,  près  d'une  ville  absolument 
inconnue  de  moi,  dans  l'état  où  je  me  trouvais, 
ayant  à  peine  de  quoi  me  conduire,  déchirée, 
blessée  de  toutes  parts,  n'ayant  pas  même  la 
ressource  des  larmes,  hélas  !  je  n'en  pouvais 
répandre. 


ET   VALCOUR  105 


Ne  sachant  où  porter  mes  pas,  je  me  jetai  sur 
le  seuil  de  cette  porte  qu'on  venait  de  refermer 
sur  moi...  Je  m'y  précipitai  sur  les  traces  mêmes 
de  mon  sang,  résolue  d'y  passer  la  nuit.  — Le  bar- 
bare, me  disais-je,  il  ne  m'enviera  pas  l'air  que 
j'ai  le  malheur  de  respirer  encore...  Il  ne  m'ôtera 
pas  l'abri  des  bétes,  et  le  ciel  prendra  pitié  de 
mes  maux,  m'y  fera  peut-être  mourir  en  paix. 
Un  moment  je  me  crus  perdue  :  j'entendis  passer 
près  de  moi...  était-ce  lui  qui  me  faisait  cher^ 
cher?  Voulait-il  achever  son  crime,  voulait-il 
enlever  un  reste  de  vie  que  je  détestais?  ou  le 
remords  enfin,  dans  son  âme  de  boue,  y  rappe- 
lait-il un  instant  la  pitié?  Quoiqu'il  en  fût,  on  me 
dépassa  fort  vite  ;  le  jour  vint,  je  me  levai,  et  me 
déterminai  sur-le-champ  à  aller  regagner  l'habi- 
tation de  ma  chère  Isabeau,  bien  sûre  qu'elle  ne 
me  refuseraitpas  l'asile  dont  elle  m'avait  toujours 
flattée...  Je  partis  donc...  et  j'en  étais  à  mon 
quatrième  jour  de  marche,  me  traînant  comme 
je  pouvais,  moulue  de  coups,  palpitant  de  crainte, 
fatiguée  du  fardeau  de  mon  sein,  n'osant  pres- 
que point  prendre  de  nourriture,  de  peur  que 
le  peu  d'argent  que  j'avais  ne  me  conduisît  point 
à  Berseuil  ;  je  m'en  croyais  près,  lorsque  je  me 
suis  perdue,  et  que  les  douleurs  m'ont  arrêtée. 
C'est  là  où  j'ai  eu  le  bonheur  de  rencontrer  mon- 
sieur, dit  Sophie  en  me  désignant,  et  quelque  af- 


I06  ALINE   ET  VALCOUR 


freuse  que  soit  ma  situation,  poursuivit-elle 
en  fixant  madame  de  Blamont,  je  la  regarde 
comme  une  grâce  du  ciel,  puisqu'elle  m'assure 
l'appui  d'une  dame  dont  la  pitié  me  secoure,  et 
dont  les  bontés  me  feront  retrouver  celle  que 
j'appelle  ma  mère.  Je  suis  jeune,  j'ose  ajouter 
que  je  suis  sage,  si  j'ai  fait  une  faute,  Dieu  m'est 
témoin  que  c'est  malgré  moi...  Je  la  réparerai... 
je  la  pleurerai  toute  ma  vie...  j'aiderai  ma  bonne 
Isabeau  dans  son  ménage,  et  si  je  n'ai  pas  une 
aisance  semblable  à  celle  que  m'avait  procurée  le 
crime,  je  trouverai  du  moins  de  la  tranquillité 
et  n'y  connaîtrai  pas  le  remords. 

Ici,  les  larmes  coulèrent  des  yeux  de  toute 
l'assemblée  ;  Sophie,  trop  émue  pour  contenir 
les  siennes,  nous  supplia  de  la  laisser  seule  un 
moment.  Nous  nous  retirâmes  pour  aller  renou- 
veler nos  conjectures,  et  comme  le  courrier 
part,  je  suis  obligé,  mon  cher  Valcour,  de  te 
laisser  aux  tiennes,  en  t'assurant  que  mon  pre- 
mier soin  sera  de  t'achever  le  détail  de  ce  que 
nous  aurons  pu  découvrir  sur  cette  malheureuse 
aventure. 


î3?ë^^.a^S5iesaKa?ïaï-iJ 


LETTRE  XVII. 


LE      MEME     AU     MEME. 


Vertfeuille,  ce  20  aoïlt,  ait,  soir. 


j^^^vJoPHiE  qui  n'avait  encore  osé  faire  voir 
OL^i^lS?   ^    ^^  garde    les     sanglantes    marques 


dont  elle  est  couverte,  s'y  hasarda  dès 
qu'elle  nous  en  eut  fait  l'aveu,  et  dès  le  vingt- 
huit,  comme  elle  avait  passé  une  nuit  cruelle, 
elle  pria  cette  femme  d'examiner  ses  contusions 
et  de  les  lui  soulager. 

Celle-ci  trouva  tant  de  désordres  et  des  meur- 
trissures si  graves,  qu'elle  ne  voulut  rien  prendre 
sur  elle,  et  madame  de  Blamont  consultée, 
envoya  sur-le-champ  chercher  Dominic  son  chi- 
rurgien d'Orléans,  que  l'on  n'introduisit  près  de 
la  malade  qu'après  lui  avoir  fait  jurer  le  secret. 
L'artiste  fit  son  examen,  et  son  rapport  fut  que 
la  délivrance  faite  à  sept  mois,  quoique  l'enfant 
eût  vu  le  jour,  était  bien  sûrement  une  couche 


I08  ALINE 

forcée,  suite  des  accidents  éprouvés  par  la 
malade  ;  indépendamment  d'un  coup  très  violent 
à  travers  les  reins,  il  y  en  avait  vingt  et  un  autres 
tant  sur  les  bras,  les  épaules,  ou  le  reste  du 
corps  de  cette  malheureuse,  dont  chacun  occa- 
sionnait une  contusion  qui  demandait  des  pan- 
sements subits.  Les  effets  du  second  accès  de 
la  colère  réfléchie  de  Mirville  avaient  eu  une 
prodigieuse  extension  ;  mais  ce  qui  servait  sa 
barbarie  pour  lors  ayant  sans  doute  une  bien 
plus  grande  flexibilité,  contusionnait  infiniment 
moins,  quoiqu'en  flétrissant  davantage,  et  les 
dangers  de  ce  second  traitement,  bien  qu'il  eût 
été  porté  à  l'extrême,  n'étaient  pas  si  dangereux 
que  ceux  de  l'autre. 

D'après  cette  exposition,  Dominic  ordonna 
une  saignée  du  pied,  le  plus  grand  calme  et 
quelques  boissons.  Il  ne  s'est  retiré  qu'au  bout 
de  vingt-quatre  heures,  après  avoir  vu  le  meil- 
leur effet  de  ses  premiers  traitements;  il  a  laissé 
son  ordonnance  à  la  sage-femme  et  reviendra  au 
commencement  de  la  semaine.  Il  espère,  dit-il, 
beaucoup  et  de  l'âge  et  du  bon  tempérament 
de  la  jeune  personne.  Il  a  jugé  à  propos  que  l'on 
la  sépare  de  son  enfant,  ce  qui  a  été  fait  d'autant 
plus  heureusement  que  cette  pauvre  petite  créa- 
ture est  morte  très  peu  après  avoir  quitté  sa 
mère,  et  que  cette  perte,  si  elle  l'avait  sue,  l'aurait 


ET    VALCOUR  lOg 


peut-être  envoyée  au  tombeau.  On  lui  a  caché 
cet  événement;  quoiqu'un  peu  mieux  aujour- 
d'hui elle  n'est  pourtant  pas  encore  en  état  de 
l'apprendre;  telle  est,  mon  ami,  l'histoire  du 
vingt  huit. 

Hier,  vingt  neuf,  madame  de  Blamont  me 
pria  d'aller  au  village  de  Berseuil,  vérifier  sur  les 
lieux  mêmes  les  dépositions  de  Sophie.  Je  m'y 
rendis  à  cheval,  et  muni  d'une  lettre  de  madame 
de  Blamont,  je  descendis  chez  le  curé.  C'est 
un  homme  d'environ  cinquante  ans,  dont  le 
maintien  et  l'honnêteté  paraissent  soutenir  le 
caractère.  Il  me  reçut  fort  bien,  m'invita  à  dîner 
chez  lui,  et,  en  attendant  l'heure  du  repas,  me 
conduisit  chez  Isabeau,  parfaitement  telle  que 
nous  l'avait  dépeinte  Sophie.  Tous  deux  se  rap- 
pelaient au  mieux  cette  jeune  fille  ;  le  curé  se 
ressouvenait  très  bien  de  lui  avoir  enseigné  sa 
religion. 

Pour  Isabeau,  elle  pleura  d'abord  de  joie, 
quand  je  lui  eus  dit  que  son  élève  existait, 
l'aimait  et  demandait  à  la  voir  ;  et  bientôt  après 
de  chagrin,  quand  je  lui  appris  son  état.  J'in- 
sistai peu  sur  les  détails,  madame  de  Blamont 
m'avait  fait  sentir  la  nécessité  de  les  déguiser, 
et  j'étais  pénétré  comme  elle,  du  besoin  de  ce 
mystère;  tout  se  borna  à  constater  que  Sophie 
n'en  imposait  pas,  et  à  convenir  avec  ces  deux 


IIO  ALINE 

honnêtes  gens  qu'ils  se  rendraient  l'un  et  l'autre, 
à  la  prochaine  invitation  que  leur  ferait  la  dame 
qui  m'envoyait,  laquelle  ne  retardait  le  plaisir 
de  les  voir,  qu'en  raison  de  la  santé  de  Sophie, 
pas  encore  en  état  d'embrasser  des  personnes 
si  chères.  Je  dînai  chez  le  curé  que  je  trouvai 
là,  comme  dans  nos  opérations,  un  homme  de 
très  grand  sens,  l'événement  qui  m'attirait  chez 
lui  fit  tomber  le  discours  sur  la  dépravation 
des  mœurs,  cause  unique,  prétendait-il,  de 
toutes  les  atrocités  qui  se  commettent  journel- 
lement. 

—  Oh!  monsieur,  me  dit  l'honnête  ecclé- 
siastique, avec  cet  enthousiasme  chaleureux  de 
la  vertu,  je  vois  éclore  à  tout  instant  un  fratras 
d'écrits  inintelligibles,  une  foule  de  projets 
ineptes  sur  la  mendicité,  sur  nos  moyens  de  l'ex- 
tirper en  France,  projets  atroces,  qui  n'ont  pour 
malheureux  principe,  que  le  désespoir  où  est  le 
riche  d'être  obligé  de  contempler  l'infortune 
dans  son  semblable,  que  le  désespoir  d'être 
contraint  à  donner  quelques  secours  ;  —  ne 
croyant  son  or  fait,  que  pour  payer  ses  honteuses 
jouissances.  Il  voudrait  se  soustraire  à  ces  tristes 
obligations,  il  voudrait  éloigner  de  ses  yeux  le 
spectacle  attendrissant  de  la  misère,  qui  glace 
ses  indignes  plaisirs,  qui  lui  fait  voir  l'homme 
de  trop  près,  qui,  le  ramenant  aux  accablantes 


ET  VALCOUR 


idées  du  malheur,  anéantit,  malgré  lui-même, 
l'intervalle  immense  que  son  orgueil  ose  mettre 
entre  l'homme  et  l'homme.  Voilà,  monsieur, 
voilà  les  seules  causes  de  tous  ces  pitoyables 
écrits;  n'en  doutez  pas,  ils  ne  sont  dictés  que 
par  l'avarice,  l'orgueil  et  l'inhumanité...  On  ne 
veut  point  voir  de  pauvres  en  France;  eh  bien! 
que  l'on  s'occupe,  pour  y  réussir,  du  moyen  de 
réformer  les  mœurs,  et  de  préserver  surtout  la 
jeunesse  de  leur  perfide  corruption;  que  l'on 
réforme  le  luxe,  ce  luxe  pernicieux  qui  ruine 
et  dérange  le  riche,  sans  soulager  le  misérable 
et  qui  plonge  bientôt  celui-ci  dans  l'abîme,  par 
sa  folle  prétention  à  atteindre  ce  qu'il  ne  peut 
approcher  qu'en  entraînant  sa  perte.  Que  vos 
gens  de  lettres  s'occupent  de  ces  plans,  mon- 
sieur, qu'ils  en  offrent  au  gouvernement  des 
projets  rectifiés,  et  de  la  réussite  de  ces  premières 
opérations,  naîtra  bientôt  cette  réforme  de  men- 
diants tant  désirée  de  votre  capitale.  Que  ce 
luxe  si  dangereux  n'attire  plus  à  vos  ateliers  de 
colifichets,  ou  derrière  vos  magnifiques  voitures, 
le  fils  de  ce  bon  laboureur  qui,  abandonné  de 
ses  meilleurs  enfants  va  bientôt  mendier  avec 
ce  qui  lui  reste,  à  la  porte  même  de  l'hôtel  où 
son  fils  orgueilleux  d'une  jaquette  chamarrée, 
ose  le  regarder  insolemment,  sans  daigner  le 
reconnaître  ou  le  soulager.  Diminuez  les  impôts, 


112  ALIXE 

honorez,  encouragez  l'agriculture  *,  préférez 
surtout  l'honnête  individu  qui  s'y  livre,  à  cet 
impertinent  plumitif  qui,  masqué  d'une  jupe 
noire,  a  quitté  la  charrue  de  son  père,  pour 
venir  s'engraisser,  dans  la  ville,  des  divisions 
intestines  du  citoyen.  Classe  abjecte,  veni- 
meuse, aussi  inutile  que  méprisable,  que  de 
bonnes  lois  devraient  ou  retenir  dans  ses  foyers, 
ou  enchaîner,  dès  qu'elle  en  sort,  à  des  travaux 
publics,  dans  lesquels,  plus  utiles  au  moins,  ou 
qu'au  parquet  ou  qu'au  barreau,  elle  servirait  la 
patrie,  au  lieu  de  la  détruire,  au  lieu  de  la  miner 
sourdement  par  ses  prévarications,  ses  rapines 
et  ses  escroqueries  scandaleuses.  Vous  ne  vou- 
lez pas  voir  de  mendiants  en  France  ;  n'épuisez 
pas  le  malheureux  cultivateur  par  des  taxes  au- 
dessus  de  ses  forces,  ne  foulez  pas  vos  fermiers, 
afin  d'être  plus  en  état  de  broder  vos  habits  et 
de  pomponner  vos  chevaux  ;  et  les  mendiants, 
malheureuse  excroissance  de  tous  ces  abus,  ne 
fatigueront  point  vos  regards;  mais  ne  les  ban- 
nissez pas,  ne  les  molestez  pas  par  une  pitié 
barbare  et  insultante  ;  ne  les  engouffrez  pas 
comme  des  cadavres  dans  des  sépulcres  d'hor- 
reur et  de  fétidité  ;  songez  qu'ils  sont  hornines 
comme  vous,  que  le  même   soleil  les  éclaire  e* 

■  -  Le  premier  besoin  est  de  vivre  ;  l'art  qui  nourrit  les  i:omii,c 
est  le  pi-emier  des  arts.  »  Bélisaire,  cap.  M. 


ET    VALCOUR  II3 


qu'ils  ont  droit  au  même  pain...  Vous  ne  voulez 
pas  de  mendiants  !  n'engloutissez  pas  dans  la 
capitale  les  ruisseaux  d'or  de  vos  provinces;  que 
la  circulation  soit  libre,  et  la  dose  du  bonheur 
équitablement  re'partie  sur  chaque  citoyen,  ne 
vous  montrera  plus,  l'un  au  pinacle  et  l'autre 
sous  les  haillons  de  la  misère;  et  pourquoi  faut- 
il  qu'il  y  ait  une  partie  des  hommes  qui  regorge 
d'or,  tandis  que  l'autre  n"a  pas  même  l'usage  de 
ses  premiers  besoins;  pourquoi  faut-il  qu'il  n'y 
ait  que  deux  ou  trois  belles  villes  en  France, 
pendant  que  l'infortune  dépeuple  ou  dévaste  les 
autres?..  Vous  ressemblez  à  ces  enfants  qui 
mettent  à  un  seul  château  toutes  les  cartes 
qu'on  leur  a  données.  Qu'arrive-t-il  ?  L'édifice 
s'écroule.  Voilà  votre  image.  Votre  Babylone 
moderne  s'anéantira  comme  celle  de  Sémiramis, 
elle  s'évanouira  de  dessus  le  globe  de  la  terre, 
comme  ont  disparu  ces  villes  florissantes  de  la 
Grèce,  qui  n'ont  eu  comme  elle,  que  le  luxe 
pour  cause  de  leur  dépérissement;  et  l'État 
énervé  pour  embellir  cette  nouvelle  Sodome, 
s'engloutira  comme  elle,  sous  ses  ruines  dorées*. 
J'aurais  pu  répondre  au  curé,  car  tu  sais  que 
je  ne  pense  pas   comme  lui,  sur  ce  luxe  que  tu 


'  C'est  ici,  comme  dans  bien  d'autres  passages,  que  nous  supplions 
iitis  lecteurs  de  ne  pas  perdre  de  vue  que  cet  ouvrage  s'écrivait  un 
an  avant  la  Révolution 

I  8 


114  ALINE 

blâmes  aussi  quelquefois  avec  tant  de  force; 
mais  l'heure  me  pressait,  je  prévoyais  l'inquié- 
tude de  nos  dames,  je  me  séparai  donc  prompte- 
ment  de  ce  bon  prêtre,  lui  promettant  de  dis- 
cuter plus  à  l'aise  une  autre  fois  les  matières 
qui  venaient  de  nous  occuper.  Je  lui  fis  pro- 
mettre d'être  exact  à  se  rendre  avec  Isabeau, 
chez  madame  de  Blamont,  quand  une  voiture 
viendrait  les  prendre. 

Ce  fut  au  retour  de  ce  voyage  que  je  trouvai 
l'enfant  de  Sophie,  mort,  et  la  mère  un  peu 
mieux.  On  ne  vit  point  d'inconvénients  à  ce  que 
je  lui  donnasse  des  nouvelles  de  sa  bonne  nour- 
rice; elle  m'en  remercia  avec  les  expressions  de 
la  plus  tendre  reconnaissance.  En  vérité,  c'est 
un  caractère  charmant  que  celui  de  cette  jeune 
personne  :  dès  que  le  sort  lui  destinait  le  malheu- 
reux état  de  fille  entretenue,  quel  dommage  que 
cela  ne  soit  pas  tombé  entre  les  mains  de  quel- 
que vieux  garçon  honnête  et  rangé,  dont  elle 
aurait  fait  la  félicité  par  sa  sagesse  et  par  sa  dou- 
ceur. Mais  il  paraît  que  les  intentions  de  madame 
de  Blamont  sont  si  avantageuses  pour  cette 
pauvre  fille,  qu'elle  n'aura  vraisemblablement 
pas  à  se  repentir  de  son  changement  d'état, 
puisqu'elle  n'aurait  pu  suivre  cet  état  qu'aux 
dépens  de  son  honneur  et  de  sa  conscience,  au 
lieu  qu'elle  pourra  vivre  dans   celui  qu'on  lui 


ET   VALCOUR  I15 


I 


destine,  en  conservant  toute  la  pureté  de  son 
âme. 

Je  n'eus  pas  plutôt  donné  à  notre  malade 
des  nouvelles  de  sa  bonne  Isabeau,  qu'elle  brûla 
du  désir  de  la  voir;  mais  quand  je  lui  eus  prouvé 
que  sa  santé  exigeait  qu'elle  se  privât  encore 
quelques  jours  de  ce  plaisir,  elle  se  rendit,  et  me 
chargea,  les  larmes  aux  yeux,  de  témoigner  à 
madame  de  Blamont  jusqu'à  quel  point  elle 
était  sensible  aux  bontés  qu'on  avait  pour  elle. 

—  Hélas,  monsieur,  disait-elle  d'une  voix 
tendre  et  flatteuse,  les  effets  de  la  reconnaissance 
d'une  infortunée  comme  moi  sont  d'un  bien  léger 
prix  pour  madame  de  Blamont,  mais  mon  cœur  est 
si  pur,  que  ses  vœux  seront  entendus  de  l'Éternel, 
et  si  je  puis  sauver  ma  vie,  j'en  emploierai  tous 
les  instants  à  implorer  le  ciel  pour  son  bonheur 
et  pour  celui  de  tout  ce  qui  l'entoure. 

Elle  arrosait  mes  mains  de  ses  larmes,  elle  me 
demandait  mille  fois  pardon  de  toutes  les  peines 
qu'on  daignait  se  donner  pour  une  pauvre  fille 
qui  ne  les  méritait  pas.  L'organe  flatteur  de  cette 
jeune  fille,  de  très  beaux  yeux  remplis  de  senti- 
ment, un  air  d'innocence,  de  vérité  répandu  dans 
toute  sa  physionomie,  et  qui  place,  pour  ainsi 
dire,  son  âme  sur  les  traits  de  sa  jolie  figure... 
tout  cela,  mon  ami,  intéresse  involontairement 
pour  elle  ;  ses  malheurs  achèvent  d'attendrir  et  il 


Il6  ALIN'E 

devient  réellement  impossible  de  ne  pas  désirer 
qu'elle  soit  heureuse.  Aline,  à  qui  l'on  a  expli- 
qué, des  aventures  de  Sophie,  tout  ce  que  per- 
mettait la  décence,  l'a  prise  dans  une  amitié  très 
singulière;  il  faut  l'arracher  du  chevet  de  son 
lit;  elle  veut  lui  donner  ses  bouillons,  elle  y 
voudrait  coucher,  si  on  la  laissait  faire  ;  mais 
une  chose  plus  extraordinaire,  ô  Valcour  !  c'est 
qu'il  est  impossible  de  ne  pas  observer  entre  ces 
deux  jeunes  personnes,  un  air  de  famille  :  il 
est  frappant.  Eugénie  et  madame  de  Senne- 
val  ont  fait  la  même  remarque;  je  l'avais  faite 
avant  elles.  Madame  de  Blamont  en  avait  été 
émue  au  premier  coup  d'oeil.  En  te  peignant 
les  traits  qui  les  rapprochent,  tu  te  figureras 
encore  mieux  cette  Sophie.  D'abord,  elles  ont 
absolument  le  même  son  de  voix,  absolument 
le  même  tour  de  visage,  la  même  bouche,  posi- 
tivement le  même  air  dans  leur  ensemble: 
Sophie  a,  comme  ton  Aline,  ces  superbes  che- 
veux châtain-clair,  tirant  un  peu  sur  le  blond  ; 
le  même  éclat  dans  la  peau,  et  toutes  deux, 
enfin,  paraissent  avoir  le  même  fonds  de  carac- 
tère. Sophie  adore  Aline,  elle  la  conjure  à 
tout  moment  de  ne  point  prendre  tant  de  soins 
d'elle,  et  laisse  voir  en  même  temps  tout  le 
chagrin  qu'elle  aurait  si  celle-ci  lui  accordait 
sa  demande. 


ET  VALCOUR  II 7 


Ces  différentes  choses  reconnues,  il  est  devenu 
très  probable  entre  madame  de  Senneval, 
madame  de  Blamont  et  moi,  que  les  noms  de 
Mirville  et  de  Delcour  sont  des  noms  supposés 
qui  en  cachent  peut-être  de  bien  plus  intéres- 
sants pour  madame  de  Blamont;  n'osant  néan- 
moins hasarder  encore  que  des  conjectures... 
récapitulons  ce  qui  les  fonde. 

L'éducation  de  Sophie  dans  un  village  si  près 
d'une  terre  où  monsieur  de  Blamont  vient  tous 
les  ans  voir  sa  femme...  cette  singulière  res- 
semblance... la  liaison  des  deux  amis  si 
conforme  à  celle  de  messieurs  de  Blamont  et 
Dolbourg...  leur  âge...  leurs  portraits  faits  par 
Sophie  et  par  sa  nourrice,  et  où  tous  les  traits 
de  nos  originaux  se  retrouvent...  leur  état, 
l'un  de  robe,  l'autre  de  finance.  Une  légère 
objection  se  présente  ici,  je  la  sens  :  monsieur 
Delcour  a  été  plusieurs  fois  chez  Isabeau,  on  n'a 
jamais  dit  qu'il  y  fût  venu  de  Vertfeuille  ;  serait-il 
possible,  si  monsieur  Delcour  était  le  même 
que  monsieur  de  Blamont,  qu'il  ne  fût  pas  connu 
dans  un  village  si  voisin  d'une  terre  de  sa 
femme  ?  Mais  cette  objection  s'évanouit  à  l'exa- 
men :  d'abord  en  voyant  arriver  monsieur  Del- 
cour à  Berseuil,  on  peut  fort  bien  ignorer  de 
quel  endroit  il  doit  venir;  il  est  possible  d'ail- 
leurs qu'il  n'y   soit  jamais  venu  que  de  Paris. 


I  I  8  ALINE 

Secondement  on  ne  connaît  monsieur  et  madame 
de  Blamont,  à  Berseuil^  que  de  réputation;  on 
n'a  pas  la  moindre  idée  de  leur  figure,  ce  peut 
donc  être  le  même  homme  ;  il  y  a  donc  à  parier 
que  c'est  le  même  homme,  et  si  la  combinaison 
est  juste,  tu  vois  quel  est  l'odieux  caractère,  quel 
est  le  scélérat  qui  ose  s'offrir  à  ton  Aline  !  car 
si  Delcour  est  Blamont,  n'en  doutons  point,  Mir- 
ville  n'est  autre  que  Dolbourg. 

Dans  cette  circonstance  épineuse,  madame  de 
Blamont  ne  sait  que  décider...  Faire  rendre,  à 
Sophie,  une  plainte  contre  monsieur  de  Mirville, 
est  la  faire  porter  contre  monsieur  Delcour.  Or, 
si  les  noms  nous  abusent,  tu  vois  qui  elle  com- 
promet dans  cette  plainte  !   Cette  idée  l'arrête. 

Cependant  quelle  arms  elle  laisse  échapper, 
si  elle  ne  saisit  pas  tout  ceci  pour  se  débarras- 
ser des  poursuites  d'un  gendre,  indigne  d'elle 
assurément,  s'il  est  coupable  de  l'infamie  que 
nous  recherchons.  Trouvera-t-elle  jamais  une 
plus  belle  occasion?  N'aura-t-elle  pas,  dans  la 
supposition  que  les  noms  cachent  ceux  que  nous 
soupçonnons,  à  se  repentir  toute  sa  vie  de  n'avoir 
pas  profité  de  cet  événement  pour  arrêter  les 
démarches  d'un  homme  dont  l'alliance  la  désho- 
norerait. Si  elle  manque  ce  que  lui  offre  le  hasard, 
et  que  M.  de  Blamont  triomphe,  qu'intéressant 
son  autorité  et  les  lois,   il   parvienne  à  mettre 


ET   VALCOUR  II9 


Aline  dans  les  bras  de  Dolbourg,  madame  de 
Blamont  ne  mourra-t-elle  pas  de  chagrin  d'avoir 
eu  tout  ce  qu'il  fallait  pour  arrêter  cet  affreux 
sacrifice,  et  de  ne  l'avoir  pas  fait?  Ces  considé- 
rations, sur  lesquelles  je  crus  devoir  fortement 
appuyer,  la  déterminèrent  enfin  à  faire  rendre 
une  plainte  à  Orléans;  —  mais  une  plainte 
secrète,  dont  elle  pût  être  absolument  la  maî- 
tresse. Le  juge  s'est,  en  conséquence,  rendu  ce 
matin  à  l'invitation  qui  lui  a  été  faite;  Sophie 
se  trouvant  un  peu  mieux,  il  a  été  introduit,  et  a 
reçu  son  exposition  du  fait  simple  et  pur  : 

«  D'un  outrage  commis  sur  elle  ;  grosse 
par  un  monsieur  de  Mirville,  financier  à  Paris, 
lequel  était  auteur  de  sa  grossesse,  et  était 
venu  la  chercher  au  village  de  Berseuil,  avec 
un  de  ses  amis,  il  y  a  environ  trois  ans,  pour 
l'entretenir  sur  le  pied  de  sa  maîtresse,  ce  qu'il 
a  fait  jusqu'au  moment  où  il  l'a  indignement 
traitée,  quoique  enceinte,  et  mise  à  la  porte  de 
sa  maison,  etc.,  etc.,  etc.  » 

Nous  avons  tous  signé,  elle  comme  partie, 
nous  comme  témoins  de  son  état.  Dominic 
signera  à  Orléans  ;  et  la  plainte  restera  chez  le 
magistrat,  jusqu'à  ce  qu'il  plaise  à  madame  de 
Blamont  de  la  réveiller. 

Tout  ceci  se  faisait  à  regret,  et  ne  se  serait 
jamais  fait  sans  moi  ;  mais  je  l'ai  cru  de  la  plus 


120  ALINE 

extrême  nécessité.  L'excellent  caractère  de 
Sophie  se  refusait  à  une  plainte. 

Madame  de  Blamont  tremblait  de  compro- 
mettre le  personnage  qu'elle  croit  enveloppé 
sous  le  nom  de  Delcour;  on  n'osait  avouer  au 
juge  aucune  de  ces  considérations;  j'ai  cru  trou- 
ver le  biais  en  ne  nommant  point  monsieur 
Delcour,  dans  la  plainte  qui  ne  se  trouve  plus 
absolument  portée  que  contre  monsieur  de 
Mirville. 

Tu  vois  maintenant,  mon  ami,  le  motif  qui  a 
déterminé  mes  opérations,  je  n'ai  eu  que  ton 
bonheur  et  ton  intérêt  en  vue. 

Si  je  me  trompe,  redresse-moi  ;  mais  quel 
que  puisse  être  l'excès  de  ta  délicatesse,  je  doute 
pourtant  qu'elle  t'eût  fait  agir  différemment,  et 
j'ose  croire  que  tu  m'approuveras. 

Voici  maintenant  une  autre  idée,  suite  néces- 
saire de  nos  premières  démarches,  et  qui  peut- 
être  s'accordera  encore  moins  avec  la  droiture 
de  ton  âme,  mais  dont  l'exécution  pourtant  me 
paraît  indispensable. 

—  Madame,  ai-je  dit  à  madame  de  Blamont, 
sitôt  après  le  départ  du  magistrat,  il  me  paraît 
que  l'objet  essentiel  est  de  connaître  maintenant 
le  héros  de  notre  aventure  ? 

—  Où  cette  découverte  nous  mènera-t-elle? 

—  Au  même  objet  qui  m'a  fait  vous  conseiller 


ET    VALCOUR 


la  plainte;  il  vous  faut  des  armes,  le  hasard  vous 
en  offre. 

—  Mais  si  ces  deux  particuliers  n'ont  rien  de 
commun  avec  ceux  qui  nous  intéressent? 

—  Vous  saurez  au  moins  à  quoi  vous  en  tenir, 
et  tout  reste  alors  dans  les  ténèbres. 

—  Et  si  ce  sont  eux  ? 

—  Vous  vous  retrouvez  dans  le  même  état... 
V^ous  êtes  toujours  maîtresse  de  la  plainte  de 
Sophie.  Oh!  madame,  si  Mirville  est  Dolbourg, 
irez-vous  lui  donner  votre  fille  ? 

—  Cette  idée  me  révolte,  ne  me  l'offrez  seule- 
ment pas. 

—  Et  si  vous  ne  vous  éclaircissez  point,  et  que 
le  scélérat  soit  Dolbourg;  que  votre  époux  par- 
vienne au  but  qu'il  se  propose,  prévoyez-vous 
les  remords  qui  vous  déchireront? 

—  Je  n'y  survivrais  pas. 

—  Il  faut  donc  les  éviter. 

—  Déterville  je  me  fie  à  vous  ;  faites  absolu- 
ment tout  ce  que  vous  croirez  convenable,  mais 
usez,  je  vous  en  conjure,  de  la  plus  extrême 
modération. 

L'objet,  selon  moi,  était  de  se  transporter  sur 
les  lieux  mêmes;  de  tâcher  de  séduire  la  duègne 
Dubois,  afin  d'en  tirer  des  éclaircissements.  Je 
suis  convaincu  qu'elle  en  pourrait  fournir  beau- 
coup. Trois  moyens  s'offraient  pour  nous  ame- 


ner  la  fidèle  gardienne;  celui  d'aller  la  débaucher 
moi-même  ;  celui  de  te  charger  de  ce  soin,  et 
enfin  celui  de  détacher  d'ici  un  nommé  Saint- 
Paul,  vieux  domestique  de  madame  de  Blamont, 
singulièrement  attaché  à  sa  maîtresse,  et  l'un 
des  plus  fins  valets  dont  la  livrée  de  France 
puisse  se  faire  honneur. 

Le  premier  de  ces  moyens  me  répugnait  un 
peu;  j'étais  bien  sûr  que  tu  ne  te  chargerais  pas 
du  second  :  nous  avons  donc  adopté  le  troisième, 
et  sans  que  tu  t'en  mêles,  sans  que  Saint-Paul 
te  voie  même  à  Paris. 

Il  est  décidé  qu'il  part  demain  avec  cin- 
quante louis  dans  sa  poche,  et  qu'il  ne  revient 
point  sans  la  vieille,  ou  sans  les  plus  grandes 
lumières  de  sa  part.  Comme  il  a  ordre  de  ne 
communiquer  qu'avec  nous,  ce  ne  sera  que  par 
nous  que  tu  apprendras  les  détails  ;  sois  en  paix, 
du  mystère  et  montre-toi  le  moins  possible 
pendant  que  nous  allons  agir. 

Aîi  moment  du  départ  de  ma  lettre. 

Sophie  va  mieux,  Aline  est  fatiguée;  elle  a  eu 
hier  un  peu  de  migraine,  on  a  obtenu  d'elle 
d'aller  se  coucher  :  Eugénie  lui  a  promis  de 
veiller  Sophie  comme  elle-même.  Madame  de 
Blamont  est  agitée;  c'est  madame  de  Senneval 


ET  VALCOUR  I23 


et  moi  qui  tenons  la  maison  et  qui  vaquons  à 
tout. 

Aline  ne  veut  pas  que  je  cacheté  sans  te 
prouver  par  deux  lignes  que  son  indisposition 
n'est  rien. 

Aline  à  Val  cour. 

P.  S.  Que  d'événements!..  Que  de  soup- 
çons!.. Que  de  conjectures!..  Ah!  si  le  ciel  a 
choisi  cette  manière  pour  nous  éclairer,  il  ne 
laissera  pas  son  ouvrage  imparfait  !  Puisse  tout 
ceci  tourner  à  notre  bonheur,  sans  troubler  celui 
de  l'être  à  qui  je  dois  le  jour.  Son  repos  m'est 
plus  cher  que  ma  satisfaction  même,  et  je  ne  dois 
jamais  cesser  de  le  respecter.  Adieu,  soyez  tran- 
quille, écrivez-nous,  et  comptez  sur  la  tendresse 
de  votre  Aline,  elle  sera  toujours  inexprimable. 


LETTRE  XVIII. 


LE    MEME    AU     MEME. 


Verifeitille,  ce  3  septembre. 

]Plixe  est  tout  à  fait  bien  aujourd'hui, 
/£iiV/^  elle  jouit  du  calme  de  son  amie;  du 
bonheur  que  lui  fit  éprouver,  hier, 
la  visite  de  son  Isabeau.  Dominic  était  revenu 
le  premier  du  mois,  et  ayant  trouvé  sa  malade 
dans  le  meilleur  état,  il  ne  crut  nul  inconvé- 
nient à  lui  laisser  le  plaisir  d'embrasser  sa  nour- 
rice. On  a  donc  envoyé  hier  une  voiture  au  curé 
de  Berseuil,  avec  invitation  à  lui  d'amener  Isa- 
beau,  et  comme  on  était  parti  de  très  bonne 
heure,  notre  compagnie  villageoise  est  arrivée 
pour  dîner. 

A  peine  Sophie  a-t-eîle   entendu  le  bruit  du 


ALINE    ET   VALCOUR  125 

carrosse,  qu'elle  a  voulu  se  lever  pour  voler  dans 
les  bras  de  sa  nourrice;  nous  l'avons  contenue. 
Madame  de  Blamont,  voulant  jouir  de  cette 
scène  attendrissante,  sans  témoins  qui  pût  la 
refroidir,  a  laissé  le  curé  un  moment  avec 
madame  Senneval,  et  nous  a  amené  Isabeau... 
Mais  tous  nos  soins  alors  sont  devenus  impuis- 
sants près  de  Sophie,  sitôt  que  la  voix  de  sa 
bonne  mère  (c'est  ainsi  qu'elle  la  nomme)  a  pu 
frapper  son  oreille  ;  elle  s'est  précipitée  dans 
la  chambre,  et  est  venue  tomber  aux  pieds 
d'isabeau. 

Le  mouvement  a  été  si  vif,  que  nous  avons 
été  obligés  de  la  rapporter  dans  son  lit,  où  elle 
est  restée  quelques  minutes  sans  connaissance  ; 
la  bonne  paysanne  s'est  jetée  sur  elle  ;  elle  l'a 
rappelée  à  la  vie  par  ses  caresses  ;  elles  se  sont 
embrassées  toutes  deux,  et  les  larmes  qu'elles 
répandaient  à  grands  flots  se  sont  opposées 
d'abord  aux  expressions  de  leur  mutuelle  ten- 
dresse. 

—  Eh  bien  !  ma  chère  enfant,  lui  a  dit  Isabeau, 
dès  que  l'état  où  elles  se  trouvaient  leur  a  per- 
mis de  s'entendre,  ne  t'avais-je  pas  dit  que  tu 
serais  malheureuse  dès  que  tu  cesserais  d'être 
sage. 

Sophie.  —  Les  cruels!  ils  m'ont  trompée; 
pourquoi  me  livrâtes-vous  à  eux  ? 


126  ALINE 

IsABEAU.  —  Avais-je  des  droits  sur  toi?..  Mais 
il  n'y  a  donc  pas  de  ta  faute? 

Sophie.  —  Je  n'ai  été  que  malheureuse  et 
séduite,  tout  le  crime  est  de  leur  côté. 

Isabeau.  —  Que  ne  revenais-tu  dans  ma  mai- 
son, tu  savais  bien  qu'elle  était  ouverte  à  l'inno- 
cence ? 

Sophie.  —  O  ma  bonne!  ma  bonne!  aimez 
toujours  votre  Sophie;  elle  n'a  jamais  oublié  vos 
conseils,  ils  ont  toujours  été  gravés  dans  son 
cœur. 

Isabeau.  —  Cette  pauvre  enfant  ! 

Puis   se  tournant   vers  moi,   en  larmes  : 

—  Oh  !  monsieur,  ne  vous  étonnez  pas  si  je 
l'aime  ;  je  la  regarde  comme  ma  fille,  je  n'ai  point 
d'autre  enfant  qu'elle.  Les  scélérats,  ils  ne  me 
l'enlevaient  donc  que  pour  la  perdre?..  Viens 
Sophie  !  viens,  tu  trouveras  toujours  le  bonheur 
et  la  tranquillité  chez  Isabeau;  parce  que  la 
vertu,  la  religion  n'en  sortirent  jamais. 

Et  elles  se  sont  rejetées  dans  les  bras  l'une  de 
l'autre,  et  leurs  larmes  ont  encore  arrosé  leurs 
seins. 

Madame  de  Blamont  craignant  qu'un  atten- 
drissement trop  prolongé  ne  nuisît  à  sa  chère 
malade,  a  fait  monter  le  curé  ;  il  s'est  approché 
du  lit  de  Sophie,  et  l'a  parfaitement  reconnue. 

Celle-ci  lui  a  demandé  sa  bénédiction  ;  elle  lui 


ET    VALCOUR  127 


a  fait  les  excuses  les  plus  sincères  de  la  mauvaise 
conduite  qu'elle  a  eue  depuis  qu'on  l'avait 
enlevée. 

Une  des  choses  qui  lui  avait  toujours  laissé 
le  plus  de  remords^  a-t-elle  dit,  était  d'avoir  été 
arrachée  d'auprès  de  son  pasteur,  sans  avoir 
rempli  les  devoirs  de  sa  religion. 

—  On  a  pu  négliger  ces  devoirs  ?  a  dit  ici  le 
curé,  avec  la  plus  grande  surprise. 

—  Ah!  monsieur,  a  dit  madame  de  Senneval, 
des  libertins,  au  sein  du  vice,  pensent-ils  encore 
à  la  religion  ? 

—  Ce  sera  le  premier  soin  qu'elle  remplira, 
dès  que  sa  santé  va  le  lui  permettre,  a  dit 
madame  de  Blamont,  souffrez  en  attendant, 
monsieur,  que  nous  nous  occupions  des  seconds. 

Puis  s'asseyant  en  face  du  lit,  et  s'adressant 
à  Isabeau  et  au  curé,  voici  les  intentions  que 
cette  femme  adorable  leur  a  expliquées  : 

—  Plusieurs  raisons  relatives  à  moi  m'empê- 
chent, a-t-elle  dit,  de  garder  cette  jeune  fille 
dans  ma  maison  aussi  longtemps  que  je  le  vou- 
drais ;  sitôt  que  sa  santé  sera  rétablie  je  la  ren- 
verrai chez  vous,  Isabeau,  et  pour  qu'elle  ne 
vous  soit  point  à  charge... 

—  Elle  à  charge!  non,  non,  mon  enfant  ne 
peut  me  gêner;  tout  ce  que  j'ai  est  à  elle,  et  je 
vous  déclare  d'avance  que  je  n'accepte  rien  de  ce 


I2S  ALINE 

que  je  vous  vois  prête  à  m'offrir;  je  lui  dois 
des  réparations  pour  ne  l'avoir  pas  sauvée  du 
crime  :  laissez-moi  m'acquitter  envers  elle. 

—  Eh  bien  !  Isabeau,  je  vous  l'accorde,  mais 
vous  ne  me  refuserez  pas  de  pourvoir  à  son  éta- 
blissement. 

Puis  s'adressant  au  curé,  et  lui  remettant  des 
papiers  : 

—  Voilà  ci-joint,  monsieur,  lui  a-t-elle  dit, 
pour  quarante  mille  francs  de  billets  payables 
d'aujourd'hui  en  un  an  ;  mon  intention  est  que 
cette  somme  serve  de  dot  à  Sophie;  je  vous  prie, 
monsieur,  de  lui  chercher  pendant  cet  inter- 
valle un  époux  digne  d'elle,  qui  réunisse,  à  votre 
approbation,  aux  vertus  qui  doivent  lui  mériter 
une  telle  femme,  le  bonheur  de  lui  être  agréable; 
car,  je  veux  toujours  l'aimer,  je  veux  toujours 
lui  tenir  lieu  de  mère.  S'il  arrivait  que  le  sujet 
choisi  ne  pût  lui  convenir,  vous  voudrez  bien 
jeter  les  yeux  sur  un  autre.  La  clause  la  plus 
essentielle  aux  nœuds  que  je  projette  pour  cette 
chère  enfant  est  qu'elle  aime  son  mari,  et  qu'elle 
en  soit  aimée;  en  voulant  faire  son  bonheur  je 
ne  me  pardonnerai  pas  de  l'avoir  livrée  à  un 
époux  qui  peut-être  la  mépriserait,  pour  une 
faute  qui  n'est  pas  la  sienne;  il  sera  donc  pré- 
venu du  malheur  de  la  fille  qu'on  lui  destine, 
vous  lui   ferez  sentir  à  quel  point  elle  en  est 


ET   VALCOUR  129 


innocente,  et  vous  ne  les  réunirez  qu'en  cas  où 
cette  fatalité  n'inspirera  aucun  éloignement  à 
l'époux.  Comme  il  en  coûterait  à  Isabeau  de  se 
séparer  d'un  enfant  qu'elle  aime,  vous  mettrez 
pour  clause  au  contrat  que  les  deux  époux  demeu- 
reront chez  elle. 

—  Et  on  y  ajoutera,  interrompit  Isabeau  pleine 
de  joie,  que  tout  ce  que  je  possède  sera  pour  eux, 
madame,  continua-t-elle,  je  ne  suis  pas  tout  à 
fait  dépourvue;  j'ai  un  grand  quartier  de  terre, 
où  les  deux  jeunes  gens  pourront  trouver  de 
quoi  vivre,  et  avec  ce  que  vous  avez  la  bonté  de 
leur  donner,  ils  seront  assurément  très  à  l'aise  : 
qu'ils  aient  de  la  conduite  et  leurs  enfants  seront 
riches. 

Pendant  ce  temps,  Sophie  sanglotait,  elle 
tenait  une  des  mains  de  madame  de  Blamont, 
l'arrosait  des  larmes  de  sa  reconnaissance,  et  les 
expressions  lui  manquaient  pour  la  peindre. 

Le  curé  s'est  chargé  de  tout;  il  a  prodigué  ses 
louanges  à  madame  de  Blamont,  qui  lui  a  dit 
qu'elle  ne  concevait  pas  comment  des  actions  si 
naturelles,  et  qui  donnaient  autant  de  plaisir, 
pouvaient  mériter  des  éloges...  Aline  s'est  préci- 
pitée dans  les  bras  de  sa  mère  et  l'a  accablée  de 
caresses... 

Ce  tableau  de  l'innocence  malheureuse,  de 
la  reconnaissance  la  plus  tendre,  d'un  côté,  et  de 
I  9 


IjO  ALINE 

l'autre  celui  de  la  tendresse  filiale,  de  la  piété, 
de  la  vertu,  jetaient  dans  l'âme  des  impressions 
si  délicieuses,  y  faisaient  des  mouvements  si 
délicats  et  si  doux! 

O  mon  ami  !  s'il  est  des  joies  célestes  elles 
ne  sont  composées  que  de  pareilles  sensations! 

On  se  sépare  ;  tant  de  vibrations  diverses 
avaient  affaibli  l'âme  de  Sophie  :  la  garde  nous 
pria  de  la  laisser  seule,  et  l'on  fut  se  mettre  à 
table.  La  bonne  Isabeau  voulait  aller  manger  à 
l'office;  madame  de  Blamont  et  madame  de 
Senneval  la  firent  asseoir  entre  elles  deux;  elle 
y  fut  décente,  honnête  et  polie,  tant  il  est  vrai 
que  la  vertu  n'est  jamais  déplacée  nulle  part;  il 
n'est  pas  une  seule  table,  mon  ami,  qu'une  telle 
convive  n'honore  plus,  que  ne  l'eût  fait  une  de 
ces  impudentes,  connues  sous  le  nom  de  Petites- 
Maîtresses,  qui  au  lieu  de  ces  propos  simples  et 
pleins  de  candeur,  de  ces  discours  naïfs,  image 
de  la  nature,  n'eût  apporté  que  ce  jargon  du 
crime  qui  la  déshonore  et  l'outrage. 

Après  le  dîner,  Isabeau  a  voulu  embrasser 
encore  une  fois  sa  fille. 

Elle  lui  a  dit  qu'elle  allait  lui  préparer  son 
logement,  mais  que,  comme  elle  était  à  présent 
plus  grande,  et  d'ailleurs,  ajoutait-elle  en  riant, 
une  demoiselle  à  marier,  elle  voulait  lui  céder  sa 
belle  chambre. 


ET    VALCOUR  131 


—  A  moi!  ma  bonne,  à  moi  !  je  n'en  veux  point 
d'autre  que  celle  que  j'ai  toujours  eue;  et  je  ne 
veux  d'emploi  chez  vous,  que  celui  que  j'y  rem- 
plissais. Si  vous  me  ravissez  ce  bonheur,  si  vous 
ne  me  croyez  plus  digne  de  vous  servir,  vous  me 
ferez  croire  que  ce  sont  mes  fautes  qui  m'ont 
fait  démériter  près  de  vous,  et  je  ne  m'en  conso- 
lerai pas. 

Il  est  certain  que  cette  fille  est  charmante, 
elle  a  une  sorte  d'esprit  naturel,  qui  prête  un 
incroyable  agrément  à  tout  ce  que  sa  belle  âme 
lui  inspire. 

On  a  dressé  un  acte  de  ce  qui  s'était  passé. 
Madame  de  Blamont  voulait  retenir  ses  hôtes; 
mais  le  ménage  de  l'un,  les  soins  religieux  de 
l'autre  ,  se  sont  opposés  au  dessein  qu'eux- 
mêmes  auraient  eu  de  rester,  et  ils  sont  repartis 
dans  la  même  voiture. 

Eh  bien!  Valcour,  lequel,  à  ton  avis,  doit  jouir 
du  calme  le  plus  pur,  doit  passer  des  nuits  plus 
sereines,  ou  du  scélérat  qui  a  déshonoré,  mal- 
traité cette  pauvre  fille,  ou  de  l'être  honnête  et 
sensible  qui  se  délecte  à  réparer  si  généreuse- 
ment tous  ses  maux  ?  Qu'ils  viennent,  qu'ils 
paraissent  ces  apôtres  de  l'indécence  et  du  vice, 
qui  légitiment  toutes  les  erreurs,  qui  les  trouvent 
toutes  dans  la  nature,  parce  qu'ils  la  croyent 
aussi   corrompue  que  leurs  âmes;  qui  se  trou- 


13  2  ALINE 

vent  mieux  de  méconnaître  les  plus  saints  orga- 
nes de  cette  loi  sacrée,  que  d'être  contraints 
à  se  mépriser  eux-mêmes  ;  qui  préfèrent  ne 
trouver  du  crime  à  rien,  que  d'être  obligés  de  fré- 
mir à  l'aspect  de  ceux  dont  ils  se  souillent;  qui 
n'achètent,  en  un  mot,  leur  ténébreuse  tran- 
quillité qu'en  étouffant  tous  leurs  remords... 
qu'ils  viennent,  dis-je,  qu'ils  viennent,  et  qu'ils 
prononcent?  Maîtres  de  se  choisir  un  caractère, 
qu'ils  balancent,  s'ils  l'osent,  entre  celui  de  la 
respectable  protectrice  de  Sophie,  et  celui  de  son 
persécuteur. 

Les  dépositions  d'Isabeau  ne  nous  ont  d'ail- 
leurs appris  rien  de  bien  particulier;  Sophie 
paraissait  âgée  de  trois  semaines  quand  M.  Del- 
cour  arriva  de  Paris,  l'ayant  dans  une  barcelon- 
nette  sur  le  devant  de  sa  voiture;  il  descendit  à 
l'auberge  de  Berseuil,  et  demanda  une  nourrice. 
On  lui  fit  venir  Isabeau  ;  il  promit  une  pension 
qui  augmenterait  avec  l'âge  de  l'enfant;  il 
convint  qu'on  lui  apprendrait  à  lire,  à  écrire,  à 
coudre;  qu'elle  n'aurait  point  d'autre  nom  que 
celui  de  Sophie,  et  que  quand  il  n'apporterait 
pas  lui-même  l'argent  de  la  pension,  il  le  ferait 
tenir  sûrement. 

Il  a  été  exact,  Isabeau  a  toujours  été  réguliè- 
rement payée,  soit  par  lui,  soit  indirectement.  Il 
n'a  fait,  en  tout,  que  quatre  visites  à  Sophie, 


ET  VALCOUR  133 


pendant  les  treize  ans  qu'elle  a  été  en  pension 
chez  Isabeau  ;  il  arrivait  toujours  par  la  route  de 
Paris,  descendait  à  l'auberge,  voyait  l'enfant  une 
heure  ou  deux,  examinait  ses  petits  talents  et 
repartait. 

— Mais,  a  dit  Isabeau,  ce  fut  de  mon  chef  que 
je  lui  fis  apprendre  sa  religion,  et  que  je  la  mis  à 
l'école  chez  monsieur  le  curé;  car,  il  ne  s'infor- 
mait jamais  de  cet  article,  et  quand  je  lui  en 
parlais  : 

—  Coudre,  coudre  et  lire,  madame,  me 
répondait-il,   voilà  tout  ce  qu'il  faut  à  une  fille. 

Propos  qui,  à  ce  qu'ajouta  plaisamment  cette 
femme,  lui  fit  croire  que  cet  homme  était 
huguenot. 

Ensuite  il  la  vint  prendre  avec  son  ami,  et  tu 
sais  tout  le  reste.  Nous  attendons  des  nouvelles 
de  nos  négociations  de  Paris,  et  je  ne  t'écrirai 
plus  que  nous  ne  les  ayons. 


LETTRE  XIX. 


VALCOUR     A     DETERVILLE. 


Paris,  ce  8  septembre. 


ip^l'ÉvÉNEMENT  singulier  dont  tu  viens  de 


n  me  faire  part,  prenant,  dans  tes  récits, 
T^^  la  forme  d'un  journal,  j'ai  cru  devoir  le 


laisser  finir,  pour  que  ma  lettre  répondît  à  toutes 
les  tiennes. 

Oh  !  mon  ami,  quelle  a  été  ma  surprise,  et 
quelles  ont  été  mes  combinaisons  !  Il  me  paraît 
certain  que  les  noms  de  Delcour  et  de  Mirville, 
en  déguisent  pour  nous  de  plus  intéressants,  et 
c'est  dans  cette  supposition  que  je  désapprouve 
la  plainte.  Madame  de  Blamont  a  affaire  à  un 
mari  aussi  adroit  que  corrompu;  si  jamais  il 
découvre  cette  plainte,  peut-être  s'autorisera-t-il 
de  la  démarche,  pour  publier  que  sa  femme  veut 
le  perdre,  et  qu'elle  a  controuvé  toute  l'histoire, 


ALINE    ET   VALCOUR  135 

afin  de  lui  chercher  des  torts  assez  puissants 
pour  le  priver  de  l'autorité  qu'il  a  sur  sa  fille  ;  et 
dès  ce  moment,  au  lieu  de  nous  être  donné  des 
armes  contre  lui,  nous  lui  en  avons  fourni  contre 
nous.  Cette  plainte  d'ailleurs  ne  servait  en  rien 
au  dédommagement  dû  à  Sophie  ;  la  générosité 
de  madame  de  Blamont  y  pourvoyait  d'une 
manière  assez  noble;  d'après  cela,  tout  air  de 
procédure  n'est-il  pas  déplacé,  et  ne  peut-il  pas 
devenir  dangereux  ?  Ignores-tu,  mon  ami,  l'art 
avec  lequel  les  scélérats  dirigent  sur  les  autres 
ce  qu'on  a  le  dessein  de  faire  contre  eux  ?  et  sur- 
tout ces  espèces  de  coquins  enjuponnés  qui, 
munis,  pour  leur  argent,  d'une  autorité  légale 
ou  non,  ne  se  croient  jamais  si  bien  en  droit 
d'en  user,  que  quand  il  s'agit  de  servir  leurs 
passions...  Dieu  veuille  que  je  me  trompe  !  J'ai 
été  bien  touché  de  la  conduite  de  madame  de 
Blamont  :  toutes  les  vertus  habitent  dans  le  cœur 
de  cette  respectable  mère,  et  sa  plus  douce  façon 
de  jouir  est  de  rendre  heureux  tout  ce  qui 
l'entoure. 

Je  suis  inquiet  de  la  santé  d'Aline,  je  te  la 
recommande,  mon  ami,  permets-moi  de  remettre 
un  moment  tous  les  soins  de  l'amour  dans  les 
tendres  mains  de  l'amitié. 

Pour  éviter  les  rencontres  et  pour  mieux 
suivre  tes  conseils,  depuis  huit  jours  je  ne  sors 


136  ALINE 

plus  ;  j'observerai  la  même  circonspection  jus- 
qu'au dénouement  de  tout  ceci...  Mais  quelle 
privation  pour  moi  de  ne  pouvoir  aller  rendre 
hommage  aux  sublimes  procédés  de  madame  de 
Blamont,  de  ne  pouvoir  tomber  à  ses  pieds  avec 
Aline,  de  ne  pouvoir  l'accabler  avec  cette  fille 
charmante  de  toutes  les  louanges  qui  lui  sont  si 
bien  dues.  Peins-lui  du  moins  les  expressions  de 
mon  âme:  je  crains  pour  toutes  deux  les  soins, 
les  embarras  de  cet  événement  ;  engage-les  à  se 
reposer,  au  moins  pendant  le  calme  que  tout 
ceci  va  vous  laisser,  et  n'allez  plus  si  tard  courir 
les  aventures  :  peut-être  n'en  arriverait-il  pas 
à  madame  de  Blamont  d'aussi  agréables  que 
celle-ci  ;  je  dis  agréables  puisqu'elle  a  développé 
pour  elle  une  de  ces  occasions  de  faire  du  bien, 
toujours  si  recherchées  de  son  cœur. 

Oh!  mon  ami,  où  nous  entraîne  l'ivresse  des 
passions;  ah  !  si  lorsqu'on  commence  à  leur 
tout  céder;  si,  lorsqu'on  fait  le  premier  pas  dans 
leur  dangereuse  carrière,  on  pouvait  sentir  avec 
quelle  rapidité  vont  se  franchir  les  seconds,  et 
quel  abîme  est  ouvert  au  dernier  ;  si  l'on  voyait 
l'imperceptible  filiation  de  nos  erreurs,  comme 
toutes  naissent  les  unes  des  autres,  comme  la 
rupture  du  plus  petit  frein  conduit  bientôt  au 
brisement  du  plus  sacré  !  quel  est  l'homme  qui 
ne  frémirait  pas?  quel  est   celui  qui   oserait  se 


ET  VALCOUR  137 


■permettre  le  plus  léger  écart,  quand  il  peut 
naître  de  cette  première  faute  une  habitude  de 
tout  vaincre,  dont  les  dangers  sont  aussi  mani- 
festes. Je  voudrais  que  tous  les  hommes  eussent 
chez  eux,  au  lieu  de  ces  meubles  de  fantaisie  qui 
ne  produisent  pas  une  seule  idée,  je  voudrais, 
dis-je,  qu'ils  eussent  une  espèce  d'arbre  en  relief, 
sur  chaque  branche  duquel  serait  écrit  le  nom 
d'une  vice,  en  observant  de  commencer  par  le 
plus  mince  travers,  et  arrivant  ainsi  par  gradation 
jusqu'au  crime  né  de  l'oubli  de  ses  premiers 
devoirs.  Un  tel  tableau  moral  n'aurait-il  pas  son 
utiHté  ?  et  ne  vaudrait-il  pas  bien  un  Teniers  ou 
un  Rubens  ?  Adieu,  ne  me  fais  pas  attendre  la  fin 
de  cette  aventure;  trop  de  sentiments  de  mon 
âme  y  sont  intéressés,  pour  que  je  n'en  désire  pas 
le  dénouement  avec  ardeur. 


LETTRE  XX. 


VALCOL'R'A      ALINE. 


Paris,  ce  S  septembre. 


lUE  j'aurais  désiré  encore  un  mot  d'Aline, 
dans  cette  dernière  lettre  de  mon  ami  ; 
''i'^^  s'il  m'en  coûte  pour  être  séparé  de  vous 
dans  tous  les  temps,  combien  cette  absence  ne 
devient-elle  pas  plus  cruelle,  quand  elle  me  prive 
du  spectacle  de  votre  âme  exerçant  des  vertus. 
Les  procédés  de  votre  adorable  mère  m'ont  fait 
verser  des  larmes...  Ah  !  combien  sont  douces 
celles  que  la  pitié  fait  répandre.  Je  crains  fort  que 
cette  petite  malheureuse,  au  sort  de  laquelle  il  est 
impossible  de  ne  pas  s'intéresser,  ne  vous  tienne 
par  des  liens  plus  étroits  qu'on  ne  l'imagine; 
votre  tendresse  en  redoublera,  je  vous  connais  ; 
mais   que  ces  soins  ne  prennent  pas  sur  votre 


AUNE    ET   VALCOUR  139 

santé,  je  vous  en  conjure,  Aline,  songez  que 
vous  vous  devez  à  l'amant  le  plus  passionné,  et 
qui  regarde  comme  une  faveur  les  soins  que 
vous  accordez  à  votre  conservation  ;  ne  me  refusez 
pas  au  moins  celle-là,  puisque  celle  de  vous  voir 
m'est  enlevée,,.  Vous  voir  !  Aline...  Ah  !  comme 
ce  désir  est  impérieux  en  moi,  quand  une  vertu 
de  plus  vient  vous  rendre  encore  plus  digne 
d'être  révérée...  Elle  vous  aime  cette  Sophie,,, 
eh  !  qui  pourrait  tenir  à  l'empire  universel  que 
vous  exercez  sur  les  coeurs  ?  Le  besoin  de  vous 
adorer  se  fait  sentir  dès  qu'on  vous  voit,  et  il 
faut  cesser  d'être,  ou  céder  au  culte  qui  vous 
est  dû;  il  n'y  a  donc  que  moi  qui  suis  privé 
de  vous  le  rendre...  moi  qui  oserais  m'en  croire 
si  digne,  si  l'encens  s'appréciait  à  la  délicatesse 
du  cœur  qui  veut  l'offrir  !  Il  me  semble  que  je 
vois  Aline.,,  ses  belles  joues  mouillées  de  larmes, 
aidant  les  pas  de  sa  mère  effrayée,  et  tenant  près 
de  son  sein  ce  petit  être,  dont  les  cris  déchirants 
pénètrent  son  âme  et  l'attendrissent...  je  la  suis 
près  du  lit  de  Sophie,  jalouse  des  soins  que  l'on 
a  d'elle,  désirant  les  lui  donner  tous,  parce 
qu'elle  a  souffert...  cette  Sophie;  parce  qu'elle  est 
malheureuse,  et  que  la  bonne  et  tendre  Aline  ne 
se  satisfait  réellement  que  par  la  bienfaisance... 
et  je  ne  l'adorerais  pas  !  et  je  ne  l'adolâtrerais 
pas    cette    fille   céleste,    mille   fois    plus    belle 


140  ALIXE 

encore  par  ses  vertus  que  par  ses  attraits... 
cette  créature  angélique  qu'il  semble  que  le 
ciel  n'ait  créée  que  pour  être  le  charme  de 
ses  amis,  le  refuge  de  l'infortune,  et  les  délices 
de  son  amant?..  Ah!  toutes  les  expressions  sont 
trop  faibles,  aucune  ne  rend  ce  que  j'éprouve... 
effet  cruel  des  passions  trop  violentes...  Nature 
avare  des  dons  que  tu  nous  fais,  pourquoi  faut-il 
qu'en  nous  inspirant  un  sentiment  aussi  vif,  tu 
nous  prives  de  la  faculté  de  l'exprimer,  et  que 
tout  ce  que  nous  essayons  pour  le  peindre  soit 
toujours  au-dessous  de  lui. 

Si  le  nom  de  ces  deux  aventuriers  nous  trom- 
pent... si  effectivement...  je  frémis  de  mes  soup- 
çons !  ils  me  révoltent,  et  je  ne  puis  les  bannir... 
Eh  quoi  !  ce  serait  là  le  monstre  qui  oserait  pré- 
tendre à  mon  Aline  !..  lui,  grand  Dieu.'..  Il  fau- 
drait que  je  n'eusse  plus  une  goutte  de  sang  dans 
les  veines,  pour  qu'une  telle  infamie  se  consom- 
mât !..  Homme  vil  et  barbare,  comment  as-tu  pu 
fixer  mon  ange  sans  que  ton  cœur  redevînt  hon- 
nête? comment  le  libertinage  souille-t-il  un 
instant  l'individu  auquel  il  a  été  permis  de  res- 
pirer l'air  que  mon  Aline  épure?  Quoi  tu  l'as 
vue,  et  des  horreurs  empoisonnent  ton  âme?.. 
Tu  oses  aspirer  à  elle  et  tes  mains  se  plongent 
dans  l'infamie  ?  Il  est  donc  des  êtres  insensibles 
sur  qui  l'amour  et  la  vertu  n'agissent  point?.. 


ET   VALCOUR  I41 


Ah!  je   croyais  qu'auprès  des  dieux  le   crime 
devenait  impossible. 

L'état  de  mon  cœur  ne  se  conçoit  pas...  tour 
à  tour  livré  à  la  crainte,  aux  soupçons,  en  proie 
à  la  plus  amère  douleur,  inquiété  par  tout  ce  qui 
arrive,  déchiré  par  votre  absence...  il  faut  que 
je  vous  quitte...  Je  le  sens;  mes  pensées,  mes 
expressions,  tout  porterait  l'empreinte  de  ma 
douleur,  tout  se  ressentirait  de  mon  trouble;  et 
je  ne  veux  pas  augmenter  le  vôtre. 


LETTRE  XXI. 


DETERVILLE    A   VALCOUR 


Vertfeiiille,  ce  lo  septembre. 


foPHiE  est  tout  à  fait  bien,  elle  s'est  levée 
hier,  et  comme  il  faisait  fort  doux,  elle 
a  pris  l'air  un  moment  sur  la  terrasse; 
elle  a  choisi  cet  endroit  parce  qu'elle  savait  que 
la  maîtresse  du  logis  s'y  trouvait,  et  qu'elle  vou- 
lait que  son  premier  devoir  fût  l'acte  de  sa 
reconnaissance  ;  du  plus  loin  qu'elle  a  vu  ces 
dames,  lisant  sous  un  bosquet,  elle  s'est  préci- 
pitée vers  elles,  et  est  venue  tomber  aux  pieds 
de  madame  de  Blamont,  en  arrosant  de  ses 
larmes  les  genoux  de  sa  bienfaitrice,  cherchant 
des  mots,  n'en  trouvant  point,  et  devenant  bien 
plus  expressive  par  ce  silence  du  sentiment,  que 
par  toutes  les  phrases  de  l'esprit.  Madame  de 
Blamont  l'a  relevée,  l'a  embrassée  de  tout   son 


ALINE    ET    VALCOUR  I43 

cœur,  et  l'a  fait  asseoir  auprès  d'elle  ;  elle  est 
faible,  elle  est  pâle,  mais  d'un  bien  puissant 
intérêt  dans  cet  abattement. 

— ■  Elle  est  plus  jolie  que  vous,  a  dit  en  riant 
madame  de  Blamont  à  sa  fille... 

—  Ah!  puisse-t-elle  devenir  plus  heureuse,  a 
répondu  Aline  en  l'embrassant. 

Elle  a  soupe  ce  soir  avec  nous,  et  son  main- 
tien, son  air,  sa  décence  nous  ont  enchantés  tous. 
Mais  comme  j'ai  des  choses  d'un  bien  autre 
intérêt  à  te  dire,  trouve  bon  que  nous  laissions 
un  moment  Sophie,  pour  reprendre  l'histoire  de 
ses  persécuteurs, 

II  était  impossible  de  trouver  un  meilleur 
moment  pour  séduire  la  vieille  Dubois,  et  pour 
démêler,  par  elle,  tout  le  nœud  de  cette  infâme 
intrigue...  Chassée,  congédiée  elle-même,  le 
dépit,  le  besoin  l'ont  jetée  dans  les  lacs  de  Saint- 
Paul,  et  sous  le  prétexte  de  la  présenter,  comme 
sa  parente,  dans  une  excellente  maison,  il  l'a 
très  facilement  conduite  à  Vertfeuille  ;  elle  y  est, 
mais  sans  avoir  vu  Sophie.  Quant  aux  ruses  de 
notre  homme,  je  t'en  fais  grâce,  il  suffit  qu'elles 
ayent  réussi;  ce  que  leur  succès  a  découvert 
me  paraît  plus  intéressant  à  t'ap prendre. 

A  peine  Mirville  eût-il  mis  Sophie  à  la  porte, 
que  Delcour  arriva  :  c'était  le  jour  de  leur  sou- 
per; le  premier  encore  tout  en  feu,  apprit  à  son 


144  ALINE 

ami  l'expédition  qu'il  venait  de  faire,  et  comme 
leur  dialogue  est  assez  curieux,  je  vais  te  le 
transcrire  mot  à  mot  d'après  les  dépositions  de 
la  vieille,  qui  n'en  a  pas  perdu  une  syllabe. 

Le  président  Delcour.  —  Ventrebleu  !  mon 
ami,  voilà    une   cause  mal  jugée,    vous   avez 

oublié  les  droits  que  j'ai  sur  cette  p et  vous 

ne  deviez  la  punir  que  devant  moi  ;  je  vous  aurais 
aidé  de  tout  mon  cœur;  je  suis  inflexible  sur  les 
attentats  du  crime,  aucuns  nœuds  ne  me  retien- 
nent en  pareil  cas,  et  les  droits  de  la  nature 
deviennent  nuls,  quand  ceux  des  gens  sont 
outragés.  —  Où  est  elle  ? 

Le  financier  Mirville.  —  Mais  pas  très  loin 
je  crois...  Si  tu  veux  t'en  d'onner  le  plaisir  ?.. 

Delcour.  —  Assurément,  que  l'on  coure 
après  elle,  et  qu'on  lui  dise  qu'il  lui  revient 
encore  un  supplément  de  correction  de  la  main 
paternelle. 

O  mon  ami  !  exista-t-il  jamais  des  autrocités 
réfléchies,  combinées,  de  la  force  de  celles-ci? 
La  cuisinière  sort,  cherche  de  bonne  foi  Sophie, 
et  quoiqu'elle  fût  sur  le  seuil  de  la  petite  porte 
du  jardin,  heureusement  elle  ne  la  découvrit  pas: 
telle  fut  la  cause  du  bruit  que  cette  malheureuse 
entendit  au  sein  de  sa  douleur,  et  qui  redoubla 
si  bien  son  effroi  ;  n'ayant  rien  vu,  on  rentra,  et 
l'on  dit  que  sans  doute  la  criminelle  s'était  éva- 


ET    VALCOUR  145 


dée.  Une  réflexion  subite  vint  aussitôt  au  prési- 
sident.  Poursuivons  notre  manière  de  rendre 
leur  énergique  conversation. 

Delcour.  —  Est-tu  bien  sûr,  Mirville,  que 
Sophie  soit  réellement  coupable? 

!MiRViLLE.  —  Je  l'ai  trouvée  avec  le  délin- 
quant, c'était,  ce  me  semble  plus  qu'il  n'en  fallait 
pour  légitimer  sa  sottise. 

Delcour.  —  Les  apparences  trompent  si  sou- 
vent, mon  ami...  La  main  d'un  juge  dégoûte 
sans  cesse  du  sang  que  lui  font  verser  les  appa- 
rences. Heureusement  que  nous  sommes  au- 
dessus  de  ces  misères-là,  et  qu'un  être  de  moins 
dans  le  monde  n'est  pas  pour  nous  une  affaire 
bien  grande;  d'ailleurs,  ce  que  j'en  dis  n'est  pas 
pour  disculper  Sophie,  mais  parce  que  je  serais 
fort  aise  d'avoir,  comme  toi,  une  coupable  à 
punir.  Examinons  les  faits  et  faisons  paraître  les 
témoins;  commençons  par  interroger  la  Dubois, 
je  la  crois  complice.  Y  a-t-il  là  des  pistolets .'' 

Mirville.  —  Oui. 

Delcour.  —  Prends-en  un,  et  moi  l'autre  ;  il 
s'agit  d'effrayer,  il  est  inouï  ce  qu'on  obtient  en 
effrayant  :  je  t'apprends  là  les  secrets  de  l'école. 

Mirville.  —  Qui  ne  les  sait  pas  !  Mais  ces 
pistolets...  mon  ami...  ils  sont  chargés. 

Delcour.  —  C'est  ce  qu'il  faut,  et  qu'importe 
une  tête,  dès  qu'il  s'agit  de  se  procurer  ce  que 
I  10 


146  ALINE 

nous  appelons  des  indices.  Mille  victimes,  pour 
découvrir  un   coupable  ;    voilà  l'esprit  de  la  loi. 

MiRviLLE.  —  De  la  loi,  soit,  moi  je  ne  connais 
pas  trop  la  loi,  encore  moins  la  justice;  je  me 
livre  à  mon  cœur,  et  il  me  trompe  rarement. 
Tu  vas  voir  si  les  coups  de  bâton  et  d'étrivières, 
que  j'ai  donnés  à  ta  fille,  ne  seront  pas  bien  dû- 
ment et  bien  légitimement  appliqués.  Au  reste, 
s'il  en  fallait  revenir,  comment  faire  à  présent? 
ces  choses-là  ne  se  reprennent  point.  Où  la 
trouver,  et  comment  réparer? 

Delcour.  —  Oh  !  mais,  je  dis,  dans  ce  cas 
là,  on  ne  répare  point;  tu  te  modèleras  sur  nous; 
personne  n'offense  comme  les  satellites  de  Thé- 
mis,  et  personne  ne  répare  aussi  peu.  Tu  as  mal 
pris  le  sens  de  mon  discours;  je  vise  moins  à  te 
faire  faire  une  bonne  action,  qu'à  me  procurer  le 
plaisir  d'en  faire  une  mauvaise.  Ton  exemple  m'a 
tenté...  et  je  ne  connais  rien  de  pis  que  l'exem- 
ple :  interrogeons,  voilà  l'objet. 

Et  la  Dubois,  qui  aurait  voulu  être  bien  loin, 
fut  à  l'instant  mandée,  introduite  dans  un  cabi- 
net mystérieux,  où  l'on  n'allait  jamais  que  pour 
les  grandes  aventures.  Prodigieusement  effrayée, 
comme  tu  crois,  de  deux  bouts  de  pistolets 
appuyés  sur  chacune  de  ses  tempes,  et  d'une 
injonction  de  dire  la  vérité  ou  de  s'attendre  à 
perdre  la  vie.  elle  a  déclaré  que  Rose   était  la 


HT    VALCOL'R  I47 


seule  coupable,  et  qu'elle  n'avait  jamais  connu 
un  seul  tort  à  Sophie. 

—  Morbleu  !  s'écria  Mirville,  je  crois  que  je 
sens  des  remords. 

—  Eh  bien  !  dit  Delcour  furieux,  tu  les  apai- 
seras en  m'aidant  à  me  venger;  commençons 
par  décider  du  sort  de  cette  intrigante...  et  la 
menaçant  du  pistolet:  Je  ne  sais  qui  me  tient... 

Celle-ci  eut  beau  protester  de  son  innocence, 
les  deux  amis  lui  déclarèrent  qu'après  une  telle 
conduite,  ils  ne  pouvaient  plus  prendre  en  elle 
aucune  confiance,  et  qu'il  fallait  qu'elle  décam- 
pât dès  le  soir  même...  Et  avant,  comme  le  châ- 
timent sans  doute  n'était  pas  très  légal,  on  a 
cherché  à  se  débarrasser  des  témoins...  Circons- 
tance malheureuse,  puisqu'elle  nous  prive  entiè- 
rement des  suites  de  cette  funeste  aventure,  et 
dérobe  à  nos  yeux  des  atrocités,  dont  la  décou- 
verte nous  fût  devenue  bien  nécessaire  un  jour. 
La  Dubois  rendit  donc  ses  clefs,  emporta  ses 
hardes  et  partit.  Par  le  plus  heureux  des  hasards 
elle  vint  s'établir  près  la  barrière,  dans  une  espèce 
de  petite  auberge  oli  précisément  arriva  notre 
Saint-Paul,  deux  ou  trois  jours  après.  Il  ne  res- 
tait donc  plus  dans  la  maison  que  la  délinquante 
et  la  cuisinière.  Celle-ci  interrogée  par  Saint- 
Paul,  la  veille  de  son  départ  pour  Vertfeuille,  a 
dit  que  dès  que  la  Dubois  fut  partie,  Rose  fut 


148  ALINE 

appelée  et  descendit;  qu'elle  soupa  fort  tran- 
quillement avec  les  deux  amis,  et  qu'elle^  son 
service  fait,  s'étant  retirée,  comme  à  l'ordinaire, 
n'avait  rien  vu  de  particulier;  mais  que  le  lende- 
main matin  voulant  aller  servir  le  déjeuner, 
selon  son  usage,  elle  avait  trouvé  tout  le  monde 
parti,  sans  qu'elle  eût  entendu  rien  de  plus 
étrange  que  les  autres  jours,  et  sans  qu'elle  eût 
trouvé  de  désordre  dans  aucun  des  appartements. 
Mo3-ennant  quoi  voilà  le  fil  rompu,  et  tu  vois 
qu'il  nous  devient  maintenant  impossible  de 
savoir  de  quelle  nature  peut  être  la  vengeance 
qu'ils  ont  tirée  de  Rose. 

Le  lendemain  matin  un  laquais  de  Mirville  est 
venu  demander  à  la  cuisinière  les  robes  et  les 
effets  de  la  jeune  personne;  mais  sans  pouvoir 
répondre  à  aucune  des  questions  que  la  servante 
lui  a  faites.  Ensuite  la  maison  a  été  fermée  par 
l'homme  de  Mirville,  qui  a  signifié  à  sa  cama- 
rade de  se  tranquilliser,  et  qu'un  voyage,  que 
ces  messieurs  allaient  faire  à  la  campagne,  inter- 
romprait leurs  soupers  au  moins  pour  un  mois... 
Il  ne  nous  est  donc  plus  resté  que  des  conjec- 
tures sur  le  sort  de  la  malheureuse  compagne 
de  Sophie.  L'imagination  vive  de  madame  de 
Blamont  en  a  tout  de  suite  forgé  de  sinistres. 
Celles  de  la  Dubois,  que  j'adopte,  comme  plus 
naturelles,  sont  que  le  président  a  fait  enfermer 


ET    VALCOUR  I49 


Rose;  ainsi  qu'il  l'en  avait  toujours  menacée; 
s'il  l'y  contraignait  par  défaut  de  conduite.  Voilà, 
mon  ami,  tout  ce  qu'il  a  été  possible  d'apprendre 
sur  cette  partie...  Venons  au  reste. 

Plus  de  doute,  mon  cher  Valcour,  sur  l'exis- 
tence de  nos  deux  inconnus;  la  Dubois,  trompée 
par  Saint-Paul,  ne  sachant  à  qui  elle  parlait,  a 
dit  à  madame  de  Blamont  : 

—  Celui  qui  se  fait  appeler  Delcour,  madame, 
est  le  président  de  Blamont,  qui  a  une  des 
femmes  les  plus  aimables  de  Paris  ;  l'autre  est 
un  monsieur  Dolbourg,  financier  riche  à  mil- 
lions, son  ami  depuis  trente  ans,  et  auquel  il  va 
donner  sa  fille  en  mariage.  Ces  messieurs  ont 
d'abord  vécu,  a  continué  notre  duègne,  avec 
deux  courtisanes  fameuses,  dont  madame  a 
pu  entendre  parler. 

—  Les  Valville? 

—  Oui,  madame,  deux  sœurs;  l'un  avait 
l'aînée,  l'autre  la  cadette;  ils  ont  eu  presque  en 
même  temps,  chacun  une  fille  de  leur  maîtresse  ; 
mais  celle  de  monsieur  Blamont  mourut  au 
bout  de  huit  jours;  le  président  cacha  cette 
mort  à  son  ami,  et  lui  montra  une  autre  petite 
fille  du  même  âge  que  celle  qu'il  venait  de  per- 
dre, qu'il  conduisit  au  village  de  Berseuil,  où  il 
l'a  fit  élever 

—  Quoi  !   interrompit  madame  de   Blamont, 


150  ALINE 

très  troublée,  cet  enfant  de  Berseuil  ne  serait 
pas  celui  de  la  Valville  ? 

—  Non,  madame,  reprit  la  Dubois,  l'enfant  de 
la  Valville  est  bien  sûrement  mort,  et  celui  qui 
fut  mené  à  Berseuil  est  un  enfant  légitime,  que 
monsieur  le  président  avait  eu  de  sa  femme,  et 
qu'on  nourrissait  au  Pré-Saint-Gervais.  En  le 
retirant  de  ce  village  lui-même,  il  donna  cin- 
quante louis  à  la  nourrice,  afin  de  répandre  la 
mort  de  cette  petite  fille,  qu'il  voulait,  disait-il, 
par  des  raisons  secrètes,  soustraire  aux  yeux  de 
sa  mère,  et  on  eut  l'air  d'enterrer  un  enfant 
dans  la  paroisse  du  Pré-Saint-Gervais. 

—  Juste  ciel  !  s'écria  madame  de  Blamont 
qui  ne  pouvait  plus  se  contenir,  j'ai  effective- 
ment perdu  une  fille  dans  ce  temps-là,  nourrie 
au  même  lieu  que  vous  dites...  se  pourrait-il? 
Sophie!.,  mon  cher  Déterville...  quelle  multi- 
tude de  crimes!.,  et  quel   peut  en  être  l'objet?.. 

Ici  la  Dubois  reconnaissant  chez  qui  elle  était, 
s'est  précipitée  aux  genoux  de  madame  de  Bla- 
mont en  la  conjurant  de  ne  la  point  perdre... 

—  Rassurez-vous,  lui  a  dit  cette  malheureuse 
épouse...  vous  êtes  en  sûreté;  mais  ne  me 
cachez  rien  ;  je  ne  vous  abandonnerai  jamais.  Et 
alors  cette  femme  poursuivit,  et  ses  réponses 
nous  ont  appris  que  les  deux  amis,  au  moment 
de  la  naissance  des  filles,  qu'ils  avaient  eues  de 


ET  VALCOUR  151 


leurs  maîtresses,  s'étaient  promis  de  faire  servir 
ces  enfants  à  remplacer  leurs  anciennes  sultanes, 
et  de  se  les  prostituer  réciproquement,  dès  qu'elles 
auraient  atteint  l'âge  nubile  ;  mais  que  le  prési- 
dent voyant  ses  droits  perdus  sur  la  fille  de 
Dolbourg,  par  la  mort  de  la  sienne,  avait  résolu 
de  taire  cette  mort,  et  de  remplacer  la  petite 
bâtarde  par  une  fille  légitime;  puisqu'il  était 
assez  heureux  pour  en  avoir  une  dans  ce 
moment.  Telle  était  l'histoire  de  Sophie;  telle 
était  ce  qui  légitimait  son  étonnante  ressem- 
blance avec  Aline  ;  ainsi  tu  vois  que  le  peu 
délicat  Dolbourg,  au  moyen  des  machinations 
diaboliques  du  président,  aura  eu,  si  tout  réussit, 
l'une  des  filles  de  madame  de  Blamont  pour  maî- 
tresse et  l'autre  pour  femme.  Tu  peux  reconnaître 
ici  de  plus,  l'âme  tendre  et  délicate  du  cher  pré- 
sident, qui  bien  que  persuadé  que  Sophie  est  sa 
fille  légitime,  rit  et  s'amuse  pourtant  de  sa  perte, 
des  mauvais  traitements  qu'elle  a  reçus,  et 
s'offre  même,  avec  une  atroce  barbarie,  à  lui 
en  faire  éprouver  de  nouveaux.  S'il  est  des 
traits  dans  le  monde  qui  développent  mieux  un 
caractère  abominable...  si  tu  en  sais,  je  te  prie 
de  me  les  dire,  afin  que  je  les  réserve  pour  en 
colorer  le  premier  scélérat  que  je  voudrais  pein- 
dre... Telle  est  cependant  la  conduite  de  ceux 
qui  déshonorent,   emprisonnent,   rouent,    tortu- 


152  ALINE 

rent  des  malheureux...  coupables  de  quelques 
faiblesses,  sans  doute,  mais  dont  la  vie  de  dix 
d'entre  eux  n'oftrirait  pas  de  telles  recherches 
dans  le  crime  et  dans  l'infamie! 

La  Dubois  a  ajouté  que  ses  deux  maîtres  ont 
une  autre  maison  de  plaisir,  à  peu  près  pareille 
à  celle  des  Gobelins,  du  côté  de  Montmartre, 
où  ils  se  réunissent  pour  trois  dîners  par  semaine, 
comme  à  l'autre  pour  trois  soupers;  n'ayant  pas 
été  introduite  dans  ce  second  bercail,  elle  n'est 
pas  très  au  fait  des  orgies  qui  s'y  célèbrent; 
mais  elle  sait  en  gros  que  tout  y  est,  et  plus 
indécent,  et  plus  multiplié  qu'où  elle  demeurait. 

—  Ils  ont  là,  dit-elle,  un  sérail  composé  de 
douze  petites  filles,  dont  la  plus  âgée  n'a  pas 
quinze  ans,  et  que  l'on  renouvelle  à  raison 
d'une,  tous  les  mois. 

Les  sommes  qu'ils  dépensent  à  cela,  dit 
la  vieille,  sont  énormes,  et  quelque  riches 
qu'ils  puissent  être,  elle  ne  conçoit  pas  que  leur 
fortune  n'y  soit  pas  déjà  épuisée. 

Je  te  laisse  à  penser  quel  est  l'état  de  madame 
de  Blamont.  Cependant  il  fallait  prendre  un 
parti,  relativement  à  cette  femme;  elle  ne  pou- 
vait ni  la  garder  ni  la  faire  voir  à  Sophie;  elle 
lui  a  proposé  de  chercher  une  maison  à  Orléans, 
de  la  défrayer  de  tout,  jusqu'à  ce  qu'elle  l'eût 
trouvée,   avec  une    gratification  de    vingt-cinq 


ET    VALCOUR  153 


louis,  payable  sur-le-champ.  La  Dubois  enchan- 
tée a  comblé  madame  de  Blamont  de  remer- 
cîments.  Saint-Paul  est  parti  dès  le  même  soir 
pour  la  conduire  à  Orléans,  oij  elle  a  été  placée 
peu  après. 

Tu  conçois  aisément,  mon  cher  Valcour,  sur 
quel  être  se  sont  aussitôt  tournés  les  premiers 
transports  de  madame  de  Blamont  :  elle  pouvait 
à  peine  terminer  ce  qui  regardait  la  Dubois  ; 
elle  brûlait  d'être  auprès  de  Sophie... 

—  O  toi  !  dont  la  mort  m'avait  coûté  tant  de 
larmes,  s'est-elle  écrié,  en  se  précipitant  dans 
les  bras  de  cette  intéressante  créature...  tu 
m'est  rendue  !  ma  chère  fille...  et  dans  quel  état, 
grand  Dieu! 

—  Vous  ma  mère!..  Oh!  madame,  est-il 
vrai  ! . . 

—  Aline,  partage  ma  joie...  embrasse  ta 
sœur...  le  ciel  me  la  rend...  elle  me  fut  enlevée 
au  berceau...  et  par  qui?  Rien  ne  peut  exprimer 
ce  que  j'éprouve. 

Mon  ami,  je  ne  te  peindrai  point  sa  situation... 
elle  était  du  plus  vif  intérêt,  madame  de  Senne- 
val,  Eugénie  et  moi,  nous  mêlâmes  nos  larmes 
à  celles  de  cette  charmante  famille,  et  le  reste  de 
la  journée  fut  consacré  à  jouir  d'un  événement 
peu  attendu,  et  qui  présentait  tant  de  charmes  à 
une  mère  aussi  tendre. 


154  ALINE 


Je  ne  tardai  pas  à   faire  observer  à    madame 
de  Blamont  toutes  les  armes  qu'un  pareil  évé- 
nement nous  fournissait  contre   les  prétentions 
odieuses  et  illégitimes  du  président  ;  elle  le  sentit, 
mais  elle  vit  en  même  temps  que  nos  démarches 
exigeaient  du  mystère  et  les   ménagements  les 
plus  délicats...  Qui  pouvait  empêcher  monsieur 
de    Blamont  de  traiter  tout  ceci  de  chimère  ? 
Etait-il  supposable  qu'il    reconnaîtrait    Sophie 
pour  enfant  légitime?  probable   même  qu'il  eût 
seulement   l'air   de    la    connaître.    Et    quelles 
preuves  madame  de  Blamont    avait-elle    alors 
pour  le  convaincre?  La   mort  de  sa  petite  fille, 
baptisée  sous  le   nom  de   Claire,  était  consta- 
tée. Monsieur   de  Blamont  s'était  muni   d'une 
bonne  attestation  du  curé,   et    il  y  avait  eu  un 
service  de  fait  au  prétendu  enfant  mort  ;  la  nour- 
rice qui   s'était  prêtée  à   tout,  avait  placé  vrai- 
semblablement une  bûche  dans    la   bière  enter- 
rée au  lieu  de  l'enfant;  pendant  que  Claire,  sous 
le  nom  de  Sophie,  était  transportée  chez  Isabeau 
parle  président  même...   et  d'ailleurs  trouve- 
rait-on la  nourrice  duPré-Saint-Gervais?  A  sup- 
poser qu'on  la    retrouvât,     avouerait-elle    son 
crime?  Tout  cela  multipliait  les  difficultés,  faisait 
chanceler  les  droits  de  madame  de  Blamont;  car, 
si  elle  n'avait  pas  dans  Claire;  existant  sous  le 
nom  de  Sophie  que    nous    continuerons    de   lui 


ET    VALCOUR  155 


donner,  une  arme  puissante  contre  son  époux, 
celui-ci,  retournant  aussitôt  les  choses,  s'en  trou- 
vait une  très  forte  contre  sa  femme;  dès  ce 
moment  Sophie  ne  devenait  qu'une  malheureuse 
bâtarde,  dont  il  avait  eu  tous  les  soins  qu'il 
devait  avoir,  et  que  madame  de  Blamont  avait 
séduite,  entraînée  chez  elle,  pour  se  donner  un 
prétexte  à  chercher  des  torts  à  son  mari,  à  lui 
ôter  le  droit  qu'il  prétendait,  avec  raison,  avoir 
sur  Aline,  et  dont  il  voulait  user  pour  la  donner 
à  son  ami.  Ce  qui  n'était  plus  pour  madame  de 
Blamont,  devenait  donc  contre  à  l'instant. 
Toutes  ces  considérations  la  frappèrent  ;  sa  pre- 
mière pensée  fut  de  nous  en  tenir  aux  arrange- 
ments pris  par  îsabeau,  imaginant  que  cette 
pauvre  petite  malheureuse  serait  moins  à  plain- 
dre inconnue,  que  chez  elle. 

Mais  je  m'opposai  à  cette  manière  d'envisager 
les  choses,  et  je  fis  observer,  à  madame  de  Bla- 
mont, que,  si  le  président  avait  envie  de  faire 
des  recherches  sur  Sophie,  il  commencerait  assu- 
rément par  le  village  de  Berseuil,  et  que  d'ail- 
leurs l'isolant  dans  ce  bourg  obscur,  et  dans  un 
état  si  au-dessous  d'elle,  il  lui  devenait  pres- 
que impossible  de  s'en  servir  alors  décemment  et 
utilement  pour  repousser  les  insignes  prétentions 
de  Dolbourg.  Nous  convînmes  donc  que  le  meil- 
leur parti  était  de  la  garder;  de  prendre  les  plus 


156 


sûres  informations  sur  l'ancienne  nourrice  de 
Sophie,  et  de  forcer  cette  créature  à  avouer  son 
crime.  Cela  n'était  ni  sûr  ni  aisé,  j'en  conviens 
mais  c'était  néanmoins  le  seul  expédient  qui 
convînt  aux  circonstances...  D'après  cela  c'est 
toi  que  nous  chargeons  de  cette  importante 
recherche;  ne  néglige  rien  de  tout  ce  qui  peut 
te  la  faire  faire  avec  tant  de  célérité  que  d'exacti- 
tude. L'ancienne  nourrice  de  Claire  demeurait 
au  Pré-Saint-Gervais,  le  village  n'est  pas  grand, 
les  recherches  y  seront  aisées;  ce  fut  là  où 
Sophie  passa  les  trois  premières  semaines  de  sa 
vie,  chez  une  paysanne  nommée  Claudine 
Dupuis,  et  c'est  dans  cette  paroisse  que  le  ser- 
vice se  fit;  c'est  de  ce  village  que  le  président 
sortit  de  nuit,  le  15  août  1762,  ayant  la  petite 
fille  dans  une  barcelonnette  verte,  sur  le  devant 
d'un  vis-à-vis  gris,  sans  laquais.  Voilà  tout  ce 
qu'il  faut,  mon  cher  Valcour^  pour  diriger  tes 
informations;  agis  sur-le-champ,  abstraction 
faite  de  toutes  réflexions  de  ta  part.  Songe  que 
tu  ne  travailles  point  ici  contre  Dolbourg  ni 
contre  Blamont,  mais  uniquement  en  faveur 
d'une  mère  désolée  qui  t'adore,  et  qui  n'a  que 
toi  à  qui  elle  puisse  confier  de  tels  soins;  nulle 
sorte  de  délicatesse  ne  saurait  donc  t'arrêter  ici. 
Si  tu  trouves  la  femme  dont  il  s'agit,  notre  avis 
est  que  tu  emploies  les  voies  de  la   plus  grande 


ET  VALCOUR  I57 


douceur,  pour  lui  faire  avouer  ce  qu'elle  a  fait, 
et  que  tu  tâches  de  la  faire  convenir  de  tout, 
devant  quelques  témoins.  Si  elle  refuse  d'avouer, 
il  faudra  l'assigner  alors  en  justice;  car,  toute 
considération  doit  céder  à  l'importance  de 
constater  la  légitimité  de  Sophie;  il  n'est  aucune 
voie  qu'il  ne  faille  employer  pour  y  réussir, 
puisque  c'est  de  cette  légitimité  reconnue  que 
nous  attendons  tout,  et  que  c'est  en  prouvant 
cette  légitimité  d'une  part,  et,  de  l'autre,  le  com- 
merce de  Dolbourg  avec  cette  fille,  que  nous 
détruisons  tous  les  projets  qu'il  a  de  te  nuire. 
Adieu,  presse  tes  opérations,  instruis-nous,  et 
compte  toujours  sur  l'exactitude  de  nos  soins. 


LETTRE  XXII. 

ALINE    A    VALCOUR. 

Verlfcuîllc,  ce  15  septembre. 


20jfr^^  ne  vous  écris  qu'un  mot,  et  Dieu  sait 
Q&ljËc  dans  quelle  agitation!  Hier  au  soir  tout 
X,^<i:J[  était  calme...  nous  attendions  de  vos 
nouvelles;  Sophie  allait  de  mieux  en  mieux; 
j'étais  entre  la  meilleure  des  mères  et  cette 
chère  et  infortunée  sœur  que  j'aime  avec  pas- 
sion ;  je  les  caressais  toutes  deux.  Cette  pauvre 
Sophie,  si  consolée  de  tous  ses  maux,  si  heureuse 
de  sa  nouvelle  situation  mêlait  ses  larmes  aux 
nôtres;  Eugénie,  Déterville  et  madame  de  Sen- 
neval  lisaient  à  l'autre  bout  du  salon,  laissant 
tomber  de  temps  à  temps  des  regards  attendris 


ALINE   ET  VALCOUR  159 

sur  le  tableau  que  nous  leur  oflVions  :  tout  à  coup 
madame  de  Senneval,  près  d'une  croisée  don- 
nant sur  la  cour,  quitte  son  livre  et  dit  effrayée  : 

—  J'entends  une  voiture. 

Nous  prêtons  l'oreille,  elle  ne  se  trompait 
pas...  Ma  mère  vole  cacher  Sophie  dans  le  cabi- 
net d'une  de  ses  femmes  ;  à  peine  est-elle  redes- 
cendue, qu'une  chaise  en  poste  entre  effective- 
ment ;  on  apporte  des  flambeaux...  mon  ami, 
c'était  mon  père...  c'était  le  cruel  Dolbourg... 
Ma  main  tremble  en  traçant  ces  noms...  ils  arri- 
vent malgré  leur  promesse...  quelle  en  est  la 
cause?  savent-ils  que  nous  avons  Sophie?  que 
veulent-ils?.,  qu'exigent-ils  ?  Tout  mon  sang  se 
trouble...  Je  n'ai  que  la  force  de  vous  embrasser, 
et  de  donner  vite  mon  billet  à  Déterville  qui  se 
charge  de  vous  le  faire  tenir. 

Post-scriptuni  de  Dcterville. 

Je  le  cacheté  en  diligence  parce  que  les  postil- 
lons qui  ont  amené  ces  cruels  gens,  vont  se 
charger  de  le  faire  passer  de  main  en  main,  ce 
qui  te  le  fera  recevoir  trois  jours  plus  tôt.  Ne 
crains  rien,  agis;  je  les  aime  mieux  ici  qu'à 
Paris,  pendant  tes  opérations  :  les  visages  ne 
sont  point  austères,  et  je  n'aperçois  jusqu'à 
présent  que  de  l'honnêteté  et  de    la  décence. 


i6o 


ALINE    ET    VALCOUR 


Madame  de  Blamont  est  dans  un  état  affreux... 
elle  s'excuse  sur  une  migraine.  Madame  de  Sen- 
neval,  Eugénie  et  moi  parons  à  tout,  et  faisons 
les  frais  de  tout.  Je  vais  reprendre  le  journal, 
tu  seras  instruit  de  ce  qui  va  se  passer,  minute 
par  minute. 

Juste  ciel  !  si  les  hommes,  en  entrant  dans  la 
vie,  savaient  les  peines  qui  les  attendent  ;  qu'il 
ne  dépendît  que  d'eux  de  rentrer  dans  le  néant, 
en  serait-il  un  seul  qui  voulût  remplir  la  car- 
rière ! 


LETTRE  XXIII. 


DETERVILLE    A    VALCOUR 


Verifeuille,  ce  20  septembre. 


Valcour  !  y  a-t-il  un  degré  où  le  vice 
confondu  s'arrête  ?  existe-t-il  un  moyen 
de  deviner  dans  les  yeux  de  l'homme 
corrompu  si  ce  qu'il  dit,  si  ce  qu'il  fait  émane 
véritablement  de  son  cœur,  ou  si  ses  actions,  si 
ses  discours  ne  viennent  que  de  sa  fausseté?  Quels 
procédés  peuvent,  en  un  mot,  nous  donner  la 
clef  de  l'âme  d'un  scélérat,  et  comment,  avec 
l'habitude  où  il  est  de  feindre,  peut-on  distin- 
guer quand  il  en  impose  ou  non?  T'assurer  quel- 
que chose  de  certain  sur  les  suites  de  ce  que  j'ai 
à  t'apprendre,  jusqu'à  la  solution  de  ce  pro- 
blème, est  une  chose  véritablement  impossible; 
je  dirai  donc  et  tu  combineras. 

I  11 


Le  quatorze,  au  soir,  nos  voyageurs  fatigués 
s'en  tinrent  à  quelques  politesses  vagues,  des  nou- 
velles, un  excellent  souper,  et  des  lits.  De  notre 
part,  le  billet  que  nous  t'écrivîmes,  des  craintes 
et  point  de  sommeil...  La  vertu  se  tourmente  et 
s'agite  où  le  vice  repose  en  sûreté. 

Le  quinze,  au  matin,  le  président  mena  son  ami 
chez  Aline;  elle  s'était  levée  de  très  bonne  heure 
pour  venir  glisser  sous  ma  porte,  ainsi  que  nous 
en  étions  convenus  la  veille  le  billet  où  j'écrivis 
un  mot;  mais  elle   s'était  recouchée. 

Extrêmement  surprise  d'une  visite  si  mati- 
nale, elle  répondit  à  son  père,  qui  s'informait 
s"iî  était  jour,  qu'elle  était  désespérée  de  ne 
pouvoir  lui  ouvrir;  qu'elle  allait  sonner,  mais 
qu'on  n'était  pas  encore  entré  chez  elle.  Le  pré- 
sident, peu  scrupuleux  insista... 

—  Quand  il  s'agit  de  recevoir  un  père  et  un 
époux,  dit-il  à  travers  la  porte,  on  ne  doit  pas  y 
regarder  de  si  près  :  ouvrez,  Aline,  et  n'a3'ez  nulle 
crainte. 

—  En  vérité  je  ne  le  puis,  je  suis  au  lit. 

—  Qu'importe,  il  faut  ouvrir,  ma  fille,  ou  je 
me  fâcherai. 

Mais  la  prudente  Aline  ne  put  entendre  cette 
dernière  phrase;  enveloppée  d'un  manteau  de 
lit,  elle  s'était  lestement  évadée  par  le  petit  esca- 
lier qui  communique  de  sa  chambre  ai:   cabinet 


ET    VALCOUR  163 


de  madame  de  Blamont,  et  elle  était  déjà  toute 
alarmée,  sur  le  pied  du  lit  de  sa  mère,  quand  le 
président  peu  accoutumé  à  de  la  résistance  lors- 
qu'il annonçait  des  désirs,  déclarait  que  si  on  ne 
lui  ouvrait  pas  à  l'instant,  il  allait  enfoncer  la 
porte...  Il  s'y  déterminait,  quand  une  femme  de 
chambre,  promptement  envoyée  vers  lui,  pro- 
posa de  passer  dans  l'appartement  de  madame, 
où  le  déjeûner  allait  être  servi. 

J'ai  malheureusement  deux  libertins  à  repré- 
senter ;  il  faut  donc  que  tu  t'attendes  à  des 
détails  obscènes,  et  que  tu  me  pardonnes  de  les 
tracer.  J'ignore  l'art  de  peindre  sans  couleur; 
quand  le  vice  est  sous  mon  pinceau,  je  l'esquisse 
avec  toutes  ses  teintes,  tant  mieux  si  elles  révol- 
tent; les  offrir  sous  de  jolis  dessins,  est  le  moyen 
de  le  faire  aimer,  et  ce  projet  est  loin  de  ma 
tête. 

L'ambassadrice  était  jolie,  bien  blanche,  des 
yeux  très  vifs,  nouvelle  dans  la  maison,  et 
envoyée  là  parce  que  ce  fut  la  première  qui  se 
présenta.  Le  président  la  saisit  par  la  main^ 
et  comme  la  porte  de  la  chambre  qu'il  venait 
d'occuper  se  trouvait  ouverte  et  peu  éloignée, 
il  y  pousse  cette  fille,  suivi  de  Dolbourg,  et  se 
prépare  à  s'y  enfermer;  quand  la  fringante  sou- 
brette, devinant  le  motif,  se  dégage,  s'esquive 
et  revient  trouver  sa  maîtresse.  Elle  fut  bientôt 


164  ALINE 

suivie  de  ses  deux  assaillants  ;  ils  avaient  cru 
sage  de  paraître  aussitôt,  afin  que  les  sujets  de 
plainte  de  celle  qui  leur  échappait,  ne  passas- 
sent plus  que  pour  des  plaisanteries. 

Les  ennemis  débusqués,  Aline  était  remontée 
dans  sa  chambre  ;  moyennant  quoi  ces  messieurs 
ne  trouvèrent  que  la  présidente. 

—  Vos  femmes  sont  des  Lucrèces,  madame, 
dit  Blamont  en  entrant,  en  vérité  ce  sont  des 
vertus  romaines.  J'imaginais...  Vous  save^  que 
je  me  gêne  peu  sur  ces  fadaises-là  ;  quand,  à 
tous  les  risques  de  l'ennui  de  la  campagne,  on 
hasarde  de  sortir  un  ami  de  la  ville,  il  faut  bien 
le  dissiper...  Depuis  quand  avez-vous  cette  fière 
vestale?...  (et  elle  était  là).  —  Elle  est  bien... 
Quel  âge  avez-vous,  mademoiselle  ? 

—  Dix-neuf  ans,  monsieur. 

—  Pas  mal  en  vérité;  j'aime  ses  yeux,  ils 
disent  toutes  sortes  de  choses. 

Et  madame  de  Blamont  confuse  : 

—  Sortez,  sortez,  Augustine,  ne  voyez-vous 
pas  bien  que  monsieur  se  moque  de  vous. 

—  Mais,  madame,  vous  êtes  d'une  rigueur... 
il  semblerait  que  ce  fût  un  crime,  que  l'hom- 
mage rendu  à  la  beauté. 

—  Ce  n'est  pas  être  difficile...  Eh  bien  !  vous 
ne  vous  asseyez  pas?.,  ma  fille  va  descendre... 
vous  l'avez  réveillée...    vous  lui  avez  fait    une 


ET    VALCOUR  165 


peur!.,  elle  était  accourue  vers  moi...  J'ai  ri  de 
ses  craintes  et  l'ai  renvoyée  s'habiller... 

—  S'habiller .''  quelle  extravagance  :  est-ce 
qu'on  s'habille  pour  un  père?.,  est-ce  qu'on  se 
gêne  à  la  campagne  ? 

—  L'honnêteté  est  de  mode  partout. 

—  Madame  a  raison,  dit  Dolbourg. ..  pardon 
madame,  mais  si  j'en  croyais  monsieur  votre 
mari,  il  me  ferait  souvent  faire  des  choses  !.. 

—  Oh!  pour  le  coup  je  m'asseois,  a  dit  alors 
le  président,  en  se  laissant  tomber  dans  un  fau- 
teuil... oui,  je  m'asseois,  Dolbourg  va  prêcher, 
et  il  y  a  longtemps  que  je  suis  curieux  du  ser- 
mon d'un  fermier-général...  Allons  poursuis, 
Dolbourg,  j'écoute  ;  analyse-nous  un  peu,  je 
t'en  prie,  les  vertus  civiles,  les  vertus  morales... 
oui,  qu'il  y  ait  bien  de  la  vertu  dans  ton  dis- 
cours ;  c'est  étonnant  comme  j'aime  la  vertu  ! 

—  Préférez-vous  de  déjeuner  ici  ou  dépasser 
dans  le  salon  ?  a  interrompu  la  présidente. 

—  Mais  nous  irons  où  vous  voudrez...  où 
est  ma  fille? 

—  Elle  achève  de  se  vêtir,  et  se  rendra  où 
l'on  lui  dira  que  nous  sommes. 

—  Dites-lui,  je  vous  prie,  que  quand  je  vais  la 
voir  le  matin,  avec  mon  ami,  je  ne  veux  pas 
qu'elle  joue  la  prude... 

—  Mais  il  est  des  choses  de  décence... 


t66  ALINE 

—  Décence...  voilà  toujours  votre  mot  à 
vous  autres  femmes  !  il  y  a  longtemps  que  je 
cherche  à  pénétrer  la  vraie  signification  de  ce 
mot  barbare,  sans  y  avoir  encore  réussi  ;  je 
l'avoue,  selon  vous,  madame,  les  sauvages  doi- 
vent être  bien  indécents  ;  car,  ils  vont  tout  nus, 
et  vous  pouvez  être  sûre  que  chez  les  Califor- 
niens, ou  chez  les  Ostiages,  quand  un  père  va 
voir  sa  fille,  le  matin,  elle  ne  lui  refuse  pas  sa 
porte,  sous  le  ridicule  prétexte  qu'elle  est  en 
chemise. 

—  Monsieur,  a  répondu  madame  de  Blamont, 
avec  autant  d'aménité  que  de  modestie,  la 
décence  n'est  point  idéale  ;  elle  peut  être  arbi- 
traire ;  elle  peut  être  relative  aux  difterents  cli- 
mats, mais  son  existence  n'en  est  pas  moins 
réelle;  fille  du  bon  sens  et  de  la  sagesse,  elle  doit 
régler  nos  actions  sur  nos  usages  et  sur  nos  sen- 
timents, et  s'il  était  de  mode  d'aller  en  France 
comme  au  Paraguay,  la  décence  alors  placée  à 
d'autres  devoirs  plus  essentiels  n'en  serait  pas 
moins  respectée. 

— ■  Oh!  je  vous  réponds  qu'il  y  a  des  pays  oij 
rien  de  ce  que  vous  voulez  dire  ne  l'est,  où  vos 
devoirs  sont  des  chimères,  et  vos  crimes  d'excel- 
lentes actions. 

—  Ce  raisonnement  seul  vous  condamne  ;  car 
enfin,  quels  que  soient  les  vices  du  peuple  dont 


ET  VALCOUR  1C7 


VOUS  parlez,  au  moins  lui  en  supposez-vous  ? 
et  ces  vices,  quels  qu'ils  puissent  être,  il  les 
évite,  il  les  punit  :  voilà  donc  des  freins 
reconnus,  en  raison  de  la  sorte  de  climat  ou  de 
gouvernement  ;  faisant  tant  que  d'être  né  dans 
celui-ci,  pourquoi  n'en  pas  également  adopter  les 
principes? 

—  Mais  c'est  qu'il  n'y  a  rien  de  rcel. 

—  Non,  lorsque  l'on  s'aveugle;  mais  je  vous 
réponds  que,  pour  moi,  je  n'ai  besoin  ni  d'argu- 
ments, ni  de  dissertation  pour  me  convaincre  du 
véritable  caractère  d'une  chose,  pour  m'y  livrer 
si  elle  est  bien,  pour  la  détester  si  elle  est  mal. 

—  Et  quel  est  donc  ce  guide  infaillible  ? 

—  !J.Ion  cœur. 

—  Il  n'est  point  d'organe  plus  faux,  on  en 
fait  ce  qu'on  veut  de  son  cœur,  et  je  vous  réponds 
qu'à  force  d'en  étouffer  la  voix  on  parvient  bien- 
tôt à  l'éteindre. 

—  Cela  suppose  au  moins  un  instan:  où  on 
l'entendit  malgré  soi. 

—  D'accord. 

—  On  a  donc  été  vertueux  quand  cette  voix  se 
faisait  comprendre,  on  cesse  donc  de  l'être  dès 
qu'on  s'occupe  de  l'étouffer?  le  bien  et  le  mal 
ont  donc  des  différences  marquées  que  vous  défi- 
nissez vous-même,  en  vous  efforçant  de  les 
anéantir? 


l6S  ALINE 

DoLBOURG.  —  Il  me  semble  que  madame  a 
raison,  il  est  bien  certain  que  le  vice  est  une 
chose  qui...  et  puis  d'ailleurs,  je  dis,  il  n'y  a  que 
la  vertu... 

Le  président,  éclatant  de  rire.  —  Ah!  ah!  ah! 
ah!  ma  foi,  si  le  logicien  Dolbourg  s'en  mêle  je 
suis  battu;  allons,  madame,  sauvons-nous;  je 
vous  crains  trop  avec  un  tel  champion  ;  allons 
déjeuner  :  faites  dire  à  Aline  de  descendre... 

Et  tout  le  monde  s'est  réuni  dans  le  salon. 
Aline  confuse  a  paru  ;  le  président  lui  a  tenu 
quelques  mauvais  propos  sur  l'histoire  du  matin, 
qui  ont  achevé  de  la  faire  rougir,  et  madame  de 
Senneval  par  ses  soins  a  rendu  la  conversation 
générale. 

Au  dîner,  monsieur  de  Blamont  a  contraint  sa 
fille  de  se  placer  entre  Dolbourg  et  lui,  et  il  lui 
a  souvent  répété  : 

—  Mademoiselle,  faites  politesse  à  mon  ami, 
vous  êtes  tous  deux  nés  pour  vous  connaître 
bientôt  plus  intimement. 

Ce  n'était  pas  une  petite  besogne  pour  ma  belle 
mère,  et  moi,  de  rompre  à  tout  instant  la  conver- 
sation, et  de  la  replacer  dans  les  bornes  de  l'hon- 
nêteté, dont  le  président,  plus  que  Dolbourg 
encore,  cherchait  toujours  à  la  sortir. 

En  se  retirant,  le  président  déclara  à  sa  fille 
qu'elle  eût   à    se  trouver    seule,   le   lendemain 


ET  VALCOUR  169 


matin,  dans  sa  chambre,  parce  qu'il  avait  quel- 
que chose  à  lui  communiquer  qui  ne  pouvait 
être  entendu  que  de  Dolbourg.  Les  dames  à  cet 
ordre  se  sont  réunies  pour  le  combattre. 

—  En  vérité,  monsieur,  a  dit  madame  de  Sen- 
neval,  j'ai  été  mariée  seize  ans,  et  jamais  mon 
mari  n'a  désiré  de  parler  à  ma  fille  sans  moi  ; 
quelques  liens  qu'une  fille  ait  avec  des  hommes, 
elle  ne  peut  décemment  les  recevoir  seule  ; 
dussiez-vous  vous  en  fâcher,  vous  m'entendrez 
toujours  vous  dire,  monsieur,  que  rien  n'est  plus 
malhonnête  que  l'ordre  que  vous  donnez  ici  à 
votre  fille,  et  qu'à  la  place  de  madame  de  Bla- 
mont  je  ne  le  souffrirais  sûrement  pas. 

— •  Depuis  vingt  ans,  madame,  a  répondu  le 
président  avec  aigreur,  madame  de  Blamont  fait 
ce  que  je  veux  ;  je  prononce  et  elle  me  satisfait  ; 
elle  se  sent  aussi  bien  de  cette  condescendance, 
qu'elle  se  trouverait  peut-être  mal  du  procédé 
contraire.  Je  ne  me  suis  jamais  informé  de  ce 
que  monsieur  de  Senneval  faisait  chez  vous  ; 
trouvez  bon  que  je  prie  sa  respectable  épouse  de 
ne  se  mêler  en  rien  de  ce  qui  se  passe  chez  mol. 

Madame  de  Senneval,  qui,  comme  tu  sais, 
n'est  ni  très  douce,  ni  très  endurante,  a  voulu 
répliquer  ;  mais  madame  de  Blamont  prévoyant 
une  scène,  qu'elle  voulait  empêcher,  a  dit,  en 
sonnant  les  gens,  qu'on  vînt  éclairer. 


170 


—  Aline,  vous  entendez  les  ordres  de  votre 
père,  attendez-le  demain  matin,  levée  dans  votre 
chambre  à  l'heure  où  il  lui  plaira  d'y  passer. 

Dès  huit  heures  du  matin,  le  seize,  les  deux 
amis  se  sont  en  effet  présentés  à  la  porte  d'Aline; 
elle  était  levée;  elle  était  vêtue. 

Reconnaîtras-tu  là,  mon  ami,  la  pudeur, 
la  timidité  de  cette  fille  charmante?.,  elle  ne 
s'était  pas  couchée...  Hommes  affreux  !  à  quel 
point  êtes-vous  devenus  méprisables  au  sein 
même  de  votre  propre  famille,  puisque  la 
défiance  que  vous  y  inspirez  engage  à  de  telles 
précautions  ! 

—  Déjà  levée  ?  a  dit  monsieur  de  Blamont. 

—  Vos  ordres  sont  des  lois  pour  moi. 

—  Je  vous  demande  pourquoi  vous  êtes  déjà 
levée  ? 

—  Ne  m'aviez-vous  pas  dit  que  monsieur 
Dolbourg  ?.. 

DoLBOURG.  —  Oh!  pour  moi,  mademoiselle, 
ce  n'était  en  vérité  pas  la  peine  de  vous  gêner. 

Monsieur  de  Blamont.  —  Il  aurait  tout 
autant  aimé  vous  trouver  au  lit  que  debout,  ne 
faudra-t-il  pas  qu'il  vous  y  voie  bientôt. 

Aline.  —  J'avais  imaginé,  mon  père,  que 
vous  aviez  quelque  chose  à  me  dire? 

—  Comme  elle  est  faite,  a  dit  monsieur  de  Bla- 
mont, en  embrassant  de  ses  deux  m.ains  la  taille 


ET    VALCOUR  171 


ci'Aline,  as-tu  jamais  rien  vu  de  pris  comme  cela? 
Comment  vous  avez  un  corset  à  la  campagne? 

—  Je  ne  le  quitte  jamais. 

—  Mais  pour  ce  mouchoir,  a  poursuivi  Bia- 
mont,  en  le  faisant  voler  d'une  main  sur  le  lit,  et 
captivant  sa  fille  de  l'autre,  pour  ce  mouchoir 
vous  nous  en  ferez  grâce. 

Et  Aline  confuse  et  désolée,  croisant  ses 
mains  sur  sa  poitrine  : 

—  Oh  !  mon  père,  est-ce  donc  là  ce  que  vous 
avez  à  me  dire  ? 

—  Mademoiselle,  permettez,  a  dit  Dolbourg, 
en  écartant  une  des  mains  dont  Aline  cherchait 
à  cacher  ce  que  son  père  venait  de  découvrir... 
permettez,  monsieur  votre  père  trouve  bon  que 
je  regarde  tout  ceci  comme  mon  bien,  et  il  est 
assez  judicieux  pour  ne  vouloir  pas  conclure  le 
marché  que  je  n'aie  reconnu  s'il  n'y  a  point  de 
fraude...  ces  bagatelles-là  se  voyent  sans  diffi- 
culté... bon  si  c'était...  mais  pour  cela...  nous 
en  voyons  tant... 

—  O  vous  de  qui  je  tiens  la  vie  !  s'est  écriée 
Aline,  en  s'échappant  avec  rapidité,  n'imaginez 
pas  que  mon  respect  et  mon  obéissance  aillent 
jusqu'à  trahir  mon  devoir,  et  puisque  vous 
oubliez  le  vôtre  à  tel  point,  il  m'est  permis  de 

ne  plus   entendre   des   sentiments   que  vous  ne 
voulez  plus  mériter. 


172  ALIXE 

Et  l'éclair  est  moins  prompt  à  devancer  la 
foudre,  que  ne  l'a  été  cette  tendre  et  honnête 
créature  à  se  jeter  dans  le  cabinet  de  sa  mère. 
Elle  y  est  arrivée  en  larmes;  elle  s'est  précipitée 
sur  les  genoux  de  cette  mère  adorable;  elle  l'a 
conjurée  de  l'emmener  au  couvent;  elle  lui  a 
dit  que  le  désespoir  l'aveuglait,  qu'elle  ne 
répondait  pas  d'elle,  et  après  quelques  mots  de 
consolation,  madame  de  Blamont,  la  laissant  à 
Eugénie  et  à  madame  de  Senneval,  est  venue 
trouver  son  mari. 

Son  rôle  ici  devenait  d'autant  plus  difficile, 
qu'elle  frémissait  pour  Sophie;  elle  n'avait  point 
encore  pris  de  parti  décidé,  quoiqu'elle  pressen- 
tît bien  l'objet  du  voyage;  elle  n'osait  pourtant 
pas  s'informer,  elle  attendait  que  son  époux  s'ex- 
pliquât le  premier;  sa  timidité  naturelle,  les  cir- 
constances, tout  l'obligeait  à  des  ménagements. 
Elle  se  contint  donc,  et  trouvant  les  deux  amis 
confondus  de  la  fuite  soudaine  d'Aline,  elle 
demanda  doucement  à  monsieur  de  Blamont  ce 
qu'il  avait  donc  fait  à  sa  fille,  pour  l'avoir  réduite 
aux  larmes  qu'elle  répandait  à  grands  flots  ? 
Blamont  un  peu  confus  de  son  côté,  et  ne 
croyant  pas  que  ce  fût  encore  là  le  moment  de 
parler,  sourit,  plaisanta,  et  dit  que  sa  fille  s'était 
effrayée  d'une  très  innocente  caresse  que  Dol- 
bourg  avait  voulu    lui     faire.     Tout    s'apaisa, 


ET  VALCOUR  173 


Augustine  qui  vint  avertir  que  le  déjeuner  était 
prêt,  fit  diversion,  et  le  président  pria  sa  femme 
de  rassurer  Aline,  de  lui  dire  qu'elle  pouvait 
paraître  et  qu'elle  n'éprouverait  plus  rien  qui  pût 
la  fâcher.  Madame  de  Blamont  se  retira,  et 
Augustine,  qui  arrangeait  quelque  chose,  se 
retrouva  par  ce  moyen  tête  à  tête  avec  nos  deux 
héros.  Les  détails  de  cette  seconde  scène  n'ont 
pu  venir  à  notre  connaissance;  mais  les  suites 
ne  nous  les  ont  que  trop  appris.  Augustine  éblouie 
par  l'or,  fut  sans  doute  moins  cruelle  que  la 
veille;  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  ces  mes- 
sieurs ne  parurent  point  au  déjeuner,  qu'on  ne 
trouva  plus  Augustine  de  tout  le  jour,  et  qu'elle 
disparut  le  lendemain.  Il  y  a  des  choses  très  désa- 
gréables qui  deviennent  heureuses  dans  les  cir- 
constances, cet  événement-ci  est  du  nombre;  il 
calma  du  moins  nos  libertins,  et  tout  le  reste  du 
jour  fut  tranquille. 

Mais  sitôt  que  le  dix-sept  au  matin,  on  se  fut 
aperçu  du  départ  d'Augustine,  l'inquiétude  de 
madame  de  Blamont  fut  très  vive;  elle  pouvait 
avoir  parlé  de  Sophie  ;  quoique  ce  ne  fût  pas  à 
elle  qu'on  l'eût  confiée,  elle  savait  de  l'histoire 
tout  ce  qu'on  n'en  avait  pu  cacher  dans  la  mai- 
son ;  n'en  était-ce  pas  beaucoup  trop,  si  elle 
avait  été  indiscrète?  Dans  cette  affreuse  per- 
plexité, la  présidente  se   décida  donc  à  deman- 


174 


der  à  son  mari,  ce  qu'il  avait  pu  faire  de  cette 
fille  et  quelle  était  la  cause  de  son  évasion  ?  Elle 
le  piqua  même  un  peu,  pour  découvrir  s'il  ne 
savait  rien  sur  Sophie,  mais  les  réponses  de 
l'époux,  en  rassurant  madame  de  Blamont  sur 
ses  craintes,  la  convainquirent  que  sa  femme  de 
chambre  était  débauchée,  et  que  cette  malheu- 
reuse allait  attendre  à  Paris  les  effets  de  la  libé- 
ralité de  ses  séducteur^,  et  les  nouvelles  preuves 
de  leur  fantaisie  pour  elle. 

Il  y  avait  eu  la  veille,  et  toute  une  partie  de  ce 
jour,  un  très  grand  embarras  entre  le  père  et  la 
fille;  celle-ci  avait  fort  désiré  de  rester  dans  sa 
chambre;  nous  l'avions  détournée  de  ce  projet, 
elle  avait  paru  comme  à  l'ordinaire,  et  en  avait 
été  quitte  pour  un  peu  de  rougeur. 

Dans  cette  journée  du  dix-sept,  le  président, 
toujours  très  empressé  de  se  trouver  seul  avec 
Dolbcurg  et  Aline,  proposa  une  promenade  dans 
les  bois,  que  toute  la  compagnie  dérangea, 
quand  on  eût  vu  que,  par  l'art  avec  lequel  il 
avait  distribué  les  courses  et  les  voitures,  Aline, 
au  fond  de  la  forêt,  se  trouvait  entre  ses  deux 
persécuteurs.  Voyant  ses  plans  manques,  le  pré- 
sident dit  qu'il  voulait  aller  courir  les  bois,  seul 
avec  son  ami;  ce  dernier  projet  s'exécuta,  et  on 
ne  les  vit  plus  qu'à  souper.  Nous  n'avions  pas 
bougé   du  château,  pendant  cette  absence,  et  je 


ET    VALCOUR 


venais  de  réussir  enfin,  à  déterminer  madame  de 
Blamont  à  rompre  la  glace  ;  ce  n'était  pas  sans 
peine,  mais  une  explication  devenait  pourtant 
nécessaire;  le  président  ne  disant  mot,  pouvait 
avoir  le  projet  sourd  d'enlever  sa  fille  ;  il  ne 
fallait  pas  se  contenter  d'étudier  sa  conduite,  il 
fallait  observer  ses  desseins.  Je  décidai  donc  un 
éclaircisGement  pour  le  lendemain  sans  faute,  et 
je  préparai  tout,  dans  la  vue  de  donner  à  la 
scène  le  pathétique  que  j'y  supposais  nécessaire, 
afin  d'émouvoir,  s'il  était  possible,  les  ressorts 
de  cette  âme  flétrie.  Il  est  temps  de  te  détailler 
cet  événement,  qui  se  passa  dans  le  second  salon, 
où  existe  à  gauche  un  petit  cabinet  à  écrire, 
dans  lequel  j'avais  fait  cacher  Sophie  prévenue. 
Le  chocolat  pris,  on  vint  dans  le  salon  que  je 
t'indique,  et  madame  de  Blamont  débuta  ainsi: 

—  Convenez,  monsieur,  que  vous  me  donne- 
riez, si  j'étais  méchante,  de  bien  justes  sujets  de 
me  plaindre  de  vos  procédés  ? 

Monsieur  de  Blamont.  —  En  quoi  donc? 

Madame  de  Blamont.  —  Que  signifie  cet 
enlèvement?  L'asile  de  votre  famille  ne  devrait-il 
pas  être  respecté? 

Monsieur  de  Blamont.  —  Eh  bien  !  tu  vois, 
Dolbourg,  les  semonces  que  tu  m'attires,  je  n'ai 
travaillé  que  pour  toi,  et  me  voilà  grondé  comme 
si  j'étais  le  délinquant. 


176  ALINE 

Monsieur  Dolbourg.  —  Eussé-je  osé  me 
rendre  coupable  d'un  tel  genre  d'offense,  si  tu 
ne  le  partageais  pas? 

Madame  de  Blahiont.  —  Oh  !  je  suis  fort 
consolée  d'une  telle  perte. 

}iIadame  de  Senneval.  —  Le  désordre  des 
mœurs  de  cette  créature  doit  vous  laisser  peu 
de  regrets...  Deux  hommes  mariés  ! 

Monsieur  de  Blamont.  —  Le  sacrement  fait 
bien  peu  de  chose  à  cela  ;  je  ne  dis  pas  que,  pris 
comme  il  le  faut,  il  ne  puisse  embraser  quelque- 
fois la  tête,  mais,  en  vérité,  il  ne  la  calme 
jamais;  d'ailleurs,  Dolbourg  n'a  plus  de  biens, 
c'est  le  plus  heureux  des  hommes,  il  en  est  déjà 
à  son  troisième  veuvage. 

Madame  de  Senneval.  —  Je  croyais  mon- 
sieur marié. 

Monsieur  de  Blamont.  —  Mais  je  me  flatte 
que,  dans  quatre  jours,  ce  ne  sera  plus  une  pré- 
somption. 

Madame  de  Blamont.  —  Monsieur  s'occupe 
de  nouveaux  nœuds? 

Monsieur  de  Blamont.  —  Voilà  une  bonne 
ignorance,  est-ce  mystère?  est-ce  fausseté  ? 

Madame  de  Blamont.  —  Ce  sera  ce  que  vous 
voudrez,  mais  je  ne  connais  rien  de  si  simple 
que  d'ignorer  les  desseins  de  gens  qu'on  voit  à 
peine. 


ET   VALCOUR  177 


Monsieur  de  Blamont.  —  La  connaissance 
se  fera,  et  quant  à  l'intérêt  que  vous  y  devez 
prendre,  j'arrange  difficilement  que  vous  puis- 
siez le  déguiser,  après  ce  que  vous  savez  sur 
cela. 

Madame  de  Blamont.  —  Il  y  a  des  choses 
qui  se  disent  cent  fois,  sans  qu'on  puisse  les 
comprendre  une  seule. 

Monsieur  de  Blamont.  —  Soit,  mais  quand 
elles  se  font,  au  moins  on  ne  les  ignore  plus. 

Madame  de  Blamont.  —  Vous  embrouillez, 
au  lieu  d'éclaircir;  je  voulais  une  solution,  et 
vous  me  proposez  une  énigme. 

Monsieur  de  Blamont.  —  Ah!  parbleu,  je 
suis  prêta  vous  donner  le  mot  de  celle-ci. 

Madame  de  Senneval.  —  Nous  serons  char- 
més de  l'entendre. 

TvIoNsiEUR  DE  Blamont.  —  Eh  bien  !  c'est  que 
je  donne  ma  fille  à  monsieur,  voilà  tout  le 
mystère. 

Aline.  —  Mon  père,  avez-vous  résolu  de  me 
sacrifier  ainsi  ? 

^loNSiEUR  DE  Blamont.  —  J'ai  résolu  de  vous 
rendre  heureuse,  et  je  connais  assez  le  caractère 
de  monsieur,  pour  être  sûr  qu'il  doit  avoir  tout 
ce  qu'il  faut  pour  y  parvenir. 

i\lADA:\iE  DE  Blamont.  —  Mais  dans  une 
pareille  cause,  qui  peut  mieux  juger  qu'elle- 
I  12 


17  8  ALINE 

même,  si  elle  vous  assure  que  malgré  les  qualités 
de  monsieur,  il  lui  est  impossible  de  trouver  le 
bonheur  avec  lui,  quelle  objection  pourrez-vous 
faire  alors  ? 

Monsieur  de  Blamont.  —  Que  ce  qui  ne 
vient  pas  un  jour,  arrive  l'autre;  il  ne  s'agit  pas 
de  savoir  si  ma  rille  doit  se  croire  heureuse  dans 
le  mariage  que  je  propose,  il  n'est  seulement 
question  que  de  se  convaincre  que  l'homme  que 
je  lui  destine  a  tout  ce  qu'il  faut  pour  la  rendre 
telle. 

Madame  de  Blamont.  —  Oh  !  monsieur, 
pouvez-vous  raisonner  ainsi? 

Monsieur  de  Blamont.  —  Que  voulez-vous 
que  j'oppose  à  ses  caprices,  quand  mon  intention 
n'est  pas  d'y  céder? 

Madame  de  Blamont.  —  Ne  dites  donc  plus 
que  vous  voulez  le  bonheur  de  votre  fille. 

Monsieur  de  Blamont.  —  A  partir  de 
l'état  actuel  de  nos  mœurs,  une  fille  me  fait  rire 
quand  elle  dit  qu'elle  craint  de  ne  pas  trouver  le 
bonheur  dans  les  noeuds  de  l'hymen;  eh  !  qui  la 
force  de  le  chercher  là  ?  Un  époux,  de  l'âge  de 
mon  ami,  ne  demande  que  quelques  égards... 
quelques  assiduités...  quelques  observations  de 
pratique,  et  ces  misères-là  remplies,  si  sa  femme 
imagine  pouvoir  trouver  mieux  ailleurs...  eh 
bien!  il   ferme    les   yeux;  quel  serait  l'homme 


ET    VALCOUR  1/9 


assez  tyran  pour  se  scandaliser  de  voir  cherclier 
à  sa  femme  un  bien  qu'il  est  hors  d'état  de  lui 
faire  ? 

Madame  de  Blamont.  —  Mais  si  les  moeurs 
sont  dépravées,  croyez-vous  que  toutes  les 
femmes  le  soient  ? 

Monsieur  de  Blamont.  —  Cette  dépravation 
n'est  qu'idéale,  le  délit  n'est  relatif  qu'au  mari, 
il  devient  nul  dès  que  l'époux  le  tolère  ou  le  nie  : 
du  moment  qu'il  ne  s'oppose  à  rien,  sous  de  cer- 
taines clauses  purement  physiques,  quel  peut 
être  le  crime  de  la  femme  ? 

Madame  de  Senneval.  —  J'estimerais  bien 
peu  l'époux  qui  ferait  avec  moi  de  tels  arrange- 
ments. 

Monsieur  de  Blamont.  —  L'estime...  l'es- 
time, voilà  encore  un  de  ces  sentiments  chimé- 
riques qui  ne  s'arrange  pas  à  ma  philosophie  ; 
qu'est-ce  que  l'estime  ?..  L'approbation  des  sots, 
accordée  aux  sectateurs  de  leurs  petits  vilains 
préjugés...  tyranniquement  refusée  à  l'homme  de 
génie  qui  les  fronde;  dites-moi,  je  vous  prie, 
comment  vous  voulez  qu'on  soit  jaloux  de 
mériter  un  tel  sentiment?  Pour  moi,  je  ne  vous 
le  cache  pas,  mais  l'homme  du  monde  que 
j'aime  le  mieux,  est  celui  qu'on  estime  le  moins, 
et  ce  sera  toujours  celui  de  tous  à  qui  je  suppo- 
serai le  plus  d'esprit...  Eh!  non,  non,   ce  n'est 


iSo 


point  un  tel  fantôme  qui  compose  la  félicité  ; 
jamais  l'homme  sage  ne  place  la  sienne  dans  ce 
que  les  autres  peuvent  lui  donner  ou  lui  ravir  au 
plus  léger  mouvement  de  leurs  caprices;  il  ne  la 
met  que  dans  lui-même,  dans  ses  opinions,  dans 
ses  goûts,  abstraction  faite  de  toute  considéra- 
tion ultérieure.  Eh!  laissons  là  toutes  ces  jouis- 
sances illusoires  ;  croyez-moi,  un  époux  riche, 
doux,  complaisant,  qui  n'exige  jamais  que  ce 
qu'on  peut  lui  donner,  qui  fait  grâce  entière  du 
métaphysique,  voilà  l'homme  qui  peut  rendre 
une  femme  heureuse,  s'il  n'y  réussit  pas,  mes- 
dames, en  vérité,  je  ne  vois  plus  ce  qu'il  vous  faut. 

Madame  de  Blamont.  —  Simplifions,  mon- 
sieur, car  vos  analyses  sont  trop  loin  de  nos  prin- 
cipes pour  que  nous  puissions  jamais  nous  accor- 
der; tenons-nous-en  donc  au  fait.  Aline,  croyez- 
vous  que  l'hymen  que  vous  propose  votre  père, 
puisse  vous  rendre  heureuse? 

Aline.  —  Je  suis  si  loin  de  le  croire,  que  je 
demande  pour  toute  grâce  à  mon  père  de  me 
percer  plutôt  mille  fois  le  cœur  que  de  me  cap- 
tiver sous  de  tels  nœuds  ! 

Monsieur  de  Blamont.  —  Ah  !  voilà  vos 
leçons,  madame,  voilà  vos  préceptes  ;  si  j'avais 
bien  fait,  vous  n'auriez  point  élevé  cette  enfant... 
Soustraite  à  vous  dès  sa  naissance,  n'ayant  jamais 
connu   qu'un  cloître,  éloignée   de  vos   indignes 


ET  VALCOUR 


préjugés,  elle  n'aurait  pas  trouvé  de  réponse, 
quand  il  eut  été  question  de  m'obéir. 

Madame  de  Blamont.  —  Un  enfant,  dès  le 
berceau,  soustrait  à  sa  mère  n'en  arrive  pas  plus 
sûrement  au  bonheur. 

Monsieur  de  Blamont,  ému  et  balbutiant.  — 
Son  esprit  ne  se  dérange  pas  au  moins  par  de 
mauvais  principes. 

Madame  de  Blamont.  —  Mais  ses  mœurs  se 
pervertissent  au  sein  de  l'infamie,  et  celui-ci  qui 
devrait  être  le  protecteur  de  son  innocence,  est 
souvent  celui  qui  la  corrompt. 

Monsieur  de  Blamont.  —  En  vérité,  voilà 
des  propos... 

—  Viens,  Sophie,  a  poursuivi  avec  chaleur 
madame  de  Blamont  en  ouvrant  la  porte  du 
cabinet,  viens  les  expliquer  toi-même  à  ton  père, 
viens  te  précipiter  à  ses  genoux,  viens  lui  deman- 
der pardon  d'avoir  pu  mériter  sa  haine,  dès  le 
premier  jour  de  ta  naissance. 

Puis  s'adressant  rapidement  à  Dolbourg  : 

—  Et  vous,  monsieur,  oserez-vous  enfoncer 
plus  avant  le  poignard  dans  le  cœur  d'une  mal- 
heureuse mère,  oserez-vous  désirer  pour  votre 
femme,  l'une  de  ses  filles,  après  avoir  fait  votre 
maîtresse  de  l'autre? 

Puis  saisissant  l'embarras  de  son  époux,  aux 
pieds  duquel  était  Sophie  : 


l82  ALINE 

—  Laissez  parler  votre  cœur,  monsieur,  tout 
est  su,  ne  refusez  plus  d'ouvrir  vos  bras  à  cette 
malheureuse  Claire  que  vous  m'enlevâtes  au  ber- 
ceau ;  la  voilà,  monsieur,  la  voilà,  victime  de  vos 
procédés  ;  trompée  sur  sa  naissance,  qu'elle  ne 
voie  pas  toujours  en  vous  le  corrupteur  de  ses 
jeunes  années,  et  montrez-lui  le  cœur  d'un  père, 
pour  lui  faire  oublier  son  bourreau. 

C'est  ici,  mon  ami,  que  l'art  de  la  plus  pro- 
fonde scélératesse,  est  venu  disposer  les  muscles 
de  la  physionomie  de  ces  deux  indignes  mortels; 
c'est  ici  que  nous  avons  pu  nous  convaincre  que 
l'âme  d'un  libertin  n'a  pas  une  seule  faculté  qui 
ne  soit  aux  ordres  de  sa  tête,  et  que  tous  les  mou- 
vements de  la  nature  cèdent  dans  de  tels  cœurs, 
à  la  perfide  corruption  de  l'esprit. 

—  Oh!  ma  foi,  madame,  a  dit  le  président, 
avec  le  plus  grand  flegme,  et  repoussant  Sophie 
de  ses  genoux,  si  ce  sont  là  les  armes  dont  vous 
voulez  me  battre,  en  vérité,  vous  ne  triomphe- 
rez pas... 

Et  s'éloignant  encore  plus  de  Sophie  : 

—  Par  quel  hasard  cette  créature  est -elle  ici?.. 
Te  serais-tu  douté,  Dolbourg,  que  la  maison 
de  madame  servît  d'asile   à  nos  catins.'' 

—  Oh  !  ma  chère,  n'espère  plus  rien  de  cet 
homme  atroce,  a  dit  madame  Senneval  furieuse; 
celui  qui  repousse  la  nature  avec  tant  de  dureté, 


ET   VALCOUR  183 


n'est  plus  qu'à  craindre  pour  toi.  Vole  implorer 
les  lois,  leur  temple  est  ouvert  à  tes  plaintes,  on 
n'eut  jamais  tant  de  sujets  d'en  porter,  on  n'eut 
jamais  tant  de  droits  à  des  secours... 

—  Moi,  plaider  contre  ma  femme,  a  répondu 
Blamont,  avec  l'air  de  la  douceur  et  de  l'amé- 
nité... étourdir  le  public  de  dissensions  aussi 
minutieuses  que  celles-ci...  c'est  ce  qu'on  ne 
verra  jamais... 

Puis  s'adressant  à  moi. 

—  Déterville,  a-t-il  ajouté,  faites  retirer  les 
jeunes  personnes,  je  vous  prie,  revenez  ensuite, 
j'expliquerai  l'énigme,  mais  je  ne  le  veux  que 
devant  ces  deux  dames  et  vous. 

Sophie  désolée,  Aline  et  Eugénie  ont  passé 
dans  l'appartement  de  madame  de  Blamont,  et 
sitôt  que  j'ai  reparu,  le  président  nous  ayant 
priés  de  nous  asseoir  et  de  l'entendre,  nous  a  dit 
que  jamais  cette  Sophie  ne  lui  avait  appartenu 
par  aucuns  noeuds;  que  l'idée  de  cette  alliance 
était  absurde;  il  est  convenu  de  l'enfant  qu'il 
avait  eu  de  la  Valville,  convenu  du  désir  qu'il 
avait  formé  d'en  substituer  un  autre  à  celui-là, 
pour  se  conserver  les  droits  que  leur  perfide 
convention  lui  donnait  sur  la  fille  naturelle  de 
son  ami;  il  a  ajouté  que  la  mort  très  effective  de 
sa  fille  Claire,  l'ayant  attiré  au  Pré-Saint-Ger- 
vais,  où  elle  était  en  nourrice,  après  avoir  rendu 


i84 


les  derniers  devoirs  à  cette  petite  fille,  il  avait 
imaginé  de  s'arranijer  là  de  quelque  jolie  enfant 
qu'il  pût  mettre  à  la  place  de  celle  qu'il  avait  eue 
de  la  Valville,  et  que  la  petite  fille  de  la  nour- 
rice, positivement  de  l'âge  qu'il  fallait,  lui  ayant 
convenu,  il  l'avait  payée  cent  louis  à  la  mère,  et 
transportée  en  conséquence  lui-même  au  village 
de  Berseuil,  où  elle  avait  été  élevée  jusqu'à 
treize  ans,  mais  qu'il  n'avait  dans  tout  cela 
d'autre  tort,  que  d'avoir  voulu  tromper  son  ami, 
jamais  ceux  d'avoir  corrompu  sa  propre  fille,  ou 
soustrait  celle  de  sa  femme.  Ensuite  il  nous  a 
demandé  par  quels  moyens  cette  fille  se  trouvait 
à  Vertfeuille. 

Madame  de  Blamont,  toujours  tendre,  tou- 
jours honnête  et  sensible,  croyant  reconnaître 
quelque  sincérité  dans  ce  qu'elle  entendait,  et 
préférant  renoncer  au  plaisir  de  retrouver  sa 
fille,  à  la  nécessité  de  voir  son  mari  coupable  de 
tant  de  crimes,  si  Sophie  lui  appartenait  effecti- 
vement; n'ayant  d'ailleurs  rien  de  positif  à  objec- 
ter, puisque  tu  n'avais  encore  rien  éclairci... 
madame  de  Blamont,  dis-je,  a  tout  avoué  de 
bonne  foi...  Le  président  s'est  jeté  dans  les  bras 
de  sa  femme  et  l'embrassant  avec  la  plus  extrême 
tendresse  : 

—  Non,  non,  ma  chère  amie,  lui  a-t-il  dit... 
non,  non,  nous  ne  nous    brouillerons  pas  pour 


ET    VALCOLU  1S5 

une  telle  chose,  je  suis  coupable  de  quelques 
travers,  sans  doute,  ma  faiblesse  pour  les  femmes 
est  affreuse,  je  ne  puis  m'en  cacher,  mais  une 
erreur  n'est  pas  un  crime,  et  je  serais  un  mons- 
tre si  j'avais  commis  ce  dont  vous  m'accusez. 
Rien  de  plus  certain  que  la  mort  de  votre  fille, 
je  suis  incapable  d'avoir  pu  vous  tromper,  jus- 
qu'à supposer  cette  mort,  si  elle  n'eût  été  réelle. 
Sophie  est  fille  d'une  paysanne,  elle  est  fille  de 
la  nourrice  de  votre  Claire,  mais  elle  ne  vous 
appartient  nullement.  Je  suis  prêt  à  vous  le 
jurer  en  face  des  autels,  s'il  le  faut,  la  ressem- 
blance est  singulière,  je  l'avoue,  il  y  a  longtemps 
que  j'ai  observé  les  traits  qui  rapprochent  Sophie 
de  votre  Aline,  mais  ce  n'est  qu'un  jeu  de  la 
nature,  qui  ne  doit  pas  vous  en  imposer...  Que  le 
sceau  du  raccommodement,  a-t-il  poursuivi,  en 
serrant  les  mains  de  sa  femme,  soit  donc  ma 
chère  amie,  l'accord  certain  des  délais  que  vous 
demandez  pour  votre  Aline.  Le  mariage  que 
j'exige  ferait  mon  bonheur;  cependant  vous 
m'avez  demandé  du  temps  pour  l'y  disposer,  je 
vous  donne  jusqu'à  mon  retour  à  Paris,  ainsi 
que  nous  en  étions  convenus  d'abord,  mais 
qu'elle  accepte  après,  j'ose  vous  le  demander  en 
grâce  ;  que  la  crainte  d'un  crime  ne  soit  pas  sur- 
tout ce  qui  vous  retienne.  Dolbourg  a  pu  être 
l'amant  de  Sophie,  mais  je  vous  proteste  qu'il  ne 


lS6  ALINE 

l'a  jamais  été  de  la  sœur  d'Aline,  il  n'y  a  pas  de 
preuve  que  je  ne  puisse  vous  en  donner,  pas  de 
serment  que  je  ne  puisse  vous  en  faire  ;  jouissez 
en  paix  avec  vos  amis  du  temps  que  je  vous 
laisse  pour  déterminer  ma  fille  à  ce  qui  fait  le 
but  de  mes  vœux  ;  je  les  conjure  de  vous  aider  à 
obtenir  d'elle  ce  que  j'en  attends,  et  d'être  bien 
certains  que  c'est  son  bonheur  seul  qui  m'occupe. 

Madame  de  Blamont  qui  croyait  tout  avoir  en 
gagnant  du  temps  pour  Aline...  qui  l'obtenait, 
qui  ne  pouvait  détruire  les  assertions  de  son 
mari,  ou  qui  n'avait  à  leur  opposer  que  celles  de 
la  Dubois,  que  rien  ne  semblait  devoir  faire  pré- 
férer à  celles  du  président...  qui,  mère  ou  non  de 
Sophie  se  trouvait  toujours  en  situation  de  lui 
faire  du  bien,  trouva  dans  son  cœur  la  réponse 
que  lui  dictaient  nos  yeux;  elle  convainquit  son 
époux  de  la  foi  qu'elle  accordait  aux  discours 
qu'il  venait  de  lui  tenir,  et  ajouta  que,  puisque 
le  ciel  avait  fait  tomber  cette  Sophie  dans  ses 
mains,  elle  demandait  en  grâce  qu'on  la  lui 
laissât. 

DoLBOURG.  —  Elle  ne  mérite  pas  le  bien  que 
vous  voulez  lui  faire,  j'ai  vécu  cinq  ans  avec 
elle,  je  dois  la  connaître  et  je  la  connais  bien  ; 
croyez  que  je  serais  indigne  de  l'honneur  auquel 
je  prétends  de  devenir  un  jour  votre  gendre,  si 
j'avais  maltraité  cette  fille  comme  elle  l'a  été, 


ET  VALCOUR  187 


sans  qu'elle  m'en  eût  donné  les  plus  graves 
sujets.  Peut-être  ai-je  trop  écouté  ma  colère, 
mais  soyez  sûre  qu'elle  était  coupable. 

Madame  de  Blamont.  —  On  nous  a  fort 
assuré  que  non. 

DoLBOURG.  —  Ah  !  je  le  vois,  madame, 
Sophie  n'est  pas  tombée  seule  en  vos  mains,  et 
cette  créature  qui  couvrait  et  servait  ses  désor- 
dres, y  est,  sans  doute,  également. 

Madame  de  Blamont.  —  Il  est  vrai  que  j'ai 
vu  la  Dubois. 

Le  Président.  —  Aucune  imposture  ne  nous 
étonne  à  présent,  voilà  celle  qui  vous  a  induite 
en  erreur  sur  les  objets  dont  il  s'agit;  mais  ne  la 
croyez  en  rien  :  si  vous  voulez  connaître  la 
vérité,  nulle  femme  au  monde  ne  la  déguise 
avec  tant  d'art,  nulle  n'est  capable  de  porter 
aussi  loin  le  mensonge  et  l'atrocité. 

Madame  de  Blamont.  —  Et  qu'est  devenue 
cette  autre  petite  créature  que  toutes  deux 
conviennent  avoir  été  la  maîtresse  de  mon  mari 
et  la  fille  de  monsieur? 

Le  Président,  ému.  —  Ce  qu'elle  est  devenue  ? 

Madame  de  Senneval.  —  Oui. 

Le  Président.  —  Eh  bien  !  mais  rien  de  plus 
simple,  elle  était  aussi  coupable  que  Sophie... 
coupable  du  même  genre  de  tort...  Dolbourg  a 
puni  l'une  de  sa  main,  voulant  également  punir 


i88 


l'autre...  elle  m'est  échappée...  je  ne  vous  cache 
rien  moi,  vous  voyez  ma  sincérité...  c'est  le 
cœur  d'un  enfant. 

Madame  de  Blamont.  —  Oh!  mon  ami, 
voilà  donc  où  entraîne  le  libertinage!  que  de 
chagrins,  que  d'inquiétudes  suivent  toujours  ce 
vice  épouvantable;  ah  !  si  le  bonheur  eût  été 
moins  vif  dans  votre  maison,  croyez  au  moins 
qu'entre  votre  Aline  et  moi,  il  eût  été  mille  fois 
plus  pur. 

Monsieur  de  Blamont.  —  Laissons  mes 
torts,  il  me  faudrait  des  siècles  pour  les  réparer; 
l'impossibilité  d'y  réussir  me  porterait  au  déses- 
poir; qu'il  vous  suffise  d'être  bien  sûre  que  je  ne 
les  aggraverai  plus... 

Et  des  larmes  ont  échappé  des  yeux  de  la 
crédule  madame  de  Blamont. 

—  Au  défaut  du  bonheur  réel,  la  certitude  de 
ne  plus  voir  augmenter  ses  maux,  est  une  conso- 
lation pour  l'infortune;  accordez-moi  la  grâce 
entière,  a  dit  cette  malheureuse  épouse  en 
pleurs,  ne  pensez  plus  à  cet  hymen  dispropor- 
tionné. 

Le  Président.  —  J'ai  des  engagements  que 
je  ne  puis  rompre,  vous  ignorez  leur  degré  de 
force,  je  ne  suis  plus  maître  de  ma  parole  ;  Dol- 
bourg  lui-même  ne  saurait  m'en  dégager;  cepen- 
dant je  puis  vous  accorder  des   délais,  il  ne  s'y 


ET  VALCOUR 


refusera  pas,  son  âme  est  trop  délicate  pour  pré- 
tendre à  la  main  d'Aline  sans  la  mériter:  deux 
mois,  trois  mois,  s'il  les  faut,  je  vous  les  donne... 
mais  vous  devriez  nous  rendre  cette  Sophie, 
vous  devriez  permettre  qu'elle  fût  traitée  comme 
elle  le  mérite. 

M.\DAME  DE  Blamont.  —  Son  malheur  lui 
assure  des  droits  à  ma  pitié,  elle  m'est  chère  dès 
qu'elle  souffre...  elle  ne  peut  plus  vous  offenser, 
laissez-la-moi;  elle  est  jeune,  elle  peut  se  repen- 
tir... elle  se  repent  déjà;  vous  la  feriez  entrer  au 
couvent  par  force,  je  la  déterminerai  de  bonne 
grâce  au  même  sacrifice,  et  vous  serez  égale- 
ment vengé. 

Le  Président.  —  Soit,  mais  défiez-vous  de 
sa  douceur,  craignez  des  vertus  qu'elle  n'adopte 
que  pour  voiler  l'âme  la  plus  traîtresse. 

DoLBOURG.  —  Il  n'est  aucune  espèce  de  torts 
qu'elle  n'ait  eus  avec  nous. 

Le  Président.  —  Elle  en  a  eus  qui  auraient 
mérité  l'attention  même  des  lois.  L'enfant  dont 
elle  était  grosse  n'était  sûrement  pas  de  mon 
ami  :  elle  nous  volait  pour  son  amant,  elle  est 
capable  de  tout  ;  cette  seconde  fille  dont  vous 
venez  de  nous  parler,  ne  nous  trompait  que  par 
ses  instigations  ;  elle  séduit,  elle  impose,  elle 
joue  le  sentiment  et  ce  n'est  que  pour  en  venir 
à  des  fins  toujours  criminelles  comme  son  cœur. 


igo  ALINE 

Madame  de  Blamont.  —  Mais  il  n'y  a  sorte 
de  bien  que  n'en  ait  dit  la  femme  qui  l'éleva. 

DoLBOuRG.  —  Cette  femme  ne  l'a  connue 
qu'enfant,  et  c'est  à  Paris,  c'est  avec  la  Dubois 
qu'elle  s'est  pervertie;  ne  gardez  pas  ce  serpent, 
croyez-moi,  madame,  vous  en  aurez  bientôt  des 
regrets. 

Voyant  madame  de  Blamont  prête  à  faiblir, 
je  la  fixai  ;  elle  m'entendit,  elle  tint  ferme,  allé- 
gua la  charité  et  la  religion  qui  l'obligeait  à  ne 
point  abandonner  cette  malheureuse,  après  lui 
avoir  promis  sa  protection,  et  les  deux  amis 
n'osèrent  plus  insister  sur  l'envie  qu'ils  avaient 
de  la  ravoir.  La  paix  fut  donc  conclue,  aux  condi- 
tions qu'il  ne  s'agirait  plus  d'aucuns  reproches 
de  part  ni  d'autre;  que  Sophie  resterait  à  madame 
de  Blamont  et  qu'on  accorderait  à  Aline  jusqu'à 
l'hiver,  pour  se  décider  au  mariage  qu'on  exi- 
geait d'elle. 

—  J'ose  vous  demander  encore  au  nom  de 
l'honnêteté  et  de  la  décence,  a  dit  madame  de 
Blamont,  de  ne  point  abuser  de  cette  malheu- 
reuse que  vous  avez   séduite  hier  chez   moi. 

—  En  vérité,  a  répondu  le  président,  pour  le 
crime,  il  n'est  plus  temps...  il  est  commis...  tant 
d'envie  de  céder...  si  peu  de  résistance...  tout 
cela  ne  devrait  pas  vous  donner  de  regrets. 

—  Ne  la  gardez  pas  au  moins,   placez-la... 


ET    VALCOUR  I9I 


elle  peut  redevenir  honnête...  qu'elle  ne  trouve 
pas  dans  vous  l'appui  certain  de  ses  désordres. 

—  Eh  bien!  je  vous  le  jure...  Allons,  qu'on 
appelle  Aline...  Eugénie,  et  puisque  nous  n'avons 
plus  que  vingt-quatre  heures  à  rester  ici,  que  les 
plaisirs  y  remplacent  les  chagrins,  et  qu'on  n'y 
voie  plus  que  de  la  joie. 

Madame  de  Blamont  a  été  chercher  elle-même 
sa  fille,  elle  ne  s'est  point  expliquée  devant 
Sophie;  qu'eût-elle  pu  lui  dire  dans  l'état  d'in- 
certitude où  tout  était  ;  elle  l'a  caressée,  conso- 
lée, elle  l'a  remise  entre  les  mains  de  ses  femmes, 
et  la  tranquillité  s'est  rétablie.  Jusqu'au  lende- 
main au  soir,  les  choses  ont  toujours  été  de 
mieux  en  mieux,  et  le  vingt  au  matin,  les  deux 
amis,  le  front  calme,  bien  plus  peut-être  que 
leurs  cœurs,  sont  repartis  en  comblant  d'éloges 
et  d'amitiés  tous  les  habitants  du  château. 

Que  penses-tu  maintenant  de  ceci,  mon  cher 
Valcour,  devons-nous  croire?.,  devons-nous 
douter  ?. .  Madame  de  Blamont  lasse  de  malheurs, 
saisit  avec  avidité  l'illusion  qu'on  lui  présente; 
c'est  un  moment  de  repos  dont  elle  veut  jouir; 
son  âme  honnête  a  tant  de  plaisir  à  supposer  ses 
vertus  dans  les  autres  ;  sa  chère  fille  lui  ressem- 
ble ;  toutes  deux  se  livrent  au  plus  doux  espoir, 
Eugénie  le  partage,  parce  qu'elle  est  bonne  et 
sensible,  comme  son  amie;  il  n'y  a  d'incrédules 


192 


que  madame  de  Senneval  et  moi,  mais  nous  le 
sommes  je  l'avoue.  Ce  retour  nous  paraît  bien 
prompt;  il  est  rendu  si  nécessaire  par  les  cir- 
constances, que  nous  croyons  qu'il  ne  dépend 
absolument  que  d'elles  ;  c'est  au  temps  à  nous 
détromper...  et  d'ailleurs,  qu'a  promis  le  prési- 
dent?., quelques  mois  de  délais;  en  est-ce  assez 
pour  se  flatter?  et  quand  ces  délais  seront  expi- 
rés, quand  il  aura  eu  le  temps  de  revenir  du 
petit  moment  de  confusion  dont  il  a  été  altéré 
par  tout  ceci,  ne  redeviendra-t-il  pas  tout  aussi 
pressant  ? 

Cependant,  nous  sommes  convenus,  ma  belle- 
mère  et  moi,  de  supprimer  nos  réflexions  à  nos 
amies,  elles  ne  serviraient  qu'à  troubler  leur 
moment  de  calme.  S'il  doit  être  réel,  ce  calme 
auquel  nous  ne  croyons  pas,  pourquoi  leur  mon- 
trer nos  craintes  ;  si  elles  ont  tort  de  s'y  livrer, 
c'est  un  beau  songe  dont  il  faut  leur  laisser  la 
jouissance.  Nous  ne  pouvons  parer  à  rien,  aucun 
événement  ne  dépend  de  nous,  à  quoi  nos  doutes 
serviraient-ils?  quel  besoin  de  les  leur  faire  voir; 
je  ne  les  hasarde  donc  qu'avec  toi.  Presse  tes 
éclaircissements  sur  Sophie,  beaucoup  de  choses 
tiennent  à  cela,  s'ils  nous  ont  induits  en  erreur 
sur  cet  article,  il  nous  ont  trompés  sur  tout  le 
reste;  alors  ils  méditent  quelques  horreurs;  ils 
n'accordent  du  temps  que  pour  y  réussir,  et  dans 


ET  VALCOUR  igS 


ce  cas,  nous  devons  dissiper  l'illusion.  S'ils  ne 
nous  en  ont  pas  imposé  sur  Sophie,  et  que  les 
mensonges  viennent  de  la  Dubois;  s'il  est  réel, 
ce  que  je  ne  puis  croire,  que  cette  jeune  Sophie 
ait  tous  les  torts  qu'ils  lui  prêtent...  en  un  mot 
s'ils  ont  dit  vrai,  alors  je  m'écrierai  plein  de  joie, 
que  telle  est  l'influence  de  la  vertu,  qu'il  est  des 
moments  où  le  vice,  absorbé  devant  elle,  est 
contraint  à  s'humilier,  se  confondre,  demander 
grâce  et  disparaître...  Mais  sont-ce  des  vices 
chéris  qui  peuvent  fléchir  de  cette  manière...  des 
vices  nourris  depuis  autant  d'années...  non... 
peut-être  céderait  ainsi  la  fougue  de  la  jeunesse 
ou  l'erreur  du  moment,  mais  jamais  le  crime 
vieilli  et  soutenu  par  des  idées;  le  plus  grand 
malheur  de  l'homme  est  d'étayer  ses  travers  de 
ses  systèmes;  une  fois  qu'il  s'en  est  formé  d'assez 
sûrs  pour  légitimer  sa  conduite,  tout  ce  qui  la 
condamnerait  dans  le  cœur  d'un  autre,  la  fixe  à 
jamais  dans  le  sien.  Voilà  ce  qui  rend  les  torts 
des  jeunes  gens  de  peu  d'importance  ;  ils  n'ont 
fait  que  choquer  leurs  maximes,  ils  y  reviennent; 
mais  ce  n'est  que  par  réflexion  que  pèche  l'homme 
mûr,  ses  fautes  émanent  de  sa  philosophie,  elle 
les  fomente,  elle  les  nourrit  en  lui,  et  s'étant 
créé  des  principes  sur  les  débris  de  la  morale  de 
son  enfance,  ce  sont  dans  ces  principes  invaria- 
bles qu'il  trouve  les  lois  de  sa  dépravation. 

I  13 


194  ALINE 

Quoi  qu'il  en  soit,  tout  est  tranquille  :  nous 
avons  au  moins  jusqu'à  l'hiver,  a  dit  madame  de 
Blamont,  le  lot  de  l'infortune  est  de  jouir  du  pré- 
sent, sans  s'inquiéter  de  l'avenir,  et  quels 
moments  seraient  pour  elle,  si,  à  côté  des 
tourments  qui  l'accablent  sans  cesse,  elle  n'avait 
au  moins  pour  jouissances,  celles  que  lui  laisse 
l'illusion. 

—  Ce  que  nous  appelons  le  bonheur,  nous 
autres  malheureux,  me  disait-elle  hier,  n'est 
que  l'absence  de  la  douleur,  quelque  triste  que 
soit  cette  misérable  situation,  que  nos  amis 
nous  la  laissent  goûter. 

Quant  à  Sophie,  elle  a  toujours  ses  mêmes 
droits,  jusqu'à  l'éclaircissement,  fondés  ou 
non;  il  serait  trop  dur  de  les  lui  ravir,  et  la 
cruauté  ne  peut  naître  dans  une  âme  comme  celle 
de  notre  amie.  Si  quelque  chose  pourtant  trouble 
un  peu  cette  respectable  femme,  c'est  le  silence 
affecté  qu'on  a  gardé  sur  toi...  est-il  naturel?  un 
des  motifs  du  voyage  n'est-il  pas  au  contraire 
de  s'informer  si  tu  n'as  point  paru  ?  Quelques 
questions  faites  dans  la  maison,  et  qu'on  nous  a 
rendues  sur-le-champ,  prouvent  que  ces  éclair- 
cissements entraient  dans  leurs  vues.  —  Pour- 
quoi donc  s'est-on  tu  devant  nous  ?  pourquoi 
même,  à  l'époque  du  raccommodement  n'en  pas 
être  ouvertement  convenus?  Ne  voilà-t-il  pas  du 


ET    VALCOUR  I95 


louche  dans  la  conduite  du  président?  Nous 
sommes  sûrs  d'ailleurs  qu'il  a  tenu  jusqu'au  der- 
nier instant  au  désir  de  ravoir  Sophie  ;  on  l'a 
cherchée  dans  le  château  ;  on  a  tâché  de  s'intro- 
duire dans  la  chambre  où  l'on  la  soupçonnait 
renfermée  :  un  homme  adroit  du  président  a  été 
aux  aguets  tout  le  jour  qui  a  précédé  celui  de 
leur  départ  ;  voilà  donc  encore  du  mystère  dans 
les  démarches  de  cet  époux  qui  paraît  repen- 
tant. Madame  de  Blamont  sait  tout  cela;  elle  dit 
que  le  désir  de  ravoir  Sophie,  si  effectivement 
elle  n'est  pas  sa  fille,  est  indépendant  de  ce  qui 
concerne  Aline  et  elle;  qu'il  est  tout  simple,  si 
Sophie  ne  lui  est  rien,  qu'il  veuille  se  venger 
d'une  créature,  qui,  selon  lui,  a  tant  de  torts  ;  sans 
que  cela  prouve  qu'il  veuille  affliger  sa  femme 
et  faire  le  malheur  de  sa  fille...  Je  n'ose  rien 
répliquer,  mais  je  n'en  réfléchis  pas  moins  ;  je 
n'en  redoute  pas  moins  que  tout  ceci  ne  soit 
qu'une  léthargie,  dont  le  réveil  sera  peut-être 
terrible...  Adieu,  fais  comme  moi,  écris,  console, 
et  ne  trouble  rien,  à  moins  que  les  éclaircisse- 
ments ne  t'y  forcent;  tout  dépend  des  lumières 
que  nous  attendons  de  toi...  Mais  si  cet  homme 
perfide  a  été  assez  adroit  pour  allier  le  mensonge 
à  la  vérité  !  pour  donner  à  l'une  toute  l'appa- 
rence de  l'autre...  s'il  veut  tromper  ces  deux 
respectables  femmes...  s'il  veut  les  rendre   éter- 


196  ALINE   ET    VALCOUR 

nellement  malheureuses;  oh!  mon  ami,  je  dirai 
alors  que  le  ciel  est  injuste  ;  car  il  ne  créa 
jamais  des  êtres  auxquels  il  dût  autant  de  bon- 
heur; jamais  deux  créatures  qui  le  méritassent 
aussi  bien,  si  cette  manière  d'exister  est  l'apa- 
nage de  ceux  qui  sont  vertueux  et  sensibles,  si 
elle  est  due  à  ceux  qui  savent  si  bien  la  répan- 
dre surtout  ce  qui  les  environne. 


LETTRE  XXIV. 

VALCOUR   A    DÉTERVILLE 

Paris,  ce  22  septembre. 

'E  reçus  le  quatorze,  mon  cher  Déter- 
ville,  la  lettre  où  tu  me  recommandais 
les  démarches  du  Pré- Saint -Gervais, 
et  quelque  aient  été  mes  diligences,  ce  ne  fut 
pourtant  qu'hier  qu'il  me  devint  possible  de 
réussir.  Oh  !  mon  ami,  quelle  intéressante  étude 
nous  fournit,  chaque  jour,  le  cœur  de  l'homme, 
et  comment  nier  l'influence  de  la  divinité  sur 
lui,  quand  on  voit  avec  quelle  fatalité  celui  qui 
tend  des  pièges  s'y  prend  presque  toujours  le 
premier,  et  comme  le  vice,  toujours  en  opposi- 
tion avec  lui-même,  se  perce  avec  les  traits  dont 
il  veut  frapper  la  vertu.  Le   président  est   cou- 


igS  ALIXE 

pable  dans  le  cœur,  et  ne  l'est  pas  dans  le  fait  ; 
il  en  impose  odieusement  à  sa  femme;  il  la 
trompe  avec  la  plus  insigne  fausseté,  et  pourtant 
il  ne  lui  ment  pas.  Daigne  me  lire  avec  atten- 
tion, et  mon  énigme  va  se  développer.  * 

Je  me  transportai,  le  quinze,  au  village  indi- 
qué, et  étant  descendu  dans  une  auberge,  je 
demandai  historiquement,  si  le  curé  était  un 
honnête  garçon,  s'il  était  aimé  de  ses  parois- 
siens: si  c'était  un  individu  sociable. 

—  C'est  un  homme  intègre,  m'assure-t-on, 
vieux,  et  depuis  vingt-cinq  ans  en  possession  de 
sa  cure.  Si  vous  avez  affaire  à  lui  vous  en  serez 
content. 

—  Oui  vraiment,  dis-je  à  celui  qui  me  par- 
lait; j'ai  quelque  chose  à  communiquer  à  ce  pas- 
teur; et  puisque  vous  êtes  assez  officieux  pour 
m'instruire,  soyez-le  encore  assez,  je  vous  prie, 
pour  aller  lui  demander  si  un  honnête  bour- 
geois de  Paris  ne  l'incommoderait  pas  en  lui 
demandant  une  audience?.. 

Mon  homme  partit  et  la  réponse  fut  une 
invitation  de  me  rendre  au  presbytère,  où 
je     trouvai     un      ecclésiastique     de     plus     de 

•  Cette  recommandation  s'adresse  au  lecteur;  il  lui  deviendra 
impossiblo  d'entendre  la  suite,  s'il  ne  porte  pas  à  cette  lettre  l'atten- 
tion la  plus  exacte,  et  s'il  ne  se  la  rappelle  pas  jusqu'au  dénoue- 
me;it,  et  principalement  à  la  cinquante-unième  lettre,  quaiul  il 
y  sera. 


ET   VALCOUR  I99 


soixante  ans,  d'une  figure  douce  et  préve- 
nante, qui  me  demanda,  le  premier,  comment 
il  se  trouvait  assez  heureux  pour  m'être  bon  à 
quelque  chose?  J'expliquai  ma  commission... 
Nous  fouillâmes  les  registres,  nous  trouvâmes  la 
mort  que  nous  cherchions,  aussi  bien  constatée 
qu'elle  pouvait  l'être,  et  toutes  les  preuves  d'un 
service  fait  dans  la  paroisse,  le  15  août  1762,  à 
Claire  de  Blamont,  fille  légitime  de  monsieur  et 
de  madame  la  présidente  de  Blamont,  demeu- 
rant rue  Saint-Louis,  au  Marais. 

—  Eh  bien,  monsieur!  dis-je  au  curé  en  le 
fixant,  pour  ne  rien  perdre  des  mouvements  de 
sa  physionomie,  cette  Claire  de  Blamont  que 
vous  avez  enterrée  le  15  août  1762,  aujourd'hui 
15  septembre  1778,  se  porte  mieux  que  vous 
et  moi... 

Ici  notre  homme  frémit  et  recule...  un  instant 
je  le  crus  coupable,  mais  les  suites  me  convain- 
quirent bientôt  de  mon  erreur. 

—  Ce  que  vous  me  dites  est  bien  difficile  à 
croire,  monsieur,  me  répondit  le  curé,  il  faut 
approfondir...  cela  en  vaut  la  peine;  mais  trou- 
vez bon  que  je  m'informe  avant  :  à  qui  ai-je 
l'avantage  de  parler? 

—  A  un  honnête  homme,  monsieur,  répondis- 
je  avec  douceur,  ce  titre  ne  suffit-il  pas  pour 
éclaircir  une  trahison  ? 


200  ALINE 

—  Mais  ceci  peut  devenir  matière  à  un  procès, 
et  je  dois  savoir... 

—  Point  de  procès,  monsieur,  il  s'en  faut  bien 
que  ce  soit  vous  que  l'on  soupçonne,  l'intention 
est  de  traiter  tout  à  l'amiable,  et  vous  pouvez 
recevoir  ma  parole,  que  rien  de  ce  qui  va  se 
faire  ne  nous  passera  :  je  suis  l'ami  de  madame 
de  Blamont;  c'est  de  sa  part  que  je  viens  vous 
trouver;  je  puis  donc  vous  répondre,  et  du  mys- 
tère où  tout  ceci  restera,  et  de  l'extrême  éloigne- 
ment  qu'on  a  de  plaider. 

—  ]Mais  si  cette  Claire  existe,  comme  vous  me 
l'assurez,  où  est-elle  actuellement  ? 

—  Dans  les  bras  de  sa  mère.  Il  ne  s'agit  que 
de  vérifier  une  supercherie  de  nourrice,  et  d'en 
approfondir  mystérieusement  les  raisons  ;  pour 
parer  à  de  tels  désordres  dans  la  suite,  tout  vous 
y  engage  ;  le  ministre  de  Dieu  doit,  non  seule- 
ment écouter  l'aveu  du  crime,  mais  il  doit  même 
en  prévenir  l'action. 

Notre  homme,  en  s'asseyant,  tomba  ici  dans 
quelques  réflexions;  je  l'y  laissai  deux  ou  trois 
minutes,  et  lui  demandai  enfin  à  quoi  il  parais- 
sait se  résoudre  ? 

—  A  ouvrir  la  tombe,  monsieur,  me  dit-il,  en 
se  relevant...  à  chercher  là  les  premières  preu- 
ves de  la  fraude,  avant  que  de  nous  décider  à 
rien. 


ET    VALCOUR  20I 


—  Bien  vu,  lui  dis-je,  fermez  tout,  qu'il  n'y 
ait  que  le  fossoyeur  et  nous  à  cette  expédition, 
je  vous  le  répète,  le  secret  est  essentiel... 

Le  fossoyeur  arrive,  on  ferme  l'église,  et  nous 
voilà  à  l'ouvrage.  L'endroit  était  mentionné  sur 
les  registres  ;  il  y  avait  d'ailleurs  une  inscrip- 
tion sur  le  cercueil  ;  nous  ne  nous  trompâmes 
point. 

On  enlève  un  petit  coffret  de  plomb  où  devait 
être  déposé  le  corps  de  Claire  :  et  l'examen  des 
ossements  fait  avec  la  plus  extrême  exactitude, 
nous  offre  les  débris  d'un  chien,  dont  la  tête 
encore  conservée,  prouve  la  fraude  évidem- 
ment. Le  curé  tressaillit  :  se  remettant  néan- 
moins tout  de  suite,  et  reprenant  le  flegme  d'un 
honnête  homme  qu'on  a  dupé,  mais  qui  est  inca- 
pable d'avoir  eu  part  à  une  telle  ruse,  il  me  pro- 
posa de  faire  jeter  ces  restes  d'animaux.  Je  m'y 
opposai,  et  l'ayant  convaincu  de  la  nécessité  de 
tout  rétablir,  dès  que  nous  agissions  en  secret, 
nous  y  travaillâmes  sur-le-champ.  On  remit  la 
caisse  à  sa  place;  il  imposa  silence  à  son  hom.me, 
et  nous  rentrâmes  au  presbytère. 

—  Monsieur,  me  dit  le  curé  au  bout  d'un 
instant,  quoique  vous  en  puissiez  dire,  je  pour- 
rais passer  pour  coupable  dans  cette  aventure-ci; 
ma  justification  devient  essentielle. 

—  Nullement,  répondis-je,  nous  connaissons 


202  ALINE 

les  malfaiteurs  ;  il  s'en  faut  bien  que  vous   soyez 
soupçonné,  je  vous  le  confirme  encore. 

Et  je  lui  dis  alors  que  la  nourrice  et  le  père 
étaient  les  seuls  auteurs  de  la  supposition  :  que 
le  second  niait,  et  qu'il  s'agissait  d'interroger 
la  nourrice. 

—  Son  nom? 

—  Claudine  Dupuîs. 

—  Claudine?  elle  est  pleine  de  vie;  elle  loge 
ici  près,  nous  saurons  tout. 

—  Envoyez-la  prendre,  monsieur,  que  la 
douceur  et  l'aménité  régnent  dans  les  questions 
que  nous  allons  lui  faire,  et  que  le  plus  invio- 
lable silence  les  enveloppe. 

Claudine  arriva  ;  c'était  une  grosse  paysanne 
très  fraîche,  d'environ  quarante  ans,  et  veuve 
depuis  quatre, 

—  Qui  y  a  ti,  monseu  le  curé  ?  dit-elle  gaie- 
ment. 

Le  curé.  —  Asseyez-vous,  Claudine,  nous 
avons  quelques  questions  sérieuses  à  vous  faire, 
et  dont  les  réponses  si  elles  sont  justes,  pour- 
ront vous  valoir  une  récompense. 

Claudine.  —  Eune  racompense,  tamieu, 
tamieu,  jons  bin  besoin  d'argent;  ah!  qu'on 
a  raison  eddir  q'eune  maison  où  gnia  pu 
d'homme,  es  zun  cor  sans  âme;  jami,  adpui 
quel  mian  zé  mort,  jen  fson  pu  rian. 


ET    VALCOUR  203 


Le  curé.  —  Vous  rappelez-vous,  Claudine, 
d'avoir  nourri  trois  semaines,  il  y  a  seize  ans, 
une  petite  fille  nommée  Claire,  appartenant  à 
monsieur  le  président  de  Blamont? 

Claudine.  —  Oui  da,  j'men  souvian,  a 
mouru  d'coliques  la  pau  enfant;  al  était  gentille 
comme  tout,  pardiu,  on  vous  paya  un  service 
comm'  si  c'eut  été  l'enfant  d'un  prince,  et  vous 
l'enterrâtes  là  dans  vot  agiise,  tout  fin  dret  dla 
chapelle  dla  Viarge,  y  m'en  souvient  comme 
d'hier. 

Le  curé.  —  Savez  vous,  ce  qu'on  dit  Claudine? 

Claudine.  —  E  que  qu'on  dit  monseu  l'curé  ? 

Le  curé.  —  On  prétend  que  cette  enfant-là 
n'est  pas  morte. 

Claudine.  —  Pardine  y  s'peui  bin  qu'a  soit 
rasucitée;  not  seigneur  l'a  bin  été,  n'gnia  rien 
d'impossible  à  Dieu. 

Le  CURÉ.  —  Non,  ce  n'est  pas  là  ce  que  je 
veux  dire;  on  vous  soupçonne  de  quelque  super- 
cherie. 

Claudine.  —  INIoi?  eh  queuque  j'aurions 
donc  gagné  à  cela,  mais  voyais  donc  un  peu 
c'qu'c'est  q'ies  mauvaises  langues,  n'me  serais-je 
pas  fait  tort  à  moi-même,  en  fsant  cqu'vous 
dit  là. 

Le  curé.  —  Mais  si  vous  en  aviez  été  bien 
payée. 


204  ALINE 

Claudine.  —  Eh  q'non,  eh  q'non  j'en  man- 
geons pas  d'ce  pain-là,  ah  pardine  oui  et  pis> 
s'fair  pande  après. 

Je  te  supprime  ici  le  reste  du  dialog'ue,  quoi- 
que très  long  encore.  Le  fait  est  que  Claudine 
n'avoua  rien  dans  cette  première  visite  ;  et  que 
tout  ce  que  nous  pûmes  obtenir  d'elle,  ne  vou- 
lant point  encore  la  convaincre  par  les  faits,  fut 
de  se  retirer  sans  colère,  et  surtout  avec  la  pro- 
messe de  ne  rien  dire  de  ce  qui  venait  de  se 
passer. 

—  Partez,  monsieur,  me  dit  le  curé,  dès  qu'elle 
fut  sortie,  je  vous  réponds  de  tout  approfondir 
avec  cette  femme.  Il  faut  que  je  la  voie  seule, 
votre  présence  la  gêne.  Laissez-moi  une  adresse, 
et  vous  vous  rendrez  ici  pour  recevoir  ses  der- 
nières réponses. 

Reconnaissant  dans  cet  homme,  et  de  la  sin- 
cérité et  l'envie  de  m'obliger,  je  consentis  à 
ses  arrangements,  lui  laissai  l'adresse  d'un  ami, 
et  m'en  revins  attendre  de  ses  nouvelles,  avec  la 
ferme  résolution  de  pousser  vivement  l'affaire, 
s'il  ne  m'écrivait  pas  bientôt. 

Le  cinquième  jour  je  commençais  à  m'impa- 
tienter,  lorsque  mon  ami  m'envoya  une  lettre 
qu'il  venait  de  recevoir  pour  moi,  par  laquelle  le 
curé  m'invitait  à  venir  dîner  chez  lui  le  lende- 
main, pour  y  apprendre,  de  la  bouche  même  de 


ET   VALCOUR  205 


Claudine,  des  événements  très  extraordinaires, 
et  que  j'étais  bien  loin  de  soupçonner. 

—  Ce  n'est  pas  sans  peine,  me  dit  cet  honnête 
homme,  dès  qu'il  m'aperçut,  ce  n'est  pas  sans 
promesse,  et  même  sans  un  peu  de  rigueur,  que 
je  suis  parvenu  à  tout  découvrir  ;  mais,  enfin, 
nous  tenons  le  secret,  et  vous  allez  en  être 
instruit. 

—  Monsieur,  répondis-je,  vos  engagements 
seront  remplis  ;  toutes  les  récompenses  que  vous 
avez  pu  promettre  seront  acquittées;  mais  quel- 
que mystérieuses  que  doivent  être  nos  opéra- 
tions, quelque  certitude  que  je  puisse  vous  don- 
ner qu'une  telle  cause  ne  sera  jamais  jugée,  il 
faut  pourtant  qu'à  tout  événement  les  plus  sages 
précautions  soient  prises;  ainsi  jetez  les  yeux  sur 
deux  de  vos  paroissiens,  gens  notables,  discrets 
et  bien  famés,  que  nous  placerons,  si  vous  le 
voulez  bien,  près  du  lieu  où  nous  allons  entendre 
Claudine,  afin  qu'ils  puissent  certifier  ses  aveux 
au   besoin. 

—  Je  n'y  vois  point  d'inconvénient,  me  dit  le 
curé,  et  dans  l'instant  il  envoya  prendre  deux 
fermiers,  dont  il  était  sûr,  leur  fit  jurer  le  secret 
et  les  cacha  derrière  un  rideau  de  l'autre  côté 
duquel  fut  placée  la  chaise  destinée  à  Claudine  ; 
elle  arriva,  et  le  pasteur  l'ayant  engagée  à  répé- 
ter les   mêmes  choses   qu'elle   lui  avait  dites, 


2o6  ALINE 

elle  convint  devant  moi  des  trois  faits  suivants: 
1°  Que,  monsieur  de  Blamont  s'était  transporté 
chez  elle  le  13  août,  surveille  de  la  prétendue 
mort  de  Claire,  et  lui  avait  dit  qu'il  destinait  à 
cette  fille  un  sort  des  plus  avantageux;  mais 
qu'il  avait  affaire  à  une  femme  pie-grièche,  qui 
se  déclarait  contre  l'établissement  qu'il  projetait 
pour  son  enfant,  parce  qu'il  s'agissait  d'aller  aux 
Indes;  que  ne  voulant,  ni  faire  perdre  à  sa  fille 
le  riche  mariage  qu'il  lui  destinait,  ni  heurter  de 
front  les  volontés  de  sa  femme,  il  avait  imaginé 
de  faire  passer  cette  petite  fille  pour  morte,  de 
l'élever  secrètement  loin  de  Paris,  et  de  ne  décla- 
rer la  fraude  à  sa  femme  que  quand  la  jeune 
personne  serait  mariée;  mais  que  le  consente- 
ment de  la  nourrice  était  nécessaire  à  la  réussite 
de  son  projet;  qu'il  lui  demandait  donc  avec 
instance  de  ne  pas  s'opposer  à  une  légère  ruse, 
dont  il  ne  devait  résulter  qu'un  bien;  que,  elle,  ne 
voyant  rien  à  cela  contre  sa  conscience,  avait 
consenti  à  répandre  le  faux  bruit  de  la  mort  de 
cette  Claire,  moyennant  que  le  président  la 
dédommagerait,  ce  qu'il  avait  fait  sur-le-champ, 
par  un  présent  de  cinquante  louis,  et  que  dès 
le  lendemain  elle  avait  tout  préparé  pour  le  suc- 
cès de  la  feinte. 

2°  Qu'ayant  mûrement  réfléchi,  toute  la  jour- 
née du  quatorze,  au  sort   heureux  dont  le  prési- 


ET  VALCOUR  207 


dent  lui  avait  dit  que  devait  jouir  la  petite  Claire, 
et  sa  fille  à  elle,  Claudine,  se  trouvant  d'une  res- 
semblance très  singulière  avec  celle  du  prési- 
dent, elle  avait  imaginé  de  mettre  l'une  à  la 
place  de  l'autre,  afin  de  faire  le  bonheur  de  sa 
fille;  qu'en  conséquence  de  cette  résolution,  elle 
avait  préparé  les  deux  ruses  à  la  fois  :  qu'elle 
avait  mis  sa  petite  fille  dans  le  berceau  de  Claire; 
qu'elle  avait  envoyé  Claire  comme  son  enfant 
chez  une  de  ses  voisines,  en  prétextant  que  le 
mauvais  air  était  dans  la  maison,  et  qu'elle  n'y 
voulait  pas  exposer  sa  fille;  que  cette  première 
scène  arrangée,  elle  s'était  occupée  de  l'autre; 
qu'elle  avait  publié  la  maladie  de  la  fille  de  mon- 
sieur de  Blamont,  et  peu  après  sa  mort;  qu'elle 
avait  mis  le  cadavre  d'un  chien  dans  la  boîte  de 
plomb  devant  le  président  même,  accouru  de 
Paris  sur  la  nouvelle  de  la  maladie  de  sa  fille; 
que  le  service  s'était  fait,  en  conséquence,  à  la 
paroisse,  et  que  monsieur  de  Blamont  trompé 
comme  il  avait  voulu  tromper  les  autres,  avait 
emmené  dès  le  soir  même  la  fille  de  Claudine  au 
lieu  de  la  sienne. 

3°  Que,  se  trouvant  encore  tout  son  lait,  elle 
avait  sollicité  des  nourritures,  et  que  huit  jours 
après  l'événement,  dont  il  vient  d'être  question, 
madame  la  comtesse  de  Kerneuil,  venue  de  Bre- 
tagne à  Paris    pour   recueillir   une   succession 


208  ALINE 

essentielle  où  sa  présence  était  plus  nécessaire 
que  celle  de  son  mari,  était  accouchée  d'une  fille 
presque  en  arrivant;  que  cette  fille  confiée  aux 
soins  de  l'accoucheur,  qui  protégeait  Claudine, 
avait  été  conduite  dès  le  lendemain  chez  cette 
Claudine,  pour  y  être  nourrie  avec  le  plus  grand 
soin;  cette  enfant  établie  au  Pré-Saint-Gervais  y 
avait  reçu  une  seule  fois  la  visite  de  sa  mère; 
laquelle  obligée  de  repartir  fort  vite  pour  Rennes, 
avait  vivement  recommandé  sa  fille  à  Claudine, 
assurant  qu'elle  enverrait,  sans  faute,  une  voiture 
et  une  femme  à  elle,  reprendre  cette  petite  dans 
deux  ans,  avec  une  forte  récompense  à  la  nour- 
rice. Mais  qu'au  bout  de  trois  mois  cette  petite 
fîlle,  nommée  Elisabeth  était  morte,  et  qu'elle, 
Claudine,  pour  ne  pas  manquer  la  récompense 
promise,  très  peu  attachée  à  la  petite  Claire  qui 
lui  restait  du  président  de  Blamont,  elle  avait 
fait  une  nouvelle  fourberie,  quand  la  femme  de 
madame  la  comtesse  de  Kerneuil  était  venue  ; 
qu'alors  elle  avait  mis  Claire  à  la  place  d'Elisa- 
beth, et  avait  publié  que  c'était  sa  fille  qu'elle 
avait  perdue  :  qu'elle  avait  soutenu  cette  fraude 
essentielle  au  maintien  des  autres,  envers  le  curé 
même,  à  qui  elle  avait  fait  enterrer  Elisabeth  de 
Kerneuil,  sous  le  nom  de  sa  fille. 

Ces  expositions,  comme  tu  le  vois,  mon  cher 
Déterville,  établissent  donc  l'existence,  présente 


ET  VALCOUR  209 


OU  passée,  de  trois  enfants  i°  de  Claire  de  Blâ- 
ment, crue  morte,  et  réellement  mise  à  la  place 
d'Elisabeth  de  Kerneuil,  devant  existera  Rennes 
aujourd'hui  sous  ce  nom.  Voilà  où  est  la  fille  de 
madame  de  Blamont. 

2°  Jeanne  Dupuis,  fille  de  Claudine,  enlevée 
par  le  président,  élevée  à  Berseuil  sous  le  nom 
de  Sophie,  existante  maintenant  à  Vertfeuille. 
^  3°  Et,  enfin,  Elisabeth  de  Kerneuil,  très  effec- 
tivement morte  à  trois  mois  chez  Claudine,  et 
enterrée  dans  la  paroisse  du  Pré-Saint-Gervais, 
sous  le  nom  de  la  fille  de  Claudine...  De  cette 
fille  déjà  cédée  par  elle  au  président,  et  n'exis- 
tant que  fictivement  chez  elle  dans  Claire  de 
Blamont,  donnée  ensuite  à  madame  de  Ker- 
neuil. 

Telles  sont  les  fraudes  et  les  suppositions  de 
cette  malhonnête  créature;  mais  comme  nous 
devions  user  de  finesse,  nous  avons  eu  l'air  de 
rire  de  ses  atrocités,  et  nous  l'avions  congédiée 
avec  dix  louis,  après  lui  avoir  fait  signer  ses 
aveux  et  le  serment  sur  l'Évangile  qu'elle  n'en 
imposait  en  rien:  lestém.oinsont  signé  de  même. 
Je  t'envoie  les  originaux  de  ces  actes,  et  tout 
étant  fini  nous  nous  sommes  juré  mutuelle- 
ment le  mystère,  ne  nous  réservant  d'établir 
juridiquement  nos  preuves,  que  si  le  cas  le 
requérait. 


14 


210 


ALINE 


Le  curé  voulait  que  j'écrivisse  à  madame  de 

Kerneuil. 

C'est    l'affaire    de   madame  de    Blamont, 

ai-je  dit;  je  vais  l'instruire,  elle  agira  comme 
elle  le  jugera  à  propos  :  notre  rôle  à  nous,  est  de 
soutenir  au  besoin  tout  ce  que  nous  savons,  et 
de  ne  rien  réveiller. 

Il  s'est   rendu  à  mes   raisons,   et   nous  nous 

sommes  quittés. 

L'impossibilité  oîj  je  suis  maintenant  de   don- 
ner des  conseils  à  madame  de  Blamont,  dans  ce 
flux  et  reflux  d'événements  prodigieux,  m'engage 
à  taire  mes  réflexions;  mais  j'oserai  pourtant  lui 
dire  qu'elle  doit  continuer  d'écouter  sa  pitié   et 
son  cœur  dans  ce  qui    regarde   la  malheureuse 
Sophie,  avec  les  précautions  très  essentielles  de 
ne  la  rendre  ni  au  président  ni  à  sa  mère  :  deux 
êtres  qui  ne  feraient  assurément  pas  son   bon- 
heur. A  l'égard  de  Claire,  la  réclamer,  l'enlever  à 
madame  de  Kerneuil,  auprès  de  laquelle  elle  est 
sans  doute  fort  heureuse,   et  cela  pour  la  rendre 
à  un  père  qui  dès  le  berceau  avait  conspiré  contre 
elle,  serait-ce  travailler   à  sa    félicité  ?  Madame 
de  Blamont  doit,  ce  me  semble,  s'informer  seu- 
lement du  sort  de  cette  fille,  et  si  ce   sort  est  tel 
qu'il  doit  l'être,   cette  jeune   personne,   apparte- 
nant à  une  femme  titrée,  établie  dans  la  capitale 
d'une  grande  province,  il  faut  l'en   laisser  jouir, 


ET  VALCOUR 


quelque  sacrifice  qu'il  en   coûte  au  cœur  de  notre 
amie;  parce  qu'en  plaidant   elle   gagnerait  sans 
doute;   mais  toute  riche  qu'elle  est,  donnerait- 
elle  à  cette  cadette  le   sort  qu'elle  lui  ferait  per- 
dre en   qualité  d'héritière  unique  de  la   maison 
de  Kerneuil,  titre  certifié  par  Claudine...  Non, 
en    vérité,    elle    ne   la     dédommagerait   point. 
Qu'elle   combine  donc  et  agisse   d'après    cela, 
ayant  toujours  devant  les  yeux  le  danger  extrême 
de  remettre  cette   fille   entre    les  mains  de  son 
mari.  Pèse  ces  raisons,  Déterville  :  je  sens  bien 
qu'il   y   a  une   espèce   de  fraude   malhonnête  à 
laisser  subsister  celle  de  la    nourrice,    que   c'est 
frustrer  les  véritables   héritiers  de  madame   de 
Kerneuil,  et   prendre  par  conséquent   un   parti 
blâmable.  Mais  en  adoptant  l'autre,  que  de  nou- 
veaux crimes  à  redouter  !  Est-il   donc  contre  la 
conscience  de  l'honnête  homme  de  prendre  entre 
deux  maux  certains,     celui  qui    lui    paraît    le 
moins  dangereux.  Pour   quant  au   président,  tu 
vois,  mon  ami,  que  le  crime  n'en  est  pas  moins 
dans  son  âme,  et  que    s'il    ne  l'a   pas   commis, 
c'est  qu'il  a  trouvé  des   entraves  par  le    crime 
opposé  de  la  Claudine  ;  comme  si  c'était  une  des 
lois  du  sort,  que  de  petits    forfaits   dussent  tou- 
jours arrêter  l'effet  des  plus  grands...  vérité  ter- 
rible qui  nous  fait  voir  l'affreuse  nécessité  du  mal 
sur  la  terre  ;    qui  nous  démontre   que  ce  n'est 


213  ALINE 

que  par  de  légers  maux  que  les  plus  grands  se 
suspendent;  ainsi  que  de  certains  insectes  qui 
nous  gênent  et  dont  néanmoins  l'utile  existence 
nous  empêche  d'être  incommodés  par  de  plus 
venimeux. 

Quoi  qu'il  en  soit,  quelle  horreur  de  noircir 
cette  malheureuse  Sophie,  par  des  accusations 
graves,  pour  lui  enlever  jusqu'aux  généreux 
soins  de  sa  protectrice;  on  cherche  toujours 
à  rendre  odieux  ceux  qu'on  maltraite  mal  à 
propos,  afin  d'apaiser  ses  remords,  et  de  légi- 
timer ses  injustices...  Mais  ces  deux  fourbes  ne 
se  contentent  pas  d'un  mensonge,  ils  y  joignent 
la  plus  insigne  calomnie...  Quelle  apparence 
que  cette  fille  honnête,  sensible  et  douce,  quelle 
que  puisse  être  sa  naissance,  soit  coupable  de  ce 
dont  on  l'accuse...  La  Dubois,  dont  les  aveux 
paraissent  si  vrais,  et  qui  ne  s'est  tue  que  sur  ce 
qu'il  était  impossible  qu'elle  eût  appris,  n'a  rien 
dit  qui  ressemblât  à  cela;  vois  comme  la  méchan- 
ceté s'alimente  par  ses  propres  effets;  plus  on 
lui  donne,  plus  elle  exige,  et  chaque  frein  qu'on 
lui  laisse  briser  n'accroît  que  davantage  l'ardent 
désir  qu'elle  a  d'en  rompre  de  nouveaux. 

Je  suis  persuadé,  mon  ami,  que  le  vice  peut 
conduire  l'homme  à  un  tel  point  de  dépravation, 
qu'il  doit  devenir  comme  impossible  à  celui  qui 
le  nourrit  en  soi  de   concevoir   même  l'idée   de 


ET  VALCOUR  213 


la  vertu  ;  dès  lors,  ou  sa  vie  lui  paraît  fastidieuse, 
ou  il  faut  qu'il  en  empoisonne  chaque  minute 
par  ce  venin  qui  le  gangrène;  arrivé  là,  il  ne  se 
contente  plus  de  faire  simplement  le  mal,  il  veut 
même  ne  jamais  faire  le  bien,  et  son  cœur 
abreuvé  d'une  perversité  d'habitude,  éprouve, 
aux  impressions  de  la  vertu,  la  même  sorte  de 
douleur  que  ressent  l'âme  du  juste  à  la  seule 
idée  du  forfait;  et  quel  est  le  premier  vice  qui 
nous  entraîne  à  tous  ceux-là?..  Le  libertinage... 
n'en  doutons  point  il  est  inouï  ce  qu'il  éteint,  ce 
qu'il  détériore,  ce  qu'il  envenime;  inexprimable 
à  quel  degré  il  relâche  les  ressorts  de  l'âme... 
blase  la  conscience  en  la  contraignant  à  méta- 
morphoser en  plaisirs  les  retours  fâcheux  de  ses 
erreurs;  et  voilà  sans  doute  ce  que  cette  passion 
a  de  plus  dangereux,  qu'aucune  de  celles  qui 
dévorent  l'homme,  puisque  le  souvenir  des 
actions  où  les  autres  le  portent  sont  des  remords 
cuisants,  d'affreuses  jouissances  dans  celles-ci. 
Le  président  est  donc  aussi  coupable  qu'il 
peut  l'être;  je  le  dis  à  regret,  j'arrache  avec  dou- 
leur le  bandeau  des  yeux  de  notre  amie,  mais 
son  époux  la  trompe  indignement;  il  dit  que 
Sophie  n'est  pas  sa  fille,  et  assurément  il  doit 
être  persuadé  qu'elle  l'est,  tout  convaincu  qu'il 
en  doit  être,  il  la  désire,  il  veut  la  ravoir  ;  et 
pourquoi  ?  si  ce  n'est  pas  pour  se  venger  de  ce 


214  ALINE 

que  le  hasard  a  donné  pour  asile,  à  cette  mal- 
heureuse, la  maison  de  sa  femme.  Que  madame 
de  Blamont  ne  doute  pas  qu'il  ne  tente  tout  pour 
la  sortir  de  chez  elle,  et  qu'elle  écoute  son  cœur 
dans  les  moyens  nécessaires  à  prendre  pour  s'op- 
poser à  ce  nouveau  forfait. 

Quel  tableau,  mon  ami,  que  celui  de  la  douce 
et  vertueuse  Aline,  entre  les  mains  de  ces  deux 
débauchés;  j'ai  cru  voir  Suzanne  surprise  au 
bain  par  les  vieillards...  Le  voile  de  la  pudeur 
arraché  par  un  père...  Conçois-tu  cette  atrocité? 
t'imagines-tu  que  ses  infâmes  désirs  ne  s'allu- 
maient pas  à  cette  immodestie?  Ah  !  pardonne 
mes  craintes;  mais  quelque  motif  qui  l'ait  pu 
retenir  avec  Sophie,  maîtresse  de  son  ami  et  crue 
sa  fille,  crois  qu'aucun  ne  l'arrêterait  ici,  et  que 
l'épouse  de  Dolbourg  serait  bientôt  la  victime 
de  la  flamme  incestueuse  de  Blamont. 

Oh  !  mon  cher  Déterville,  empêchons  ces  hor- 
reurs ;  il  me  semble  que  depuis  ce  trait  odieux, 
ma  délicatesse  est  moins  grande  sur  ce  qui 
concerne  cet  homme;  je  le  poursuivrai  partout 
s'il  le  faut;  je  démêlerai  jusqu'au  plus  secret 
replis  de  sa  conscience;  l'enlèvement  de  cette 
Augustine  me  paraît  encore  une  de  leurs  infer- 
nales machinations.  Crois-tu  que  ce  soit  le 
simple  plaisir  de  corrompre  une  fille  qui  leur  ait 
fait  commettre  cette  horreur  ?  eux  qui  savourent 


ET   VALCOUR  215 


trois  cents  fois  l'an  les  indignes  plaisirs  de  ces 
séductions,  eux  qui...  Je  gage  que  ceci  tient  à 
autre  chose  ;  ne  perdons  pas  cette  fille  de  vue. 

Quelques  remords  qu'ait  affichés  le  président, 
sois  bien  certain  que  ses  promesses  ne  sont  que 
les  fruits  de  sa  confusion:  ce  mouvement  sort 
l'âme  de  ses  tons  ordinaires,  il  la  tient  long- 
temps énervée;  cependant  je  crois  aux  délais, 
c'est  l'instant  de  la  réunion  que  j'appréhende  1 

Tout  ceci  ne  fortifie  pas  les  droits  de  madame 
de  Blamont;  si  on  est  obligé  de  plaider,  le  pré- 
sident a  voulu  faire  une  mauvaise  action,  sans 
doute,  en  projetant  d'enlever  sa  fille;  mais 
l'action  n'a  pas  eu  lieu,  et  Sophie  se  trouvant 
réellement  fille  de  Claudine,  il  soutiendra  qu'il 
le  savait,  qu'il  ne  l'aurait  pas  enlevée  sans  cela  ; 
et  Claudine,  que  décide  un  peu  d'or,  se  remettra 
facilement  de  son  parti.  Il  est  certain  que  nous 
avons  une  preuve  des  mauvaises  intentions  de 
cet  homme,  il  a  voulu  faire  passer  Claire  pour 
morte;  tout  cela  est  bien  prouvé,  et  peut  l'être 
juridiquement,  lorsque  nous  le  voudrons;  mais 
ce  ne  sont  pas  là  des  armes  triomphantes,  ce  ne 
sont  pas  là  des  choses  dont  il  ne  puisse  se  défen- 
dre au  besoin,  qu'il  ne  puisse  nier,  même  dès 
qu'il  le  voudra.  Peut-être  eût-il  mieux  valu  que 
Sophie  se  fût  trouvée  sa  fille,  les  droits  de  madame 
de  Blamont,  contre  ce  perfide  époux,  devenaient 


21  6  ALIXE  ET  VALCOUR 

d'une  bien  autre  force  ;  mais  qu'a-t-il  fait  ici  ? 
un  crime  conçu,  je  l'avoue,  mais  rendu  nul  par 
les  événements  ;  il  n'a  livré  à  son  ami  qu'une 
paysanne,  et  comment  madame  de  Blamont  se 
défendra-t-elle,  quand  il  l'accusera  d'avoir  séduit 
cette  créature  et  de  l'avoir  recueillie  chez  elle 
pour  se  procurer  un  moyen  malhonnête  de  le 
priver  de  l'autorité  qu'il  a  sur  sa  fille  aînée  ? 
Tout  le  reste  du  roman  ne  fait  rien  à  notre 
affaire;  si  Claire  est  aujourd'hui  réputée  fille  de 
madame  de  Kerneuil,  ce  n'est  plus  sa  faute,  c'est 
celle  de  Claudine  :  il  a  donné  par  ses  démarches 
le  premier  mouvement  d'action  à  cette  faute, 
j'en  conviens;  mais  il  ne  l'a  pas  commise,  et  cela 
ne  l'empêchera  pas  d'obtenir  de  marier  sa  fille  à 
son  gré.  Tu  vois  comme  moi,  sur  tout  ceci,  et 
tous  les  deux  peut-être  voyons-nous  trop  en  noir: 
ah!  tu  le  sais,  mon  cher,  l'amour  et  l'amitié 
s'alarment  aisément,  ce  dernier  sentiment  est  la 
source  de  la  crainte;  l'autre  fomente  les  mien- 
nes. N'abandonne  point,  je  t'en  conjure,  cette 
malheureuse  mère  ;  je  craindrais  la  solitude  pour 
elle;  son  âme,  encouragée  par  les  conseils,  forti- 
fiée par  le  charme  de  la  belle  société  de  ta  belle- 
mère  et  de  ta  femme  succombera  moins  à  ses 
tourments,  que  si  elle  était  livrée  à  elle-même. 
Adieu,  je  ne  puis  résister  au  plaisir  d'écrire  un 
mot  à  ma  chère  Aline,  et  je  vais  le  placer  dans 
ta  lettre. 


ir^'*»''"*^! 


LETTRE  XXV. 


VALCOUR       A      ALINE. 


Paris,  ce  22  septembre. 

ZfSrr^^  vous  ai  plainte,  Aline,  vous  m'êtes 
^^1 RC  devenue  plus  chère  encore  pendant  vos 
x^~^^  souffrances  1  II  faut  aimer  comme  je  le 
fais  pour  sentir  ce  que  j'ai  éprouvé.  Juste  ciel! 
celui  qui,  par  état,  doit  être  le  gardien  de  la  vertu 
de  sa  fille,  en  devient  donc  le  corrupteur?  où 
ne  conduisent  pas  les  désordres  d'une  tête  égarée, 
et  d'un  cœur  sans  principes!..  Ils  triomphaient. 
les  monstres,  pendant  que  triste,  abandonné,  en 
proie  aux  plus  cuisantes  inquiétudes,  la  seule 
pensée  du  bonheur  qu'ils  arrachaient  n'eût  osé 
seulement  pénétrer  mon  esprit...  Aline,  par- 
donnez-moi  une    question...    On    ne    se    peint 


21 8  ALINE 

point  les  tendres  sollicitudes  de  l'amour  malheu- 
reux; on  n'imagine  point  où  va  sa  curiosité... 
Mais  dans  ce  mouvement  qui  vous  a  fait  fuir, 
entrait-il  un  peu  d'amour  à  côté  de  la  décence? 
étiez-vous  aussi  fâchée  de  l'insulte  à  la  pudeur, 
que  de  l'outrage  fait  à  l'amant  ?  L'un  vous  rend 
bien  respectable  à  mes  yeux;  mais  combien 
l'autre  vous  y  rendrait  plus  adorable  encore!  et 
peut-être  en  l'état  cruel  où  je  suis,  préfèrerais-je 
vous  voir  une  vertu  de  moins,  pour  un  degré 
d'amour  de  plus.  î^îais  où  se  perd  mon  imagi- 
nation? Ne  sont-ce  pas  ces  vertus  que  j'aime  ? 
et  l'idole  de  mon  cœur  est-elle  autre  chose  que 
la  réunion  de  toutes  les  vertus?  Ah!  fuyez,  Aline, 
fuyez  toujours  le  crime  quand  il  vous  poursuivra; 
que  ce  soit  amour  ou  sagesse,  ne  le  laissez 
jamais  approcher  de  vous  ;  il  ne  peut  vous  attein- 
dre, sans  doute,  mais  qu'il  n'ose  même  vous 
approcher;  imposez-lui  par  vos  regards,  contrai- 
gnez-le par  vos  discours,  éloignez-le  par  vos 
vertus,  et  que  son  existence  soit  impossible,  dans 
tous  les  lieux  que  vous  embellissez. 

Je  vous  enlève  une  sœur,  Aline,  une  sœur 
déjà  votre  compagne,  pour  vous  en  rendre  une 
à  deux  cents  lieues  de  vous,  que  vous  ne  verrez 
peut-être  de  votre  vie.  Mais  si  la  malheureuse 
Sophie  ne  vous  appartient  plus  par  les  liens  de 
la  nature,  que  ceux  de  la  pitié   vous   la  rendent 


ET   VALCOUR  219 


toujours  chère;  plus  elle  retombe  dans  l'infor- 
tune, plus  vous  lui  devez  vos  soins.  La  nécessité 
où  vous  allez  être  de  vous  en  séparer  vous  fera 
peut-être  venir  l'idée  de  la  rendre  à  sa  mère;  ne 
lui  désirez  point  un  tel  sort  ;  gardez-vous  de  la 
lui  donner,  elle  achèverait  de  se  corrompre.  C'est 
par  un  motif  excusable,  sans  doute,  que  Clau- 
dine a  voulu  l'éloigner  d'elle  ;  elle  croyait,  au 
moyen  de  cette  fourberie,  faire  passer  à  cette 
fille  la  fortune  immense  que  votre  père  assurait 
devoir  appartenir  un  jour  à  la  sienne.  Mais 
Claudine  ne  s'est  pas  tenue  là;  elle  est  visible- 
ment coupable  d'une  autre  supercherie  qui 
dévoile  la  bassesse  de  son  âme  ;  elle  est  de  plus 
très  intéressée;  voyant  ses  projets  évanouis, 
peut-être  par  des  voies  moins  honnêtes,  cher- 
cherait-elle à  faire  retrouver  à  sa  fille  la  for- 
tune que  n'a  pu  lui  procurer  sa  première  fraude. 
Le  village  qu'elle  habite  est  un  de  ces  asiles 
empestés,  où  la  débauche  de  la  capitale  vient  se 
couvrir  des  ombres  du  mystère;  ne  l'y  envoyez 
point.  Je  vous  réponds  qu'elle  n'y  serait  pas 
longtemps  en  sûreté.  Les  engagements  pris  avec 
Isabeau  ont  des  écueils,  Déterville  les  a  sentis: 
ce  sera  là  où  le  président  fera  ses  premières 
recherches,  s'il  persiste,  comme  il  paraît,  dans 
l'extrême  envie  de  l'avoir.  Voyez  donc,  avec 
votre  aimable  /aère,  ce  qu'il  y    aura  de    mieux 


ALINE   ET  VALCOUR 


pour  cette  infortunée,  et  donnez-moi  vos  ordres, 
si  vous  croyez  que  dans  tout  ceci  je  puisse  vous 
être  utile.  Cependant  vous  voilà  tranquille  jus- 
qu'à la  fin  du  voyage  ;  je  l'imagine  au  moins  ; 
permettez  que  je  vous  invite  à  mettre  cet  inter- 
valle à  profit,  pour  faire  usage  de  vos  jolis 
talents,  quel  que  soit  l'état  que  le  sort  vous  des- 
tine, vous  les  retrouverez  sans  cesse;  ils  épa- 
nouiront la  fleur  de  vos  beaux  jours,  si  le  ciel, 
comme  je  l'espère,  vous  en  accorde  après  tant 
de  malheurs;  ils  calmeront  vos  ennuis,  si,  par 
une  affreuse  fatalité,  les  épines  doivent  éternel- 
lement naître  sous  vos  pas.  Vous  devez  donc  les 
cultiver  dans  toutes  les  circonstances;  je  n'en 
vois  qu'une  où  peut-être  ils  seraient  inutiles, 
celle  où  destinés  l'un  à  l'autre,  il  ne  pourrait 
exister  d'instant  où  nous  eussions  besoin  de 
nous  distraire  des  sentiments  que  nous  éprou- 
verions. 

Pardon  des  légères  craintes  qui  s'aperçoivent 
encore  dans  ma  lettre;  je  les  relis  avec  peine, 
et  n'ose  les  effacer  ;  qu'elles  ne  vous  effrayent 
pourtant  point;  ne  les  attribuez  qu'à  l'état  de 
mon  âme;  ne  frémit-on  pas  toujours  pour  ce 
qu'on  aime. 


<^%'¥Wî^Wm<>'iM^m'^M<i^ 


LETTRE  XXVI. 

LE    PRÉSIDENT    DE  BLAMONT    A   DOLBOURG. 

Paris,  ce  26  septembre. 

y^^"^np^!SïoN,  ne  te  mêle  pas  d'éduquer  cette  fille, 
•^g  fais-en  ce  que  tu  voudras  d'ailleurs; 
^^  mais  ne  laisse  qu'à  moi  le  soin  de  la 
conduire...  C'est  un  trésor  que  cette  charmante 
Augustine...  Il  y  a  là  tout  ce  qu'il  faut  pour 
réussir,  ne  t'en  inquiète  pas,  je  t'en  conjure, 
tout  est  perdu  si  tu  t'en  charges  ;  tu  n'entends 
rien  au  grand  art  d'échauffer  une  jeune  tête. 
Cette  science  sublime  qui  nous  rend  maître  des 
ressorts  de  l'âme  par  l'influence  des  passions, 
qui  nous  enseigne  à  mouvoir  tour  à  tour  celle 
qui  doit  produire  un  effet  désiré;  cette  étude 
savante  du  cœur  humain  qui,  nous  en  dévelop- 


22  2  ALINE 

pant  les  plis  les  plus  secrets,  nous  montre  en 
même  temps  sur  quelle  touche  il  est  bon  d'ap- 
puyer ;  les  différents  usages  qu'on  doit  faire  de 
la  louange  et  de  la  flatterie;  l'indulgence  qu'il 
faut  avoir  encore  pour  de  certains  préjugés;  le 
genre  de  ceux  qui  ne  nuisent  pas  ;  l'espèce  de 
ceux  essentiels  à  déraciner;  les  nouvelles  lumiè- 
res qu'il  faut  jeter  sur  tous  les  objets;  la  philo- 
sophie qu'il  faut  répandre;  la  sorte  de  délicatesse 
bonne  à  mettre  en  œuvre  à  raison  de  l'âge,  du 
sexe  ou  de  l'éducation  du  sujet  que  l'on  veut 
corrompre  ;  jusqu'à  quel  point  on  peut  s'aider  du 
physique;  la  manière  de  manier  l'orgueil,  de 
profiter  des  faiblesses  trouvées,  de  les  étendre 
ou  de  les  changer  de  but;  la  façon  d'étouffer  les 
remords,  de  les  remplacer  par  des  sensations 
douces,  d'employer  enfin  au  vice  qu'on  désire, 
jusqu'aux  vertus  que  l'on  découvre;  toutes  ces 
profondes  subtilités  du  grand  secret  de  la  séduc- 
tion, sont  en  un  mot  ignorées  de  toi.  Ne  t'en 
mêle  donc  pas,  mon  ami,  laisse-moi  faire  et  je 
réussirai. 

Il  y  a  ici  quelque  chose  de  bien  singulier,  c'est 
que,  de  la  science  d'interroger  juridiquement, 
naît  celle  de  séduire  criminellement;  car,  que 
sont  nos  interrogatoires  capitaux  ?  que  sont-ils 
autre  chose  que  des  subornations  et  des  séduc- 
tions épouvantables.'' 


ET    VALCOUR  2  23 


Ainsi  voilà  donc  un  de  ces  cas  plaisants,  où 
l'art  de  la  vertu  d'éclat  qui  nous  élève  et  nous 
fait  respecter,  conduit  à  l'art  du  crime  secret 
qui  nous  dégrade  et  qui  nous  avilit.  Sont-ce  les 
extrémités  qui  se  rapprochent  ?..  Non,  ce  sont 
les  hommes  qui  se  dépravent;  ce  sont  les  abus 
de  la  civilisation...  de  cette  civilisation  si  vantée, 
qui  ramène  l'homme  à  l'état  de  la  béte,  bien 
plutôt  qu'elle  ne  l'en  tire,  qui  le  courbe,  qui  l'as- 
servit sous  le  joug  pesant  de  l'oppresseur,  en  fai- 
sant adroitement  passer  à  celui-ci  toute  la  somme 
de  félicité  dont  il  prive  l'autre,  au  nom  de  Fari- 
nacius,  de  Jousse  et  de  Cujas*...  Qu'importe, 
profitons-en  et  taisons-nous  ;  quand  le  chameau 
baisse  les  reins  et  s'agenouille,  le  voyageur 
monte  dessus  et  le  gouverne,  sans  s'aviser  de 
calculer  ses  forces,  il  ne  s'étonne  que  de  l'ineptie 
de  l'animal  qui  ne  sait  pas  connaître  les  siennes. 
Mais  revenons. 

*  Imbéciles  cuistres,  ou  plutôt  espèce  de  démoniaques  qui  ont 
passé  leur  triste  et  malheureuse  vie  à  prouver  à  d'autres  pédants  en 
combien  de  manières  différentes  on  pouvait  se  permettre  de  se 
défaire  de  ses  semblables,  et  qui  ont  tranquillisé  la  conscience  de 
ces  pédants,  sur  la  foule  d'atrocités  juridiques  qu'ils  commettent,  par 
un  million  de  sophismes,  plus  diffus,  plus  absurdes  les  uns  que  les 
autres.  Le  démoniaque  Jousse,  par  exemple,  l'un  des  plus  fameux 
de  la  bande,  a  prouvé  invinciblement,  que  moins  il  y  avait  de  preu- 
ves pour  condamner  un  homme  à  mort,  plus  il  était  certain  que  cet 
homme  la  méritait.  —  Je  le  demande,  quel  est  le  plus  coupable  envers 
riiumauité,  ou  de  Cartouche,  ou  d'un  insigne  coquin,  capable  d'écrire 
des  horreurs  aussi  dangereuses,  et  qui  viennent  d'être  depuis  quel- 
que temps  si  criminellement  exécutées.  Sote  de  l'Éditeur. 


2  24  ALINE 

A  toutes  les  armes  indiquées  ci-dessus,  je 
joindrai,  comme  tu  sens  bien,  le  mobile  puissant 
de  l'intérêt,  véhicule  certain  sur  ces  êtres  subal- 
ternes, qui  ne  concevant  jamais  le  crime  en 
grand,  ne  consentent  à  risquer  l'échafaud  que 
dans  l'espoir  d'une  fortune.  Pour  la  demoiselle 
Sophie,  j'avoue  qu'elle  m'échauffe  la  tête  :  aller 
chercher  une  retraite  chez  ma  femme...  et  cette 
respectable  épouse  ne  pas  m'avertir  aussitôt  ; 
s'étayer  mystérieusement  pour  me  tenir  en 
bride... 

Eh!  non,  non,  ma  charmante;  ce  n'est  pas 
à  vous  à  jouer  au  fin  avec  moi  ;  défendez- 
vous,  et  ne  combattez  pas,  une  seule  de  mes 
ruses  ferait  échouer  si  j'en  prenais  la  peine, 
toutes  celles  dont  vous  accoucheriez  pendant 
dix  ans. 

Oh  !  voilà  des  délits  trop  graves  pour  être 
pardonnes;  le  bien-être  de  la  société  exige  un 
exemple.  J'ai  à  répondre  de  ma  conduite  à  tout 
le  corps  des  maris...  Je  serais  un  homme  flétri, 
rayé  du  tableau,  comme  disait  Linguet,  si  je 
laissais  de  telles  fredaines  impunies...  Heureuse 
faute!  Quelle  source  de  délices  je  vais  trouver 
dans  votre  punition;  chaque  branche  est  une 
volupté...  Tranquillise-toi  donc  Dolbourg,  je  te  le 
répète;  bois,  mange...  et  dors;  je  réfléchirai  sur 
tes  plaisirs,  et  sur  notre  tranquillité  mutuelle  : 


ET   VALCOUR  22S 


n'es-tu  pas  trop  heureux  d'avoir  un  second  tel 
que  moi,  un  ami  qui  ne  te  laisse  d'autres  soins 
que  celui  de  cueillir  les  fruits  de  tous  les  forfaits 
dont  il  veut  bien  se  couvrir  pour  ton  bonheur: 
il  est  vrai  que  je  risque  moins  que  toi,  je  l'avoue, 
afin  de  mettre  ton  cœur  à  l'aise,  et  de  le  dégager 
d'une  partie  de  la  vive  reconnaissance  qui  le 
captiverait  sans  cela. 

De  la  considération,  mon  ami,  du  crédit,  de 
l'argent,  une  place,  voilà  tout  ce  qu'il  faut  pour 
faire  ce  qu'on  veut...  Je  dis  bien...  une  place... 
oui,  une  place  à  l'abri  de  laquelle  on  puisse  se 
mettre,  en  cas  de  besoin...  car  dans  les  nôtres, 
par  exemple,  ce  n'est  pas  de  se  bien  conduire 
qu'on  exige,  il  s'agit  seulement  d'y  obliger  les 
autres. 

Pour  peu  qu'on  ait  fait  rouer  magistrale- 
ment une  demi-douzaine  de  malheureux,  on 
peut  mériter  de  l'être  vingt  fois  soi-même, 
si  l'on  veut,  sans  le  plus  petit  danger;  et  voilà 
ce  qui  fait  que  j'aime  la  France  à  la  folie.  Cette 
impunité  qu'y  promet  un  peu  de  considération, 
cette  assurance  de  pouvoir  tout  faire  avec  un 
harnois  noir,  et  la  caricature  empoulée,  raide  et 
rigoriste  qu'il  faut  pour  en  imposer  au  vulgaire, 
est  une  des  choses  qui  me  fera  toujours  préférer 
notre  bonne  patrie,  à  ces  maudits  royaumes  du 
nord,  où  notre  crédit    se  perd,    où   nos  prévari- 

I  13 


226  ALINE    ET   VALCOUR 

cations  se  punissent,  où  les  peuples  éclairés  par 
le  flambeau  de  la  philosophie,  commencent  à 
croire  qu'ils  peuvent  se  gouverner  sans  nous, 
et  où  ils  s'avisent  d'être  heureux  sans  la  peine  de 
mort. 


LETTRE  XXVII. 


MADAME    DE    BLAMONT    A    VALCOUR. 


Vertfeuille,  ce  28  septembre. 


UE  de  variations!  que  de  choses!  il 
semble  que  le  ciel  ne  m'ait  donné  un 
;;^^^  cœur  sensible  que  pour  l'éprouver  par 
les  plus  rudes  combats...  Je  serais  bien  plus 
heureuse  si  je  ne  sentais  rien.  Que  je  suis  loin 
de  croire  à  présent  qu'une  âme  tendre  soit  un 
des  plus  beaux  dons  de  la  nature  ;  elle  ne  nous 
l'a  donnée  que  pour  notre  tourment...  Que  dis- 
je?  et  quel  blasphème  osai-je  proférer!  N'est-ce 
pas  une  injustice  à  moi,  que  de  prétendre  à  un 
bonheur  sans  mélange?  En  existe-t-il  sous  le 
ciel?..  La  chose  du   monde  la  plus  simple,  est 


220  ALINE 

d'être  née  pour  les  revers.  Ne  sommes-nous  pas 
ici-bas,  comme  des  joueurs  autour  d'une  table!.. 
La  fortune  favorise-t-elle  tous  ceux  qui  s'y 
trouvent?  et  de  quel  droit  osent  l'accuser  ceux 
qui  sèment  leur  or,  au  lieu  d'en  recueillir?  Il  y  a 
une  somme  à  peu  près  égale  de  biens  ou  de 
maux,  suspendue  sur  nos  têtes,  par  la  main  de 
l'Eternel  ;  mais  il  est  indifférent  sur  qui  elle 
tombe;  je  pouvais  être  heureuse  comme  je  suis 
infortunée;  c'est  l'affaire  du  hasard,  et  le  plus 
grand  de  tous  les  torts  est  de  se  plaindre...  Eh  ! 
s'imagine-t-on  d'ailleurs  qu'il  n'y  ait  pas  quel- 
que jouissance...  même  dans  l'excès  du  mal- 
heur ;  à  force  d'aiguiser  notre  âme,  il  en  aug- 
mente la  sensibilité;  ses  impressions  sur  elle, 
en  développant  d'une  manière  plus  énergique 
toutes  les  manières  de  sentir,  lui  font  éprouver 
des  plaisirs  inconnus  à  ses  êtres  froids,  assez 
malheureux  pour  n'avoir  jamais  vécu  que  dans 
le  calme  et  dans  la  prospérité  ;  il  y  a  des  larmes 
si  douces  dans  nos  situations;  ces  moments, 
mon  ami,  ces  instants  délicieux,  où  l'on  fuit 
l'univers,  où  l'on  s'enfonce  dans  un  antre  obscur, 
ou  dans  le  plus  épais  d'un  bois  pour  y  pleurer 
tout  à  son  aise...  où  l'on  se  replie  sous  tous  les 
sens  de  son  malheur,  où  l'on  se  rappelle  tout  ce 
qui  l'aggrave,  où  l'on  prévoit  tout  ce  qui  va 
l'accroître,   où  l'on   s'en  abreuve,   où  l'on  s'en 


ET    VALCOUR  239 


repaît...  Ces  tendres  souvenirs  des  jours  de  notre 
enfance,  où  l'on  ne  les  connaissait  point  encore, 
ces  longues  et  pénibles  réminiscences  sur  les 
divers  événements  qui  nous  y  ont  plongé,  ces 
sombres  craintes  de  le  sentir  nous  accompagner 
jusqu'à  la  mort...  de  voir  ouvrir  notre  cercueil 
par  les  mains  livides  de  l'infortune...  et  près  de 
tout  cela,  cet  espoir  si  doux  d'un  Dieu  consola- 
teur, aux  pieds  duquel  vont  se  sécher  nos  larmes, 
et  commencer  toutes  nos  joies. ..Quoi,  mon  ami, 
tout  cela  ne  sont  pas  des  voluptés?  Ah!  ce  sont 
celles  d'une  âme  douce  ;  ce  sont  celles  d'un  cœur 
délicat;  laissez-moi  les  goûter  un  instant  avec 
vous. 

Sacrifiée  bien  jeune  *  à  un  époux  qui  n'avait 
rien  pour  me  plaire,  et  que  je  connaissais  à 
peine  **,  je  n'en  formai  pas  moins,  dans  le  fond 
de  mon  âme, le  plan  des  plus  rigoureux  devoirs... 
Dieu  sait  si  je  les  enfreignis  jamais.  Je  vis  mes 

'Elle  fut  mariée  à  quinze  ans;  elle  a  de  trente-cinq  à  trente-six 
lors  du  moment  d'action  de  ces  lettres  ;  elle  accoucha  d'Aline  à  seize 
ans  ;  elle  est  grande,  faite  ù  peindre  ;  les  traits  les  plus  doux,  les 
plus  agréables,  pétrie  de  grâces  et  de  talents. 

'*  Monsieur  de  Blamont  avait  quinze  ans  de  plus  que  sa  femme, 
indépendamment  des  défauts  de  caractère  assez  prononcés  dans  ses 
lettres,  pour  donner  une  juste  liorreur  de  lui.  Il  y  a  peu  de  figures 
plus  repoussantes  ;  il  a  le  regard  effrayant,  la  bouche  affreuse,  le  nez 
très  long,  le  front  chauve  et  bas,  le  menton  relevé,  en  perruque 
depuis  son  enfance  ;  une  taille  longue,  frêle,  voûtée,  la  poitrine 
plate,  un  son  de  voix  rauque  et  cassé;  et  malgré  tout  cela,  beaucoup 
d'esprit  et  quelques  connaissances. 


230  ALINE 

égards  payés  par  des  duretés,  mes  attentions 
par  des  brusqueries,  ma  fidélité  par  des  crimes, 
ma  soumission  par  des  horreurs. 

Hélas  !  je  m'en  crus  seule  coupable  ;  je  ne  m'en 
pris  qu'à  moi  de  n'être  pas  aimée,  malgré  les 
louanges  dont  j'étais  enivrée  chaque  jour; 
j'aimais  mieux  me  croire  des  défauts  ou  des 
torts,  que  de  supposer  mon  époux  injuste  :  et 
contente  d'avoir  obtenu  dans  mon  sein  des 
preuves  de  son  estime,  si  ce  n'en  était  pas  de  son 
amour,  tous  mes  sentiments  se  portèrent  dès  lors 
sur  ces  gages  sacrés...  Eh  bien  !  me  disais-je,  je 
serai  l'amie  de  mes  enfants,  puisque  je  n'ai  pas 
été  assez  heureuse  pour  être  celle  de  mon  époux; 
ils  me  consoleront  de  ses  duretés,  et  je  trou- 
verai dans  leurs  bras  la  félicité  qu'on  m'enlève. 

Que  de  projets  ne  formai-je  pas  dès  lors  pour 
la  leur!  je  n'apaisais  mes  maux  que  par  ces 
idées  ;  elles  seules  parvenaient  à  fermer  mes  pau- 
pières; je  ne  m'endormais  paisiblement  qu'avec 
elles...  Je  ne  voyais  plus  de  revers  dès  que  je 
croyais  avoir  trouvé  ce  qui  devait  rendre  heu- 
reux mes  enfants.  Le  ciel  ne  voulait  pas,  mon 
ami,  que  ce  fût  encore  là  pour  moi  la  source  du 
bonheur;  j'eus  deux  filles,  l'une  m'est  ravie  au 
berceau;  je  la  retrouve  quand  je  ne  peux  jamais 
la  revoir...  On  veut  que  l'autre  soit  aussi  mal- 
heureuse que  moi  ;  et  qui...    qui   m'assaille   de 


ET    VALCOUR  23 I 


tous  ces  maux?  qui  me  fait  avaler,  jusqu'à  la  lie, 
la  coupe  amère  de  l'infortune  ?  celui  que  j'ai  tou- 
jours respecté...  chéri;  celui  que  l'on  m'avait 
donné  pour  être  le  soutien  de  mes  jours,  et  qui 
n'en  a  jamais  été  que  le  destructeur...  celui  qui 
s'est  tout  permis  envers  moi...  envers  moi  qui 
aurais  mieux  aimé  perdre  la  vie  que  de  lui 
manquer  en  quoi  que  ce  fût...  celui  que  je  regar- 
dais comme  mon  père,  après  la  perte  du  mien... 
comme  mon  ami...  comme  mon  époux,  et  qui 
n'était  que  mon  tyran  et  mon  persécuteur. 

Allons,  je  me  tais,  Valcour...  Je  me  tais;  vous 
pleurez  en  me  lisant,  je  le  vois,  je  veux  bien 
mêler  mes  larmes  aux  vôtres,  mon  ami,  mais  je 
ne  veux  pas  vous  en  faire  répandre  que  ma  main 
ne  puisse  essuyer...  Oh!  comme  nous  eussions 
été  heureux  cependant...  Vous...  mon  Aline... 
et  moi  ;  quels  jours  sereins  et  purs  eussent  été 
filés  pour  tous  trois...  Avec  quel  calme  je  serais 
arrivée  près  de  vous,  aux  bornes  de  ma  vie  !  ma 
vieillesse  n'eût  été  qu'un  printemps,  les  yeux  fer- 
més par  la  tendre  main  de  l'amitié,  je  me  serais 
plongée  dans  le  cercueil  avec  la  tranquillité  du 
bonheur;  au  lieu  de  cela  j'y  descendrai  seule,  nul 
ami  ne  daignera  m'y  soutenir,  je  n'en  aurai  plus 
au  bord  de  mon  tombeau...  Eh  bien!  voyez 
comme  je  retombe  malgré  tout  cela  dans  le 
sombre  que  je  veux  éviter...    Non...  j'arrêterais 


232  ALINE 

en  vain  la  source  de  mes  pleurs,  elles  coulent 
malgré  moi...  Mille  nouvelles  idées  me  tour- 
mentent... Si  vous  êtes  malheureux,  c'est  ma 
faute;  je  ne  devais  pas  laisser  naître  en  vous  une 
passion  que  je  ne  pouvais  couronner;  je  ne 
devais  vous  laisser  connaître  ni  Aline,  ni  sa  triste 
mère;  aujourd'hui  nous  aurions  tous  bien  des 
chagrins  de  moins,  et  l'on  ne  se  console  jamais 
de  ceux  qu'on  donne  aux  autres...  Mais  tout 
n'est  pas  désespéré...  non  Valcour,  tout  ne  l'est 
pas  ;  recevez  encore  un  peu  d'espoir  de  votre 
bonne  et  sincère  amie,  de  celle  qui  désirerait 
avec  tant  d'ardeur  mériter  ce  titre  avec  vous... 
Non,  Valcour,  tout  n'est  pas  perdu...  Ce  barbare 
époux  peut  réfléchir,  ce  monstre  qui  le  suit  par- 
tout, et  qui  vous  persécute  avec  tant  de  furie, 
sentira  peut-être  qu'aucuns  des  plaisirs  qu'il 
espère  ne  peuvent  se  rencontrer  avec  celle  qui 
n'a  pour  lui  que  de  la  haine;  j'ai  besoin  de  le 
penser  et  de  le  croire;  l'illusion  esta  l'infortune, 
comme  le  miel  dont  on  frotte  les  bords  du  vase 
rempli  de  l'absinthe  salutaire  présentée  à  l'en- 
fant, on  le  trompe,  mais  l'erreur  est  douce. 

Comme  il  m'a  abusée  cet  homme...  Je  le 
croyais,  on  se  livre  si  vite  à  ce  qu'on  désire!  le 
malheureux  qui  fait  naufrage  saisit  avec  tant 
d'empressement  le  bras  qu'on  lui  tend  pour  le 
sauver...    Peut-il    imaginer    que    c'est    pour  le 


ET  VALCOUR  233 


repousser  dans  l'abîme!..  Hélas!  vous  avez  bien 
raison,  il  me  trompait  autant  qu'il  était  en  lui, 
il  devait  croire  Sophie  sa  fille,  rien  ne  pouvait 
l'en  dissuader,  et  ce  n'est  pas  dans  de  tels  coeurs 
que  la  nature  fait  des  miracles...  Il  la  croyait 
telle,  et  il  jurait  qu'elle  ne  l'était  pas;  le  crime  est 
donc  dans  son  entier,  et  ce  que  j'ai  obtenu  de  sa 
fausseté,  n'est  donc  plus  que  le  fruit  de  sa  honte... 
Ce  sentiment  mène  au  dépit,  et  le  dépit  a  tout, 
dans  de  telles  âmes...  Quoi  qu'il  en  soit  j'ai  des 
parents,  je  n'en  suis  point  abandonnée...  Je  me 
jetterai  dans  leurs  bras,  ils  me  sauveront,  je  les 
implorerai  pour  mon  Aline  et  pour  moi,  ils  ne 
voudront  pas  nous  perdre  toutes  deux...  Ma's 
changeons  de  propos,  Valcour,  laissez-moi  vous 
rendre  compte  de  mes  projets  et  de  mes  démar- 
ches, car  avec  ce  langage  de  la  plainte  mon  cœur 
s'altère  à  tout  instant. 

Vous  imaginez  bien  que  je  n'ai  pu  tenir  à 
l'envie  de  savoir  au  plus  tôt  des  nouvelles  d'Eli- 
sabeth de  Kerneuil.  Quel  que  soit  le  sort  qu'elle 
éprouve,  il  m'intéresse  trop  réellement  pour  que 
je  n'aie  pas  désiré  de  l'éclaircir.  Déterville  a  écrit 
sur-le-champ  à  un  de  ses  parents  à  Rennes  ;  il  le 
supplie  de  nous  donner  sur  cette  jeune  personne 
le  plus  de  lumières  qu'il  lui  sera  possible...  Nous 
attendons;  ma  situation,  dans  ce  cas-ci,  est  très 
embarrassante...    vous  l'avez   senti;  j'ai,    sans 


234  ALINE 

doute,  le  plus  grand  désir  de  posséder  cette  enfant, 
mais  quel  droit  aurais-je  à  son  cœur  ? 

Le  seul  titre  de  mère  que  je  pourrais  lui  allé- 
guer, me  méritera-t-il  sa  tendresse  ?  n'est-elle 
pas  due  tout  entière  aux  parents  qui  l'ont  éle- 
vée?.. Et  puis,  travaillerai-je  pour  le  bonheur 
d'Elisabeth  en  réussissant  à  la  ravoir?  Le  sort,  ou 
qu'elle  a  déjà,  ou  qui  lui  est  réservé,  ne  sera-t-il 
pas  toujours  préférable  à  celui  que  je  pourrais  lui 
faire,  comme  cadette?..  Et  les  inconvénients  de 
la  rendre  à  un  père  qui,  peut-être,  ou  ne  voudra 
pas  la  reconnaître,  ou  ne  verra  dans  elle  qu'une 
victime  de  plus  à  son  insigne  libertinage...  ces 
dangers  effrayants,  les  comptez-vous  pour  rien 
Valcour?..  Non,  j'aime  mieux  la  laisser  où  elle 
est;  que  je  sache  seulement  qu'elle  est  heureuse; 
que  je  puisse  faire  connaissance  avec  elle,  la  voir 
une  fois,  l'aimer  toujours,  et  je  me  croirai  trop 
contente.  Mais  si  cette  faible  jouissance  est  refu- 
sée à  mon  âme  tendre...  oh  1  Valcour,  je  serai 
encore  bien  infortunée  ;  heureusement  je  sais 
l'être,  et  mon  cœur  est  dans  un  tel  état  d'abatte- 
ment qu'une  secousse  de  plus  ou  de  moins  n'est 
absolument  rien  pour  lui.  Il  y  a  l'histoire  des 
biens  qui  chagrine  un  peu  ma  conscience;  puis-je 
laisser  ma  fille  jouir  d'une  fortune  qui  ne  lui 
appartient  pas  ?  Dois-je  en  priver  les  héritiers 
légitimes?  Non,    sans  doute;   cette  circonstance 


ET    VALCOUR  «35 


VOUS  a  frappé  comme  moi:  mon  ami,  je  dirai 
aussi  comme  vous,  entre  deux  maux  terribles, 
choisissons  le  moindre.  A  l'égard  de  Sophie, 
voici  ce  que  nous  avons  fait,  je  ne  sais  si  vous 
nous  approuverez. 

Qu'elle  appartînt  ou  non  au  président,  Déter- 
ville  nous  opposait  toujours  le  danger  certain  de 
la  replacer  à  Berseuil;et  l'impossibilité  de  l'y 
remettre  devenait  d'autant  plus  fâcheuse,  que  la 
variation  de  son  sort  lui  rendait  fort  doux  celui 
que  nous  avons  arrangé  pour  elle  dans  ce  village; 
j'objectais  à  Déterville  qu'il  n'avait  pas  trouvé 
d'obstacles  à  l'établissement  de  cette  fille  à  Ber- 
seuil,  dans  les  premiers  moments  où  nous 
l'avions  conçu,  ne  la  croyant  pas  sa  fille  légitime, 
et  que  je  n'entendais  pas  pourquoi  il  en  trouvait 
maintenant  qu'elle  n'appartenait  ni  au  mari  ni  à  la 
femme.  Il  me  répondit  qu'il  avait  foncièrement 
désapprouvé  ce  parti  dans  toutes  les  circonstan- 
ces, mais  que  plus  les  recherches  du  président 
paraissaient  évidentes,  plus  il  croyait  Berseuil 
dangereux.  Qu'elle  fût  sa  fille  ou  non,  nous  ne 
devions  pas  douter  à  présent  du  désir  qu'il  avait 
de  la  ravoir;  que  dès  qu'il  la  saurait  hors  de  Vert- 
feuille,  il  ne  manquerait  pas  d'envoyer  chez  Isa- 
beau  ;  et  qu'alors,  au  lieu  de  sauver  Sophie,  il  est 
clair  que  je  la  sacrifiais...  Je  me  suis  rendue; 
nous  avons  donc  décidé  un  cloître  à  Orléans,  où 


236  ALINE 

nous  travaillerions  à  lui  faire  prendre  le  goût  de 
la  retraite,  et  à  l'enchaîner  au  bout  de  quelques 
années  par  des  vœux,  si  elle  n'y  sent  aucune 
répugnance;  et  ce  sort,  quelque  dur  qu'il  puisse 
être,  la  dérobant  à  celui  bien  plus  fâcheux  sans 
doute  que  lui  aurait  réservé  la  vengeance  de  ses 
deux  persécuteurs,  nous  parut  décidément  le  plus 
sage  de  tous. 

Il  s'agissait  de  prévenir  cette  infortunée  des 
changements  de  son  sort  et  de  sa  naissance  ;  j'y 
prévoyais  trop  de  chagrin  pour  vouloir  m'en 
charger  moi-même  ;  notre  ami  a  rempli  ce  soin. 
Après  beaucoup  de  larmes,  comme  vous  l'ima- 
ginez aisément,  elle  a  d'abord  témoigné  quelque 
désir  d'être  rendue  à  sa  mère;  convaincue 
enfin  du  danger  qu'il  y  avait  à  ce  parti,  elle  a 
réclamé  sa  chère  Isabeau  ;  elle  renonçait  volor.- 
tiers  à  la  dot,  au  mariage,  mais  elle  voulait  de- 
meurer avec  Isabeau...  Autres  dangers,  et  elle 
a  enfin  conçu  ceux-là  comme  les  premiers. 

—  Il  faut  vous  dérober  au  président,  lui  a 
dit  Déterville,  il  est  certain  qu'il  vous  cherche, 
nous  ne  pouvons  en  douter;  il  est  évident  qu'il 
vous  traitera  mal  s'il  vous  découvre  ;  une  éter- 
nelle retraite  devient  le  seul  parti  qui  puisse  vous 
garantir  et  de  ses  pièges  et  de  ses  fureurs  ;  vous 
y  serez  moins  comme  protégée,  que  comm.e 
parente  de  madame  de  Blamont,  et  vous  y  joui- 


ET  VALCOUR  237 


rez  de  cent  pistoles  ce  pension;  ce  sort-là  ne 
vaut  pas  celui  d'être  sa  fille,  mais  dès  que  de 
malheureuses  circonstances  vous  enlèvent  cette 
douce  satisfaction,  vous  serez  mieux  là  qu'en  nul 
autre  endroit. 

—  Eh  bien  !  j'irai,  s'est-elle  écriée,  en  larmes  ; 
je  suis  à  charge  à  tout  le  monde;  je  ne  puis 
trouver  d'abri  sur  la  terre  ;  que  l'on  me  mette  où 
l'on  voudra,  je  serai  partout  pénétrée  de  recon- 
naissance des  bontés  de  la  dame  qui  veut  bien 
ne  pas  m'abandonner... 

Dès  que  je  l'ai  sue  dans  cet  état,  j'ai  couru 
l'embrasser,  elle  s'est  précipitée  dans  mes  bras, 
toute  en  pleurs,  et  m'a  prodigué  les  choses  les 
plus  tendres  et  les  plus  flatteuses.  En  vérité, 
mon  ami,  il  y  a  des  instants  où  mon  cœur  l'em- 
porte sur  les  réalités  que  vous  nous  avez  appri- 
ses... Il  est  impossible  que  les  vertus  de  cette 
âme  charmante  se  trouvent  dans  la  fille  d'une 
paysanne  dépravée,  telle  que  vous  nous  avez 
peint  cette  Claudine.  Mais  il  fallait  s'en  tenir  au 
preuves  et  l'arracher  ;  nous  l'avons  donc,  Aline 
et  moi,  avant-hier  conduite  aux  Ursulines  d'Or- 
léans dont  je  connais  la  supérieure  ;  je  l'ai 
recommandée  comme  une  parente,  et  placée  sous 
le  nom  d'Isabelle-des-Ganges,  avec  mille  livres 
de  rentes,  dont  l'acte  lui  a  été  passé  sur-le- 
champ.  Je  n'ai  point  caché  mes  motifs  de  mys- 


238  ALINE 

tère  à  la  supérieure  ;  j'y  ai  intéressé  sa  religion 
et  sa  piété  ;  elle  ne  communiquera  qu'avec  moi 
pour  tout  ce  qui  concerne  cette  jeune  personne, 
et  cachera  absolument  son  existence  au  reste 
entier  de  la  terre.  Mais  je  la  veri-ai...  cette  chère 
enfant...  je  le  lui  ai  promis,  elle  me  l'a  demandé 
avec  instance,  elle  m'a  dit  qu'elle  renoncerait 
plutôt  à  tout  le  bien  que  je  lui  faisais  qu'à  cet 
engagement;  elle  m'a  demandé  la  permission  de 
m'écrire,  et  surtout  de  pouvoir  faire  passer  quel- 
que chose  tous  les  ans  sur  sa  pension  à  Isabeau. 
Ces  deux  demandes  faisaient  trop  d'honneur  à 
son  âme  tendre  pour  être  refusées  ;  je  les  lui  ai 
accordées  de  tout  mon  cœur,  et  nous  nous  som- 
mes quittées...  Quand  elle  m'a  vue  prête  à  ouvrir 
la  porte  du  parloir...  son  âme  a  éclaté,  elle  a 
jeté  ses  jolis  bras  au  travers  des  grilles,  elle  a 
demandé  avec  instance  la  faveur  de  baiser 
encore  une  fois  les  mains  de  ses  bienfaitrices  : 
nous  sommes  revenues  sur  nos  pas,  et  la  dou- 
leur l'a  suffoquée,  en  nous  embrassant  toutes 
deux...  Voilà  donc  l'être  que  le  président  accuse 
de  fausseté,  d'imposture  et  de  crimes.  Ah  !  puis- 
se-t-il,  pour  le  bonheur  de  ce  qui  lui  appartient 
être  aussi  pur  que  celle  qu'il  ose  calomnier 
ainsi. 

Nous  nous  sommes  retirées,  et  je  vous  réponds 
qu'Aline  n'était  pas  en  meilleur  état  que   moi. 


ET  VALCOUR  239 


Nous  ne  sommes  pourtant  parties  de  la  ville  que 
le  lendemain  après  avoir  appris  que  cette  pauvre 
fille  était  aussi  bien  qu'elle  pouvait  être  pour  sa 
situation.  Elle  avait  deviné  elle-même  la  mort 
de  son  enfant,  quand  elle  avait  vu  qu'on  ne  lui 
en  parlait  pas.  Mais  Déterville  l'avait  si  bien 
ramenée  à  la  raison  sur  cet  objet,  que  sa  douleur 
a  été  beaucoup  moins  vive  que  nous  ne  l'aurions 
cru. 

Pendant  que  j'agissais  de  ce  côté,  Déterville 
allait  de  l'autre  rompre  nos  engagements  de 
Berseuil.  La  bonne  Isabeau  a  été  désolée;  je  n'ai 
pu  résister  au  charme  de  lui  laisser  une  petite 
somme  sur  l'argent  que  je  retirais  du  curé,  ainsi 
qu'une  autre  à  ce  bon  pasteur  pour  les  malheu- 
reux de  sa  paroisse.  Il  est  si  doux,  mon  ami,  de 
faire  un  peu  de  bien,  et  à  quoi  servirait-il  que  le 
sort  nous  eût  favorablement  traité,  si  ce  n'était 
pour  satisfaire  tous  les  besoins  de  l'infortune? Nos 
richesses  sont  le  patrimoine  du  pauvre,  et  celui 
qui  ne  sent  pas  le  plaisir  de  les  soulager,  a  vécu 
sans  connaître  et  la  véritable  raison  pour  laquelle 
il  était  né  plus  à  son  aise  qu'un  autre,  et  les  plus 
doux  charmes  de  la  vie. 

Toutes  nos  opérations  terminées,  nous  nous 
sommes  regardés,  comme  le  feraient  des  gens, 
qui  du  sein  de  la  tranquillité  auraient  subitement 
passé  dans  celui  des  angoises  et  des  tribulations. 


240  ALINE    ET   VALCOUR 

et  qui  voyant  enfin  le  calme  renaître...  Je  dis  le 
calme,  car  j'y  crois,  et  ne  vois  absolument  rien 
qui  puisse  le  troubler  jusqu'à  notre  retour  à  Paris. 
Alors  mon  intention  est  de  demander  de  seconds 
délais,  de  contenir  du  mieux  que  je  pourrai  le 
président,  avec  le  peu  de  moyens  que  je  retire  de 
tout  ceci,  et  d'armer  enfin  mes  parents  s'il  le 
faut;  car  soyez-en  bien  sûr,  il  n'y  aura  que  la 
force  qui  pourra  me  décider  à  sacrifier  ma  fille 
au  scélérat  qui  la  désire...  et  si  je  gagne  ma 
cause,  en  faveur  de  qui  sera-ce?..  Connaissez- 
vous  l'homme  à  qui  je  la  destine  ?..  C'est  au  plus 
digne  de  la  posséder...  C'est  au  meilleur  ami  de 
mon  cœur. 


LETTRE  XXVIIl. 


ALI  NE    A   VALCOUR 


Vertfciùlle,  ce  8  octobre. 


Ç^.yi  !  Valcour,  vous  avez  partagé  mes  pei- 
^,'/tW^  nés...  elles  ont  pénétré  votre  cœur! 
^^0^f^^  Combien  me  sont  précieux  les  témoi- 
gnages que  vous  m'en  donnez  ?  Je  pardonne 
moins  à  mon  père  tout  ce  qui  s'est  passé  que  sa 
funeste  liaison  avec  ce  vilain  homme.  S'il  pou- 
vait perdre  ce  malheureux  ami,  je  suis  sûre  qu'il 
redeviendrait  plus  honnête,  il  a  plus  d'esprit  que 
ce  monstre,  et  pourtant  il  est  entraîné  par  lui. 
Perfide  effet  du  vice!..  Je  le  haïssais  tant,  que 
je  croyais  que  pour  séduire,  il  lui  fallait  au  moins 
des  charmes.  Je  me  trompais,  grand  Dieu  !  vous 
le  voyez,  il  y  réussit  en  n'offrant  à  nu  que  sa 
laideur. 

I  16 


242  ALINE 

Vous  me  demandez,  mon  ami,  si  l'amouravait 
autant  de  part  que  la  décence  au  mouvement  qui 
m'a  fait  fuir?  Ah  !  comment  voulez-vous  que  je 
puisse  distinguer  entre  ces  deux  effets...  Ce  que 
je  crois...  ce  que  je  sens,  c'est  que  l'amour  les 
réunit,  les  confond  tous  si  bien  en  moi,  qu'il 
n'est  pas  une  seule  pensée  de  mon  esprit,  pas  un 
seul  mouvement  de  mon  cœur  qui  ne  soit  dû  à 
ce  premier  sentiment;  il  dirigera  toujours  tous 
les  pas  que  vous  me  verrez  faire,  et  quand  vous 
exigerez  de  moi  de  vous  dévoiler  des  motifs,  je 
ne  vous  offrirai  jamais  que  mon  amour. 

J'ai  bien  pleuré  cette  pauvre  Sophie  ;  quels 
revers  !..  Hélas  !  elle  se  croyait  ma  sœur,  aujour- 
d'hui la  voilà  fille  d'une  paysanne  trop  indigne 
d'elle  pour  qu'on  ose  même  la  lui  rendre  ;  elle 
n'y  perdra  rien  :  ma  mère  m'a  promis  de  la  regar- 
der toujours  comme  sa  fille;  je  lui  ai  juré  de  l'ap- 
peler toujours  ma  sœur,  et  de  lui  conserver  à 
jamais  tous  les  sentiments  de  ce  titre...  et  à  celle 
à  qui  je  les  dois  réellement. . .  Je  ne  la  verrai  donc 
jamais?..  Qui  sait!  Déterville  a  écrit;  nous  atten- 
dons. Ah  !  comme  je  ferais  de  bon  cœur  le  voyage 
de  Bretagne  pour  aller  l'embrasser  !..  Mais  je  ne 
voudrais  pas  qu'elle  sût  que  je  lui  appartiens.  Je 
voudrais  faire  accidentellement  connaissance 
avec  elle,  pour  voir  si  nos  caractères  se  convien- 
draient... Si  elle  finirait  par  m'aimer...  Pour  moi. 


ET  VALCOUR  243 


je  sens  que  je  l'aime  déjà...  Ah!  chimères  que 
tout  ceci!  je  parierais  bien  que  je  ne  la  verrai  de 
ma  vie...  Quelle  fatalité!  que  de  dérangements!., 
que  de  désordres  dans  une  famille  cause  la 
cupidité  d'une  malheureuse  nourrice.  Je  ne  suis 
pas  sévère  ;  mais  convenez,  mon  ami,  que  de 
telles  fautes  ne  devraient  pas  rester  sans  puni- 
tion ? 

Le  comte  de  Beaulé  est  revenu  nous  voir, 
je  l'aime,  il  vous  estime.  O!  mon  ami,  quel 
titre  pour  être  chéri  de  moi  !  J'étais  d'avis  que 
ma  mère  lui  confiât  nos  peines...  Peut-être  le 
fera-t-elle  ;  assurément  il  nous  servirait  de  tout 
son  pouvoir.  Julie  me  disait  hier  que  c'était 
un  ancien  amant  de  ma  mère...  Quelle  histoire  ! 
j'en  ai  ri;  le  comte  est  bien  plus  vieux,  mais 
il  était  jeune  encore,  quand  ma  mère  entrait 
dans  le  monde,  et  ils  se  connaissent  depuis 
cette  époque...  Ah!  si  jamais  cette  femme 
respectable  avait  dû  s'écarter  des  devoirs 
pénibles  et  rigoureux  que  lui  imposait  le  ciel, 
assurément  le  choix  qu'elle  aurait  fait  du 
comte  aurait  bien  excusé  ses  erreurs.  O  mon 
ami  !  laissez-moi  rire  une  minute  avec  vous,  la 
joie  est  si  peu  souvent  dans  mon  cœur,  que 
vous  devez  bien  un  peu  d'indulgence  aux  courts 
moments  où  je  m'y  livre;  mais  si  elle  était  vraie 
cette  folie   que  je  viens    de    dire,    si  j'étais  la 


244 


ALINE 


Tille  du  comte  de   Beaulé...  je    gage  que   vous 
l'aimeriez  mieux...    Allons...   Je  ne  veux  plus 
dire  d'extravagances,   ma   gaieté  n'est  pas  assez 
bien  revenue  pour  cela... celles-ci  sont  tellement 
chimériques,  que  j'ai  cru  pouvoir  me  les  permet- 
tre pour  vous  amuser   un    instant.   S'il  est  une 
femme  au  monde  à  qui  soit  dû  légitimement  les 
titres  de  chaste  et  de  vertueuse,   on  peut  bien 
dire    que  c'est  à  celle-là!  et  quel   mérite   elle 
avait  à  s'en  rendre  digne...  Vous  le  savez,  mon 
ami...  Combien  de  fois  lui  ai-je  vu  déplorer  dans 
mes  bras  le  poids  du  fardeau  dont  elle  était  acca- 
blée... Si  cet  homme  cruel  se  fut  contenté  de  la 
négliger,  elle   eût  trouvé  dans  son    indifférence 
pour îui,  des  raisons  de  pardonner  ces  torts-là; 
mais  le   pervers...   Changeons  de  propos,  c'est 
mon  père,  et  je  dois  respecter  dans   lui  jusqu'à 
ses  écarts...  Hélas!  je  le  ferais  sans  peine,  si   ces 
torts  n'outrageaient  pas  la  meilleure  des  mères  ; 
mais  ce  que  je  dois  à  celle-ci,  me  fait  quelquefois 
oublier  ce  qu'exige  l'autre,  et  l'obligation  de  haïr 
le  persécuteur  de  celle  qui  m'a  portée   dans  son 
sein,  vient  souvent  m'affranchir   des   sentiments 
dus  à  celui  qui  m'y   plaça.  Adieu,  mon  ami,  ma 
tête  s'attriste;  je  ne  veux  pas  vous  ennuyer.  Nos 
aventures...  la   saison   qui    s'avance,   tout   cela 
dérange  un  peu  et  notre  plan  de  vie  et  nos  pro- 
menades... Oh!  combien  voilà  de   temps  que  je 


ET    VALCOUR  245 


ne  vous  ai  vu  !..  Prés  de  sept  mois;  si  vous  vou- 
lez je  vous  dirai  de  même  en  jours,  en  heures  et 
en  minutes;  ces  affreux  intervalles  sont  mis  par 
moi  au  rang  des  instants  où  je  ne  vis  pas...  Ah  ! 
si  l'on  retranchait  ainsi  de  sa  vie  tous  ceux  où 
nul  plaisir  ne  doit  naître  pour  nous,  vivrait-on 
en  tout  plus  de  quatre  ans? 


LETTRE  XXIX. 


LE     CHEVALIER    DE     MEILCOURT    A     DETERVILLE  *. 

Rennes,  ce  12  octobre. 

Z^-'T^S^  désirerais,   mon  cher  Déterville,   pou- 

9>?"^'  !-^C  "^"o^i"  répondre,  et  plus  au  long,  et  d'une 
4Ôo/C^    ,, , ...r..„_..      V    1.   ....... 


..:^^:<~^l  manière  plus  satisfaisante,  à  la  lettre 
que  vous  m'avez  fait  l'amitié  de  m'écrire,  mais, 
enchaîné  par  des  considérations  dont  je  dépends 
essentiellement,  je  ne  puis  vous  donner  sur  l'ob- 
jet de  vos  demandes  d'autres  lumières  que  celles 
qui  sont  contenues  dans  le  peu  de  lignes  que  vous 
allez  lire. 

Elisabeth  de  Kerneuil,  douée  de  tous  les  agré- 
ments de  la  figure  et  de  l'esprit,  mais  fille  d'une 
mère  qui  ne  pouvait  la  souffrir,  répondit  fort 
jeune  encore  aux  sentiments  du   comte  de  Ker- 

'  Cette  lettre-ci  était  incluse  dans  la  suivante. 


ALINE  ET  VALCOUR  247 

neuil,  l'un  des  premiers  gentilshommes  de  Bre- 
tagne. Les  obstacles  invincibles  qu'ils  éprouvè- 
rent l'un  et  l'autre  à  l'union  qu'ils  désiraient, 
furent  causes  de  deux  malheurs  qui  ont  à  jamais 
perdu  ces  jeunes  gens.  Le  comte  s'est  expatrié, 
il  a  servi  quelque  temps  en  Russie...  On  l'y  croit 
mort;  avant  que  la  nouvelle  ne  s'en  répandît, 
mademoiselle  de  Kerneuil  avait  déjà  fini  sa  vie 
d'une  manière  plus  affreuse  :  elle  se  tua  dès 
qu'elle  vit  l'impossibilité  d'appartenir  jamais  à 
l'objet  de  ses  feux...  Son  père  était  mort  depuis 
longtemps;  sa  mère  a  terminé  ses  jours  deux  ans 
après  l'événement  qui  trancha  ceux  de  sa  fille,  et 
comme  mademoiselle  de  Kerneuil  était  fille  uni- 
que, les  biens  ont  passé  à  des  collatéraux...  c'est 
tout  ce  que  je  puis  vous  dire.  Qui  que  ce  soit 
que  vous  interrogiez  dans  notre  province,  ne 
vous  répondrait  pas  avec  tant  de  franchise,  il 
altérerait  les  faits,  avec  d'autant  plus  de  vrai- 
semblance qu'on  avait  fait  courir  des  bruits  très 
divers  sur  cette  malheureuse  aventure...  Vous 
eussiez  sans  doute  désiré  plus  de  détails,  mais 
les  liens  que  j'ai  avec  les  deux  familles  me  les 
interdisent.  Adieu,  mon  cher  cousin,  j'exige  votre 
parole,  que  ce  que  je  vous  dis  ne  sera  jamais 
révélé  qu'aux  personnes  qui  vous  chargent  de 
m'écrire,  et  que  vous  voudrez  bien  engager  au 
secret. 


LETTRE  XXX. 

MADAME  DE  BLAMONT  A  VALCOUR. 

Vertfeuille,  ce  i6  octobre. 

Y^^^^iiSEZ  et  pleurez  avec  moi...  ne  le  savais- 
ofilX^^  je  pas,  que  je  ne  retrouverais  cette  fille 
v'i/r^^^'  une  minute,  que  pour  la  regretter 
éternellement...  Elle  était  malheureuse...  Ah 
comme  je  l'aurais  aimée!...  elle  s'est  tuée  de 
désespoir...  Elle  était  haïe...  Funeste  erreur!.. 
Tout  cela  fût-il  arrivé  sans  l'infamie  de  cette 
nourrice?  sans  l'affreux  projet  de  mon  époux  ? 
J'aurais  voulu  de  plus  grands  détails,  mais  à 
quoi  m'eussent-ils  servi  ?  je  l'ai  perdue!.,  je  ne 
la  verrai  jamais!..  Il  faut  étouffer  tous  les  mou- 
vements de  mon  cœur,  ah!  j'apprends  depuis 
tant  d'années  à  leur  faire  violence,  qu'un    sacri- 


ALINE   ET  VALCOUR  249 

fice  de  plus  ne  devrait  pas  me  coûter...  Valcour, 
écrivez-moi...  calmez-moi,  vous  n'imaginez  pas 
combien  j'ai  besoin  de  l'être,  mon  cœur  tou- 
jours déçu,  veut  les  secours  de  l'amitié,,  il  lui 
faut  un  sentiment  réel  pour  le  consoler  de  toutes 
les  illusions  qui  l'égarent.  En  vérité,  c'est  un  grand 
malheur  d'être  organisé  moins  grossièrement 
qu'un  autre  ;  pour  une  ou  deux  jouissances  meil- 
leures, on  y  trouve  vingt  tourments  de  plus. 

L'excès  des  précautions  que  nous  sommes 
obligées  de  prendre,  nous  privera  peut-être  de 
vous  écrire  aussi  souvent  que  nous  le  faisions  : 
cet  homme  cruel  se  fait  informer  de  tout,  et  il 
n'y  a  pas  une  de  ses  manoeuvres  qui  ne  me  fasse 
frémir.  Cependant,  ne  vous  inquiétez  nullement, 
il  ne  se  passera  rien  de  sérieux  que  vous  n'en 
soyez  instruit  aussitôt.  Adieu,  plaignez-moi  et 
ne  cessez  jamais  de  m'aimer. 


LETTRE  XXXI. 


VALCOUR    A    MADAME    DE    BLAMONT. 


Paris,  ce  22  octobre. 


^\rj^Pui,  madame;  je  l'avoue,  trop  de  sensi- 
/lwfÛi'Jr\  bilité  est  un  des  plus  cruels  présents 
è^T^^  que  nous  ait  fait  la  nature;  en  ce  mo- 
ment, cet  excès  fait  votre  malheur.  Votre  âme 
est  d'une  telle  délicatesse  qu'elle  semble  toujours 
voler  au-devant  de  toutes  les  informations  pour 
s'en  composer  des  supplices.  On  dirait  qu'elle 
aime  à  s'en  nourrir,  et  que  cette  manière  d'exis- 
ter comme  plus  vive,  devient  celle  qui  lui  va  le 
mieux.  Que  vous  importe  cette  fille  que  vous 
n'avez  jamais  connue?  c'est  bien  assez  de  pleurer 
sur  des  maux  réels,   sans  regretter  les   plaisirs 


ALINE    ET    VALCOUR  25  I 

qu'on  n'a  pu  prendre.  Avec  cette  façon  de  pen- 
ser, on  se  ferait  des  peines  de  tout,  et  l'on  se 
rendrait  fort  malheureux.  Sans  doute  notre 
amour  pour  nos  enfants  doit  être  en  raison  du 
leur  pour  nous;  il  me  paraîtrait  tout  aussi 
déplacé  d'aimer  un  enfant  qui  nous  haïrait,  qu'il 
est  fou  (pardonnez-moi  l'expression,)  d'en  aimer 
un  que  nous  ne  devons  jamais  voir.  L'amour 
suppose  des  rapports,  et  quels  sont  ceux  qui  peu- 
vent exister  entre  nous  et  un  être  inconnu?  Peut- 
être  trouverez-vous  mes  moyens  de  consolation 
un  peu  durs;  mais  il  faut  impitoyablement  enle- 
ver à  un  cœur  aussi  sensible  que  le  vôtre,  la 
facilité  perpétuelle  qu'il  a  de  s'affliger;  retrouvez 
dans  le  sein  de  votre  Aline...  de  cette  Aline  qui 
vous  adore,  les  jouissances  que  la  mort  de  Claire 
vous  dérobe .  Ah  !  votre  santé  m'inquiète  bien 
plus  que  cette  perte  qui  ne  doit  en  vérité  vous 
faire  aucune  impression  !  voilà  une  chose  réelle 
à  ménager  et  qu'il  ne  faut  pas  sacrifier  à  des 
chimères;  songez  que  vous  vous  devez  à  vous- 
même,  à  une  fille  qui  ne  respire  que  pour  vous, 
à  des  amis,  au  nombre  desquels  j'ose  me  mettre, 
et  que  désolerait  la  plus  petite  altération  d'une 
santé  qui  leur  est  si  chère.  J'apprends  avec  dou- 
leur que  vous  voulez  être  quelque  temps  sans 
me  donner  de  vos  nouvelles;  je  vous  remercie 
de  l'instant  que  vous  avez  choisi  pour  me  le  dire; 


ALINE    ET   VALCOUR 


mon  cœur  uniquement  rempli  de  vos  chagrins, 
sent  bien  moins  ceux  dont  cette  menace  l'acca- 
ble... Ne  vous  occupez  que  de  vous,  madame, 
ne  pensez  qu'à  vous,  je  vous  en  conjure;  je  serai 
consolé  de  tout,  que  dis-je,  je  serai  toujours 
heureux,  quand  j'apprendrai  que  vous  souffrez 
moins.  C'est  la  seule  chose  que  je  vous  supplie 
de  ne  pas  me  laisser  ignorer. 


LETTRE  XXXII. 


VALCOUR    A    ALINE. 


Paris,  ce  5  novembre. 


|UEL  silence!  je  n'ai  osé  le  troubler, 
îvlë^Xp  "^^^^  ^"  étais-je  plus  tranquille!..  S'il 
^^yl^^  m'était  possible  de  vous  voir,  je  souf- 
frirais bien  moins  de  ces  privations  de  lettres... 
ni'iis  vivre  sans  vous  entendre  et  sans  vous 
contempler,Aline!..  concevez-vous  la  violence  de 
ce  supplice  ?  et  pourquoi  ne  vous  verrais-je  pas? 
pourquoi  ne  m'accorderiez-vous  pas  une  minute? 
Je  sens  toute  l'étendue  de  la  demande,  je  ne 
me  rappelle  qu'en  tremblant  qu'elle  m'a  déjà  été 
refusée;  mais  je  trouve  dans  la  force  de  mon 
amour,  le  courage  de  la  refaire  encore...  Pendant 
ces  longues  soirées...  j'arriverais  déguisé...  un 
seul  instant  aux  pieds  de  votre  respectable  mère 
et  aux  vôtres;  quel  calme  répandrait  cette  minute 
de  bonheur  sur  le  reste   des  jours  malheureux 


254  ALINE    ET    VALCOUR 

que  je  dois  passer  encore  loin  de  vous.  Pouvez- 
vous  exiger  que  ces  jours...  ces  jours  infortunés 
qui  vous  sont  consacrés,  s'usent  ainsi  dans  les 
larmes  et  la  douleur?  Ah  !  qu'il  me  soit  permis 
d'acheter  au  prix  de  mon  sang  cette  faveur  que 
j'ose  implorer!.,  que  je  la  paye  de  ma  vie  s'il 
le  faut,  je  ne  veux  exister  que  ce  seul  intervalle, 
et  j'abandonne^  sans  regrets,  tous  les  moments 
qui  doivent  le  suivre.  Que  me  sont  ceux  où  je 
suis  condamné  à  vivre  sans  vous!  En  vain, 
Aline...  en  vain  fais-je  tout  ce  que  je  peux  pour 
éloigner  de  moi  ce  désir  violent,  il  renaît  sans 
cesse  dans  mon  cœur,  toutes  mes  idées  me  le 
ramènent,  je  dois  mourir  ou  le  satisfaire...  ce 
qui  me  distrayait  autrefois,  m'est  à  charge;  je 
parcours  les  beautés  de  la  nature...  je  l'étudié, 
je  cherche  à  la  surprendre  dans  ses  secrets,  et 
elle  ne  me  montre  jamais  que  mon  Aline.  Ayez 
pitié  de  votre  ouvrage,  ne  me  punissez  pas  de 
mon  amour!.,  ne  cherchez  pas  surtout  à  me 
calmer  par  des  raisons,  mon  cœur  n'écoute  plus 
que  le  sentiment  qui  l'entraîne  ;  si  vous  ne  le 
satisfaites  pas  Aline,  vous  allez  le  réduire  au 
désespoir...  et  vous  n'échapperez  pas  à  vos 
remords...  Votre  excès  de  rigueur  aura  fait  deux 
malheureux,  sans  que  quelques  bienséances 
auxquelles  vous  aurez  inutilement  sacrifié,  vous 
donnent  une  vertu  de  plus. 


LETTRE  XXXIir. 

MADAME  DE  BLAMONT  A  VALCOUR. 

Vertfeuille,  ce  12  îwvembre. 

Viy^vvui,  c'est  moi  qui  réponds;  votre  Aline 
"^  (?s)  ^^^  *^°P  faible  pour  s'en  charger,  vous 
(o^^^  la  faites  pleurer...  vous  me  faites  du 
chagrin,  vous  vous  en  faites  à  vous-même,  et 
voilà,  ce  me  semble,  tout  ce  qui  résulte  de  ce 
petit  moment  d'effervescence  que  vous  n'avez 
pu  contenir.  Ne  sentez-vous  donc  pas  l'impossi- 
bilité de  votre  proposition,  et  dans  la  circons- 
tance où  nous  sommes,  pouvez-vous  exiger  une 
telle  chose?  Vous  dites  que  vous  m'aimez;  si 
cela  est,  ne  cherchez  donc  pas  à  me  rendre  plus 
malheureuse  que  je  ne  le  suis;  doutez-vous  que 


256  ALINE 

ce  ne  soit  sur  moi  que  retomberait  l'orage  si  la 
démarche  était  découverte  ?  Ah  !  mon  ami  ! 
appelez  ici  au  secours  de  votre  raison  cette  déli- 
catesse qui  caractérise  si  bien  le  cœur  qui  m'a 
séduite...  Consultez-la,  vous  verrez  si  elle  vous 
permet  de  vouloir  acheter  un  moment  de  bon- 
heur, au  prix  de  celui  des  gens  qui  vous  aiment  le 
mieux  dans  le  monde.  Croyez-vous  que  cela  puisse 
être  ignoré .''  Je  suppose  que  cela  fût,  serais-je 
moins  coupable  d'y  avoir  consenti,  malgré  la 
promesse  que  j'ai  faite  de  m'y  opposer.  Je  sais 
bien  que  je  n'ai  rien  à  craindre  de  vous  :  votre 
honnêteté,  vos  vertus  me  rassurent,  et  l'amant 
assez  délicat  pour  n'exiger  un  rendez-vous  de  sa 
maîtresse  qu'en  présence  même  de  sa  mère,  ne 
deviendra  jamais  le  séducteur  de  celle  qu'il  aime; 
ainsi  ce  n'est  pas  sur  elle  que  tombent  mes  crain- 
tes... c'est  sur  vous  seul...  vous  éloigneriez  votre 
bonheur...  Que  dis-je,  vous  le  détruiriez  à 
jamais.  Travaillons  plutôt  à  l'obtenir  un  jour, 
sans  mélange,  qu'à  le  goûter  ainsi  par  portion, 
qu'à  hasarder  pour  un  moment  heureux  qui,  peut- 
être,  ne  réussirait  pas,  la  certitude  de  le  savourer 
bientôt  tout  entier...  Non,  je  m'oppose  à  cette 
fantaisie;  je  fais  plus,  j'exige  qu'au  moins  d'ici 
à  quelque  temps  vous  ne  m'en  parliez  plus... 
vous  qui  invitez  les  autres  au  courage...  est-ce 
ainsi  que  vous  en  faites  paraître?..  Je  vous   par- 


ET    VALCOUR  ^57 


donnerais  si  vous  aviez  quelques  motifs  de  jalou- 
sie, mais  vous  êtes  aimé,  vous  l'êtes  uniquement; 
rien  ne  peut  agiter  votre  âme,  rien  ne  doit  la 
porter  au  désespoir;  songez  que  c'est  moi...  moi 
qui  vous  aime  peut-être  autant  qu'elle,  que  c'est 
moi  qui  vous  défends  de  vous  désespérer,  et  que 
c'est  moi  que  vous  affligerez,  si  vous  ne  me 
mandez  pas  que  vous  êtes  plus  sage.  Oh!  pauvre 
philosophie!  est-ce  donc  de  cette  manière  que 
tu  captives  le  cœur  de  l'homme  ;  est-ce  donc 
ainsi  que  tu  te  rends  maître  de  ses  passions!,. 
La  voilà  cette  chère  Aline...  la  voilà  près  de 
moi,  qui  pleure  comme  une  enfant... 

—  Mais,  maman,  dit-elle,  avec  ses  grands  yeux 
tout  en  larmes...  il  me  semble  qu'un  petit  quart 
d'heure... 

—  Eh  bien!  vous  le  voyez...  ne  la  grondez 
donc  pas,  elle  le  désire  autant  que  vous  ;  que 
cette  certitude  vous  calme...  Mais  cela  ne  se 
peut  pas,  soyez  bien  sûr  que  si  je  n'y  voyais  pas 
moi-même  les  plus  grands  dangers,  je  l'aurais 
peut-être  imaginé  la  première;  croyez-vous  que 
je  ne  sache  pas  ce  qui  peut  convenir  à  l'amour? 
Je  n'ai  jamais  connu.  Dieu  merci,  cette  espèce  de 
délire,  mais  je  le  conçois.  Rassurez-vous  donc, 
vous  êtes  aimé,  oui,  j'ai  voulu  que  ce  mot  fût 
tracé  par  celle  même  qui  l'écrit  d'après  son 
cœur:  on  vous  aime,  on  s'occupe  de  vous,  on 

I  17 


258  ALINE   ET  VALCOUR 

travaille  pour  vous,  mais  ne  détruisez  pas  l'effet 
de  nos  soins,  et  ne  cherchez  pas  à  tout  perdre 
pour  un  instant  de  satisfaction,  qui  ne  servirait 
peut-être  qu'à  nous  replonger  dans  un  abîme  de 
tourments  et  de  maux...  Oh  mon  ami!  pardon- 
nez-moi... je  sens  bien  que  je  vous  rends  mal- 
heureux, aimez-moi  assez  pour  me  dire  que 
non...  pour  m'assurer  que  vous  avez  déjà  fait  le 
sacrifice  de  cette  extravagance.  Oui,  dites-le-moi, 
j'aime  mieux  que  la  victoire  soit  le  fruit  de  votre 
raison  que  de  mes  arguments  ;  à  côté  du  bien 
que  je  fais,  je  n'aurais  pas  du  mo'ns  le  chagrin 
d'imaginer  que  je  vous  tourmente;  ma  jouissance 
sera  tout  entière,  je  serai  sûre  que  vous  avez 
été  raisonnable  par  le  seul  effet  de  vos  réflexions, 
et  je  n'ai  pas  la  douleur  de  déchirer  votre  âme  en 
vous  écrivant  les  miennes. 


LETTRE  XXXIV. 

DÉTERVILLE    A    VALCOUR. 

Icrifcuillc,  ce  15  novembre. 

g'^^EPuis    assez    longtemps,    tu    dois   t'étre 

êl^S  ''^P^^?"'  ^^"  ^^^^"  Valcour,  que  quand 
S?y^o)  les  lettres  sont  de  moi,  il  s'agit  toujours 
de  quelques  nouvelles  catastrophes...  Eh  bien  ! 
voilà  déjà  la  tête  en  l'air...  la  philosophie  hors 
de  ses  gonds,comme  disait  l'autre  jour  une  cer- 
taine dame  de  ta  connaissance,  à  propos  de  ton 
ridicule  projet...  plus  de  tranquillité...  plus  de 
principes...  plus  de  bon  sens  !..  Qu'il  faut  peu  de 
choses  pourtant  pour  faire  un  fou  d'un  homme 
raisonnable,  et  souvent  un  être  très  sensé  de  la 
plus  extravagante  des  créatures.  Il  me  prend 
envie  de  t'impatienter...  voyons...  calculons  d'un 


2  00  ALINE 

côté  tous  les  événements  que  tu  dois  regarder 
comme  heureux  ;  secondement,  tous  ceux  qui 
peuvent  t'être  contraires;  troisièmement,  enfin, 
tous  ceux  qui  ne  te  sont  qu'indifférents.  II  est 
bien  certain  que  ce  que  j'ai  à  t'apprendre  est  dans 
l'une  de  ces  trois  classes  ;  formons-les.  Il  serait 
possible  d'abord  que  le  président  fût  revenu  ; 
qu'Aline  fût  enlevée...  possible  qu'il  se  fût  mis 
à  la  raison;  qu'on  t'attendît  pour  un  mariage... 
extrêmement  simple,  que  des  inconnus  fussent 
fortuitement  arrivés  à  Vertfeuille,  et  nous  eus- 
sent appris  des  choses  très  extraordinaires  ;  n'est- 
il  pas  vrai,  mon  cher,  que  tous  ces  incidents  sont 
dans  la  classe  des  choses  possibles  !  Eh  bien  ! 
calme  tes  craintes  sur  le  premier;  ne  te  livre  pas 
tout  à  fait  au  doux  espoir  du  second,  et  écoute 
pacifiquement  le  troisième. 

Le  soir  que  madame  de  Blamont  t'écrivit, 
nous  étions,  elle,  Aline,  Eugénie  et  moi,  à  rai- 
sonner sur  ta  folie  ;  monsieur  de  Beaulé  jouait 
aux  échecs  avec  madame  de  Senneval  ;  il  était 
environ  huit  heures  du  soir,  le  ciel  très  obscur  se 
remettait  à  peine  d'un  ouragan  épouvantable, 
lorsque  tout  à  coup  nous  entendîmes  un  homme 
à  cheval  foire  retentir  la  cour  de  son  fouet...  de 
ses  cris,  et  appeler  à  lui  de  toutes  ses  forces... 
On  ouvre  les  portes,  les  valets  courent.  —  On 
éclaire,   madame    de  Blamont  frémit,  Aline  et 


ET  VALCOUR  2  01 


elle  s'imaginent  revoir  encore  le  terrible  objet 
de  leurs  craintes;  le  comte  lui-même,  tout  échec 
et  mat  qu'il  est,  vole  avec  moi  à  la  suite  des 
valets  et  nous  amenons  enfin  dans  la  première 
antichambre,  un  malheureux  domestique  mouillé 
jusqu'aux  os,  crotté  par-dessus  la  tête,  qui  nous 
demande  s'il  est  dans  la  route  d'Orléans,  et  s'il 
lui  reste  bien  du  chemin  à  faire  pour  arriver 
dans  cette  ville. 

—  Beaucoup  ;  et  d'où  venez-vous  ? 

—  De  Lyon,  nous  allons  à  petites  journées  à 
Paris  ;  mon  maître  qui  me  suit  avec  sa  femme  a 
voulu  passer  par  la  route  d'Orléans,  et  ce  mau- 
dit caprice  est  cause  que  nous  voilà  perdus.  Je 
connais  l'autre  chemin,  point  du  tout  celui-ci... 
La  nuit  est  venue...  Un  temps  du  diable,  mar- 
chant en  tête  de  la  voiture,  j'ai  égaré  le  postillon 
qui  me  suivait,  parce  que  je  m'égarais  moi- 
même,  et  nous  voilà  à  présent  je  ne  sais  oii. 

—  Chez  d'honnêtes  gens. 

—  Je  le  vois  bien,  mais  nous  aimerions  mieux 
être  à  l'auberge  ;  parce  que  mon  maître  qui 
voyage  incognito,  entendez-vous,  ne  veut  gêner 
personne^  et  il  n'acceptera  sûrement  jamais 
l'asile  que  vous  allez  avoir  la  politesse  de  lui 
ofinr. 

—  Et  où  est-il  votre  maître .'' 

—  A  deux  cents  pas  d'ici,  au  coin  de  l'avenue; 


2^2  ALINE 

s'il  )'  avait  eu  seulement  une  chaumière,  il  s'y 
serait  arrêté  ;  mais  il  n"y  a  que  des  arbres,  il 
m'a  envoyé  devant  pour  tâcher  d'obtenir  quel- 
ques éclaircissements  sur  la  route  qu'il  nous  faut 
prendre. 

—  Allez  le  chercher,  lui  dit  le  comte,  et  dites- 
lui  que  madame  la  présidente  de  Blâment,  dans 
la  terre  de  laquelle  il  est,  serait  très  fâchée  qu'il 
ne  lui  fit  pas  l'honneur  de  venir  souper  chez  eile. 

—  Ma  foi,  monsieur,  vous  nous  rendez  la  vie; 
vivent  les  honnêtes  gens,  morbleu!  Si  j'étais 
tombé  dans  une  caverne  de  voleurs  on  ne  m'au- 
rait pas  tant  fait  de    politesse. 

Et  l'écuyer  fidèle  revole  vers  son  maître, 
pendant  que  le  comte  s'empresse  d'apprendre 
à  madame  de  Blamont  la  liberté  qu'il  vient 
de  se  permettre,  en  offrant  sa  maison  à  ces 
voyageurs  égarés.  Cette  femme  charmante  que 
l'on  sert  quand  on  lui  prépare  le  plaisir  de  faire 
une  bonne  oeuvre,  a,  comme  tu  crois,  sonné  bien 
vite  pour  donner  ses  ordres  :  on  a  allumé  des 
flambeaux,  et  on  a  couru  au-devant  de  la  voi- 
ture pour  la  conduire  plus  sûrement  à  la  maison. 
Un  quart  d'heure  après,  les  portes  du  salon  se 
sont  ouvertes,  et  nous  avons  vu  paraître  un 
jeune  homme  d'environ  vingt-sept  ans,  nous 
présentant,  comme  lui  appartenant,  une  femme 
de  dix-sept  à  dix-huit  ans,  et  nous  offrant  l'un  et 


ET  VALCOUR  263 


l'autre  à  côté  des  traits  les  plus  doux  et  les  plus 
réguliers,  le  ton  le  meilleur  et  le  plus  honnête. 

—  Quelles  grâces  ne  dois-je  pas  rendre  à  la 
fortune,  madame,  a  dit  le  jeune  homme  à  la 
maîtresse  du  logis,  de  l'accident  qui  nous  arrive, 
puisqu'à  lui  seul  est  dû  le  bonheur  inespéré 
pour  moi  de  vous  offrir  mes  respects.  Je  ne  vous 
demanderais  qu'un  guide,  madame,  si  mes  che- 
vaux n'étaient  pas  rendus,  et  si  j'osais  ravir  à 
votre  cœur  le  charme  que  je  lui  vois  goûter  à 
l'hospitalité  qu'il  nous  donne.  Et  pendant  ce 
temps-là,  la  jeune  femme  s'exprimait  avec 
encore  plus  d'agrément  et  de  facilité.  Elle  était 
habillée  à  l'anglaise,  un  élégant  chapeau  de 
paille  sur  les  yeux,  la  taille  mince  et  bien  prise, 
de  très  beaux  cheveux  noirs,  négligemment  atta- 
chés par  un  ruban  rose,  une  vivacité  extraordi- 
naire dans  les  yeux:  le  nez  un  peu  aquilin,  de 
belles  dents,  de  très  jolis  détails,  et  une  finesse 
étonnante  dans  les  traits...  On  s'est  assis,  on  a 
jasé  un  instant,  et  on  s'est  mis  à  table... 

—  Vous  alliez  à  Paris,  monsieur,  a  dit 
madame  de  Blamont  au  jeune  homme? 

—  Non,  madame,  je  ramène  ma  femme  au 
sein  de  sa  famille,  dans  la  province  du  Mans,  et 
je  rejoins  mon  corps  après  l'y  avoir  laissée. 

—  Êtes- vous  des  nôtres,  a  dit  le  géntral 
Beaulé,  servez-vous  dans  la  cavalerie? 


264  ALINE 

—  Non,  monsieur,  je  suis  capitaine  au  régi- 
ment de  Navarre,  et  je  vais  le  retrouver  à  Calais, 
après  avoir  remis  ma  femme  entre  les  mains  de 
sa  mère  ;  nous  venons  de  voir,  en  Dauphiné,  un 
vieil  oncle  à  moi,  qui  voulait  nous  embrasser 
avant  de  mourir,  et  qui  nous  a  laissé  douze  mille 
livres  de  rente. 

Voilà  le  voyage  bien  payé,  a  dit  madame 

de  Senneval. 

—  Oui,  madame,  si  quelque  chose  pouvait 
payer  la  mort  des  gens  qu'on  aime  et  qui  nous 
tiennent  d'aussi  près. 

Au  dessert,  Léonore,  c'est  le  nom  de  cette 
charmante  aventurière,  a  eu  un  petit  moment 
de  vapeur;    Sainville,  son   époux,  a  volé  à  elle. 

—  Ne  vous  alarmez  pas,  madame,  a-t-il  dit 
à  madame  de  Blamont,  ce  sont  des  accidents  de 
jeune  femme,  qui  doivent  peu  surprendre  dans 
les  premières  années  d'un  mariage  ;  nous  vous 
demandons  la  permission  de  nous  retirer... 

Et  ils  sont  montés  tous  les  deux  dans  l'appar- 
tement qui  leur  était  destiné.  Comme  Léonore 
n'a  point  de  femme  avec  elle,  madame  de  Bla- 
mont lui  a  envoyé  les  siennes;  elle  les  a  remer- 
ciées très  honnêtement,  et  ne  s'en  est  point  servi. 

Revenus  tous  du  premier  étonnement  de  cette 
aventure,  il  nous  a  été  impossible  de  ne  pas 
entrevoir  des  contradictions  dans  le  récit  de  nos 


KT  VALCOUJi  26  = 


voyageurs;  d'abord  le  valet  nous  dit  qu'ils  vien- 
nent de  Lyon,  et  qu'ils  vont  à  Paris.  —  Le  maî- 
tre, ou  qui  oublie  l'ordre  donné  à  son  valet,  ou 
qui  a  peut-être  négligé  de  lui  en  donner  un, 
nous  assure,  au  contraire,  que  c'est  du  Dauphiné 
qu'il  vient,  et  que  c'est  vers  le  Maine  que  leurs 
pas  se  dirigent.  La  tournure  de  la  jeune  per- 
sonne nous  parut  d'ailleurs  un  peu  suspecte.  Elle 
a  le  ton  gracieux  et  poli,  sans  doute,  l'air  de 
l'excellente  éducation  ;  mais  en  l'examinant  un 
peu  mieux,  on  voit  qu'il  y  a  plus  d'art  que  de 
nature  dans  ce  qui  lui  donne  les  dehors  de  la 
bonne  compagnie.  Ses  manières  sont  étudiées, 
ses  gestes  arrangés,  sa  prononciation  belle,  mais 
aftectée  ;  elle  est  compassée  dans  ses  mouve- 
ments, et  au  travers  de  tout  cela,  cependant,  on 
trouve  de  la  candeur  et  de  la  modestie.  Le  jeune 
homme  est  d'une  très  jolie  figure,  brun,  un  peu 
hâlé,  lestement  fait,  de  très  beaux  yeux,  les  che- 
veux superbes  ;  son  ton  est  moins  maniéré  que 
celui  de  la  personne  qui  l'accompagne,  mais  on 
voit  qu'il  connaît  celui  du  monde,  et  qu'il  a  tout 
ce  qu'il  faut  pour  y  réussir.  Au  milieu  de  nos 
combinaisons,  le  comte  chercha  le  nom  de  Sain- 
ville  dans  l'état  du  régiment  de  Navarre,  et  ne  le 
trouva  point.  Nos  soupçons  redoublèrent... Nous 
demandâmes  l'ordre  qu'ils  avaient  donné  à  leurs 
gens.  Ils  leurs  avaient  dit  de  s'informer  de  Tins- 


2  66  ALINE 

tant  où  madame  de  Elamont  serait  visible  le 
lendemain  matin,  d'entrer  chez  eux  une  heure 
avant,  et  qu'ils  partiraient  immédiatement  après 
avoir  pris  congé  de  la  maîtresse  du  château. 

—  Parbleu,  dit  le  comte  de  Beaulé,  ce  sont  là 
deux  aventuriers,  je  le  parie  ;  il  faut  qu'ils  nous 
payent  l'hospitalité  par  le  récit  de  leur  histoire. 

Un  moment,  par  délicatesse,  madame  de  Blâ- 
ment s'oppose  à  ce  projet;  elle  craignait  que 
cela  ne  les  fâchât. 

—  Plus  il  y  a  de  contradictions  dans  ce  qu'ils 
disent,  plus  il  est  clair,  objectait-elle,  que 
leur  intention  est  de  se  cacher;  le  valet  en  est 
convenu  ;  il  nous  a  dit  que  son  maître  voyageait 
mystérieusement;  ne  les  contraignons  pas  à  nous 
avouer  leur  secret.  Cette  hospitalité  que  nous 
leur  accordons  ne  nous  oblige  qu'à  des  égards... 
nous  y  manquerons,  ce  me  sem^ble,  en  les  forçant 
de  se  dévoiler. 

— -  Mais  il  ne  s'agit  que  de  leur  proposer,  a  dit 
madame  de  Senneval;  si  cela  les  afflige,  nous 
les  laisserons  partir  sans  leur  en  parler  davan- 
tage :  et  si,  dans  un  cas  contraire,  ils  viennent  à 
y  consentir,  pourquoi  nous  priver  de  cet  amuse- 
ment ? 

Eugénie  proposa  de  faire  questionner  leurs 
gens,  mais  madame  de  Blamont  ne  le  voulut  pas; 
et  définitivement  la  résolution   prise  fut,  que  la 


ET  VALCOUR  IlGy 


maîtresse  du  logis  irait  elie-méme  voir  la  jeune 
femme  le  lendemain  matin  ;  qu'elle  commence- 
rait par  l'inviter  à  se  reposer  quelques  jours  à 
Vertfeuille;  qu'insensiblement  elle  lui  laisserait 
apercevoir  l'intérêt  qu'elle  aurait  de  la  connaître 
plus  particulièrement...  ]Mais  timide  comme  tu 
la  sais,  elle  n'osa  jamais  faire  cette  visite  seule, 
et  je  fus  choisi  pour  l'y  accompagner.  Comme 
elle  avait  fait  dire  exprès  qu'il  ferait  jour  chez 
elle  à  neuf  heures,  afin  d'être  sûre  de  les  trouver 
levés  à  huit  et  demie,  nous  y  passâmes  à  cette 
heure  :  leur  toilette  était  achevée,  et  ils  se  pré- 
paraient à  descendre...  Ils  témoignèrent  com- 
bien ils  étaient  honteux  d'ctre  prévenus.  Les 
politesses  furent  réciproques  de  part  et  d'autre. 
Madame  de  Blamont  engagea  la  conversation 
avec  beaucoup  d'adresse  ;  le  mari  et  la  femme, 
tous  deux  rem.plis  d'esprit,  la  devinèrent,  et  loin 
de  se  refuser  à  ce  qu'on  paraissait  désirer  d'eux, 
ils  témoignèrent,  sans  la  moindre  contrainte, 
qu'ils  étaient  trop  heureux  de  pouvoir  recon- 
naître, par  une  aussi  faible  marque  d'obéissance, 
toutes  les  attentions  dont  on  les  comblait. 

—  N'imaginant  pas  que  nous  pouvions  vous 
intéresser  à  ce  point,  madame,  dit  Sainville, 
vous  nous  pardonnerez  d'avoir  un  peu  déguisé 
le  vrai  en  arrivant  hier  chez  vous.  Il  est  des 
choses  que  l'on  peut  cacher,  sans  offenser  en  rien 


2  68  ALINE   ET  VALCOUR 

ceux  avec  qui  l'on  les  déguise;  en  ne  nous  refu- 
sant point  aujourd'hui  aux  éclaircissements  que 
vous  exigez,  peut-être  serons-nous  même  encore 
contraints  à  quelques  restrictions;  mais  comme 
elles  ne  diminueront  en  rien  la  singularité  de 
nos  récits,  vous  nous  les  pardonnerez,  madame, 
bien  sûre  que  l'exactitude  la  plus  entière  guidera 
tous  nos  autres  détails... 

Contente  de  ce  qu'elle  obtenait,  madame  de 
Blamont  n'osa  pas  appuyer  davantage;  et  il  fut 
convenu  que  l'on  ferait  un  déjeuner  dînatoire, 
qui,  nous  formant  une  plus  grande  journée,  nous 
donnerait  le  temps  de  prêter  toute  notre  atten- 
tion aux  aventures  que  nous  devions  entendre. 
On  se  mit  donc  à  table  de  très  bonne  heure, 
et  dès  que  l'on  fut  rentré  dans  le  salon,  la 
compagnie  s'étant  rangée  en  demi-cercle  au- 
tour de  ces  deux  jeunes  personnes,  Sainville 
commença  son  récit  dans  les  termes  suivants. 

Le  courrier  part,  l'heure  presse,  tu  permettras, 
mon  cher  Valcour,  que  ce  long  détail  fasse  le 
sujet  de  ma  prochaine  lettre,  et  je   t'embrasse. 


FIN    DU    TOME    PREMIER. 


TABLE  DES  MATIÈRES 

TOME    PREMIER 


PAGES 


AVANT-PROPOS V 

AVIS  DE  l'Éditeur ix 

ESSENTIEL    A    LIRE XV 

Lettre  Première.  Déterville  à  Valcour  .  i 

Lettre  IL  Aline  à  ValcoiLV 7 

Lettre  III.  Valcour  à  Aline     ....  13 

Lettre  IV.  Aline  à  Valcour 19 

Lettre  V.  Valcour  à  Aline 24 

Histoire  de  Valcour 25 

Lettre  VI.  Aline  à  Valcour     ....  46 

Lettre  VII.  Déterville  à  Valcour  ...  49 

Lettre  VIII.  Valcour  à  Déterville      .     .  53 
Lettre  IX.  Le  Président  de   Bl amont  à 

Dolbourg 56 

Lettre  X.  Aline  à  Valcour 60 


TABLE    DES    MATIERES 


Lettre  XL  Valcour  à  Aline  ....  65 
Lettre  XIL  iV"""  de  Blamont  à  Valcotiv.  67 
Lettre  XIIL  Alinéa  Valcour  ....       71 


75 
77 
84 
85 


Lettre  XIV.  Valcoitr  à  Aline  . 
Lettre  XV.  Déterville  à  Valcour 
Lettre  XVL  Déterville  à  Valcour 

Histoire  de  Sophie     . 

Lettre  XVIL  Déterville  à  Valcour    .     .  107 

Lettre  XVIIL  Déterville  à  Valcour  .     .  124 

Lettre  XIX.  Valcour  à  Déterville.     .     .  134 

Lettre  XX.  Valcour  à  Aline    .     .     .     .  138 

Lettre  XXL  Déterville  à  Valcour.     .     .  142 

Lettre  XXH.  Aline  à  Valcour.     .     .     ,  158 

Lettre  XXIIL  Déterville  à  Valcour  .     .  i6r 

Lettre  XXIV.  Valcour  à  Déterville  .     .  197 

Lettre  XXV.  Valcour  à  Aline.     .     .     .  217 
Lettre  XXVI.  Le  Président  de  Blamont 

à  Dolbourg 221 

Lettre  XXVII.  M""^de  Blamont  à  Valcour  227 

Lettre  XXVIII.  Aline  à  Valcour  .     .     .  241 
Lettre  XXIX.  Le  chevalier  de  Meilcourt 

à  Déterville 246 

hETTRE  XXX.  M"^*^  de  Blamont  à  Valcour  248 

Lettre  XXXI.  Valcour  à  M'^'^de  Blamont  250 

'LetikhXXXII.  Valcour  à  Aline     .     .     .  253 

Lettre  XXXU.l.M'»''dc Blamont àValcour  255 

Lettre  XXXIV.  Déterville  à  Valcour.     .  25  g 


TABLE    DES    MATIERES  271 


TOMF    DEUXIEME 

PAGES 

Lettre  XXXV.  Dcterville  à  Valcour  .     .  i 

Histoire  de  Sainville  et  de  Léonore  i 

Histoire  de  Zamé iSi 

TOME    TROISIÈME 

Lettre  XXXVL  DéterviUe  à  Valcour .     .  i 
Lettre  XXXVIL  Le  Président  dcBlamont 

à  Dolboiirg 20 

Lettre  XXXVIIL  DéterviUe  à  Valcour  .  27 

Histoire  de  Léonore 27 

Le  Crime  du  sentiment 289 

Suite  de  l'Histoire  de  Léonore.     .  313 

TOME    QUATRIÈME 

Lettre  XXXIX.  DéterviUe  à  Valcour  .     .  i 

Lettre  XL.  Valco7ir  à  M"""  de  Blamoni    .  21 

Lettre  XLL  M'"''  de  Blâmant  à  Valcour  .  26 

Lettre  XLIL  Aline  à  Valcour    ....  30 

Lettre  XLlll.  Aline  à  Valcoitr    .     .     .     .  3S 
Lettre  XLIV.  Le  Président  de  Blaniont  d 

Dolbourg 42 

Lettre  XLV.  M'"'-  de  Blaniont  â  Valcour  .  5 1 

Lettre  XLVL  Valcour  à  i¥'"''  de  Blaniont.  66 

Lettre  XLVIL  M"^^  de  Blaniont  à  Valcour  7g 

Lettre  XLVIIL  Léonore  à  AL""  de  Blaniont  83 

Lettre  XLIX.  Sophie  à  M"'^  de  Blâmant   .  87 


273  TABLE    DES    MATIERES 


Lettre  L,  M'^^'^  de  Blamont  à  Valcour  .  96 
Lettre  Ll.  Valcour  à  M"^^  de  Blauiont  .  100 
Lettre  LIL  Le  Président  de  Blamont 


Dolbourg . 


Lettre  LIIL  Déterville  à  Valcour  .     . 
Lettre  LIV.  Valcour  à  M"^°  de  Blamont 
Lettre  LV.  Aline  à  Valcour 
Lettre  LVL  i\/'*'^  de  Blamont  à  Valcour 
Lettre  LVIL  A  madame  de  Blamont. 
Lettre  LVIIL  M'^^^  de  Blamont  à  Valcour 
Lettre  LIX.  M'"''  de  Blamont  à  Valcour 
Lettre  LX.  Valcour  à  M""'  de  Blamont 
Lettre  LXL  Valcour  à  Aline    .  '  . 
Lettre  LXIL  M "^^  de  Blamont  à  Valcour 
Lettre  LXIIL  Ali^ie  à  Valcour     .     . 
Lettre  LXIV.  Le  Président  de  Blamont  à 
Dolbourg 


Lettre  LXV.  Valcour  à  Déterville  . 
Lettre  LXVL  Aline  à  Valcour.  .  . 
Lettre  LXVIL  Déterville  à  Valcour  . 
Lettre  LXVIIL  Julie  à  Déterville.  . 
Lettre  LXIX.  Aline  à  Déterville  .  . 
Lettre  LXX.  Aline  aux  mânes  de  sa  mer 
Lettre  LXXL  Aline  à  Valcour. 
Lettre  LXXIL  Valcour  à  Déterville  . 
Note  de  l'Editeur 


108 
114 
116 


125 
128 

137 
144 

152 
154 
157 
159 

i65 
173 
187 

195 
249 
282 
286 
290 
300 
303 


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